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Il est souvent trop tard lorsqu’on lit ces mots

Il est souvent trop tard lorsqu’on lit ces mots

Un cri pour la justice, la reconnaissance de l’autisme chez les femmes, et la révolte contre l’austérité dans les soins de santé.

Flandres | Belgique | sur https://stuut.info

Je ne suis pas un adepte des titres racoleurs comme celui-ci. Mais la vie de ma sœur est en jeu, et à travers elle les conditions de travail de milliers d’infirmier.es et d’aides-soignant.es, ainsi que la sécurité et la confiance en la justice d’autant de victimes de crimes et d’agressions sexistes et sexuels.

Je m’appelle Mathieu. Je suis le frère d’A., un être courageux, drôle, un poil sauvage et doté d’une grande tendresse. Pourtant, aujourd’hui, ma sœur est à bout. Elle n’en peut plus de se battre pour obtenir des soins psychiatriques à peu près adaptés, elle n’en peut plus de se chamailler pour recevoir la moindre information sur l’état de l’enquête ouverte à la suite du dépôt de sa plainte pour abus sexuel. La détresse de ma sœur a été causée et aggravée par trois « absences » : absence de Justice, malgré les années de violences qu’elle a enduré de la part de nos parents ; absence de diagnostic et de suivi appropriés de sa condition autistique, due à la persistance de stéréotypes sexistes au sein du corps médical ; et enfin, absence de soins psychiatriques adaptés dans un pays où le secteur hospitalier est au bord du gouffre en raison des multiples cures d’austérité que les gouvernements précédents ont imposé à la population.

Le spectre autistique et la femme invisible

Ma sœur a été admise en psychiatrie pour la première fois dans un hôpital français en 2017, lorsqu’on lui a diagnostiqué un trouble borderline et un problème d’addiction, faisant suite à sa première tentative de suicide. Ce diagnostic a ensuite été remis en cause, et après avoir passé une série de tests neurologiques dans un centre spécialisé, ma sœur a découvert qu’elle présentait un TSA, un trouble du spectre autistique.
Il n’est toutefois pas anodin qu’elle ait été mal diagnostiquée au cours de ces premières années, et que par conséquent elle se soit retrouvée dans les mauvais départements hospitaliers. En effet, l’autisme est encore mal repéré chez les femmes qui, dans notre société, sont obligées de se montrer discrètes et de se taire lorsque les choses ne vont pas. Les spécialistes, comme la maîtresse de conférence Muriel Salle, affirment sans ambages : « Pendant longtemps on n’a pas repéré de femmes autistes. Dans le champ de l’histoire de la médecine on peut confirmer que les troubles du spectre de l’autisme (TSA) ont été construits comme un trouble masculin », dit Salle. « Les psychiatres Léo Kanner (en 1943) et Hans Asperger (en 1944) sont très connus pour leurs travaux sur l’autisme. Leurs premières études de cas portaient quasi exclusivement sur des garçons […] On parle alors d’androcentrisme : il s’agit d’un biais théorique et idéologique qui consiste à adopter un point de vue masculin sur le monde, sa culture et son histoire, marginalisant ainsi culturellement les femmes » [1].
Il faut également tenir compte du regard de la société vis-à-vis des personnes autistes en général, qui peut aller d’une attitude simplement méprisante, à un regard condescendant et paternaliste qui les traite systématiquement comme des « simples d’esprit ». Selon le magazine américain Medical News Today, « Les individus avec un TSA peuvent être confrontés à une stigmatisation et à une discrimination sur le lieu de travail […] Les personnes ayant des TSA connaissent généralement des taux élevés de chômage ou de sous-emploi. Cela peut être dû à plusieurs facteurs, notamment à la réaction négative des employeurs face aux caractéristiques comportementales, sociales et de communication communes aux personnes présentant des TSA. Dans une revue d’études réalisée en 2012, les auteurs ont noté que seuls 6 % des personnes ayant un TSA avaient un emploi compétitif après avoir quitté l’école. Dans une étude de 2014, les auteurs ont noté un taux d’emploi de 18 % chez les adultes autistes dans une étude menée au Royaume-Uni » [2].
Ce mépris général, associé à la discrimination à l’égard des femmes mentionnées plus haut, a conduit à ce qu’aujourd’hui encore, et malgré les progrès dans le domaine médical et la recherche scientifique, les diagnostics restent difficiles à poser, en particulier pour les femmes.

Des pieds d’hommes qui salissent le Parquet

Après avoir vécu sous le joug de mes parents pendant tant d’années, j’ai été le premier à avoir tranché le nœud gordien, et, après une tentative infructueuse d’entamer une conversation au sein de la famille, j’ai coupé tout contact avec eux en 2020. Je me suis pleinement rendu compte de l’emprise dans laquelle nous nous trouvions, lorsqu’en décembre 2020 ma sœur et moi avons reçu par SMS une énième photo de nos parents nus, et que nous en avons parlé ensemble pour la première fois, arrivant à la conclusion que les choses ne pouvaient plus continuer ainsi. Il est tout sauf étonnant qu’il nous ait fallu du temps pour nous libérer de cette emprise de plus de 25 ans, exercée par nos parents.
En novembre 2021, le courage était au rendez-vous, et ma sœur et moi déposions une plainte auprès de la police. Un avocat fut désigné pour défendre notre dossier en tant que partie civile, et l’on espérait que comme notre frère, encore mineur, vivait toujours à la maison, le bureau du procureur agirait rapidement. Il convient également de rappeler qu’un mois auparavant, je m’étais rendu dans un centre de la protection de l’enfance pour demander s’ils étaient en mesure de faire quelque chose pour notre situation familiale. La réponse ne se fit pas attendre : tant que la police n’était pas engagée sur l’affaire, rien ne pouvait être fait pour notre frère. Hélas, deux ans après le dépôt de notre plainte, le parquet n’est toujours pas intervenu de manière concluante, contribuant ainsi indirectement à nous mettre en danger, mon frère, ma sœur et moi-même. Pire encore, tout avait été fait pour rendre l’interdiction de contact entre ma sœur et mes parents quasiment impossible à obtenir. Voilà pour le moins le signe d’un profond désintérêt à l’égard de notre plainte. Un désintérêt aux conséquences désastreuses : les techniques « classiques » d’intimidation de nos parents pouvaient continuer à rendre, ma sœur et moi, la vie impossible.
A ce jour, il n’y a toujours pas de nouvelles du parquet, toujours pas de perspective de procès. Cependant, la question n’est pas de savoir si la justice fait traîner l’affaire parce qu’il s’agirait, « après tout », que d’une affaire « banale » de viol et d’agressions sexuelles. Car il en va autrement que d’un simple « sentiment » d’impuissance, d’une « impression » d’être abandonnée par la Justice. Selon Amnesty International, « une centaine de personnes sont violées en moyenne chaque jour en Belgique ». Malgré cela, « entre 2010 et 2017, 53% des affaires de viol ont été classées sans suite par le parquet » [3]. Cependant, « en plus du manque de preuves ou d’un auteur identifié, on retrouve dans les données disponibles, plusieurs autres raisons expliquant le classement sans suite des affaires de mœurs. Dans plus de 400 cas, par exemple, il est question de ‘manque de capacité d’enquête’. Pour 128 cas, il s’agit d’‘autres priorités’. Dix affaires ont été abandonnées au cours des cinq dernières années parce que l’accusé bénéficiait de l’immunité et ne pouvait donc pas être poursuivi » [4]. Nous avons affaire ici à un système judiciaire qui, par manque de volonté mais surtout de ressources, se range délibérément du côté des auteurs des délits et crimes en question – en grande majorité des hommes en position de pouvoir.
Ce qui devrait vraiment nous faire réfléchir, c’est pourquoi aucun lien n’est jamais fait, dans les médias ou dans le débat politique, entre le traitement défaillant voire absent d’affaires comme celle-ci – qui concernent des crimes à caractère sexuel – et une affaire tragique comme celle de Sanda Dia, dont le procès a mis le doigt sur ce que l’on peut appeler sans hésitation une justice de classe. La tentation est grande, dans le cas du meurtre de Sanda Dia et du viol de ma sœur, de traiter chaque affaire séparément et d’en faire des « scandales » majeurs quoiqu’exceptionnels, qui en dernier ressort protègent le système plutôt que de le critiquer.

Pour autant, cet article n’est pas un appel au durcissement des peines encourues pour les délits sexuels en général – au contraire, les études montrent que plus la peine est lourde, moins les victimes sont enclines à porter plainte, étant donné qu’une grande partie des affaires de crimes et de délits sexuels impliquent des proches de la victime, qui n’ont pas forcément envie de voir leurs agresseurs disparaître derrière les barreaux. Ce à quoi aspire cet article, c’est une justice véritablement soucieuse de la sécurité des victimes dès le premier jour. Or, un tel système judiciaire ne verra le jour que lorsque le peuple, exploité et opprimé de toutes parts, cessera de se laisser faire et commencera à se défendre collectivement.

Tournant de la rigueur

Pendant que nous attendons patiemment un appel du tribunal, la situation de ma sœur en matière de soins ne s’améliore pas, bien au contraire. Comme il a été dit plus haut, ma sœur est hospitalisée depuis 2017. Cela représente huit longues années, douze hôpitaux surchargés et des centaines de soignants courageux. L’absence persistante de soins appropriés est largement due au fait qu’aucun des centres psychiatriques existants en Flandre ne traite et encadre à la fois l’autisme et le stress post-traumatique. Depuis plusieurs années, ma sœur, ses médecins et moi-même recherchons activement des structures hospitalières qui correspondent au profil de patient·e·s comme ma sœur, où l’on traite les séquelles de ses traumatismes tout en adaptant la vie individuelle et collective aux besoins de sa condition de personne autiste (stabilité, tranquillité, routine bien définie, etc.). Entre-temps, dans notre « meilleur des mondes » où les services sociaux comme celui du système hospitalier s’effondrent, ma sœur est envoyée d’un centre psychiatrique à l’autre, comme un colis DHL dépourvu de destination finale. Ou, comme elle le dit elle-même, « comme un rat dans une cage » envoyé « d’un pilier à l’autre »…

C’est ici que nous touchons à un autre exemple de la manière dont les décisions politiques prises à un haut niveau se manifestent dans la vie quotidienne des personnes dans le besoin. Ainsi, revenons brièvement sur les politiques néolibérales d’austérité menées par les gouvernements passés et actuels. Le lent démantèlement de la sécurité sociale et le sous-investissement sciemment organisé dans d’autres secteurs publics utiles – tels que les transports publics, le logement social, les refuges pour les sans-abri et les migrants, les garderies pour enfants – n’est pas le seul fait du dernier gouvernement Michel et de l’actuelle coalition Vivaldi. Le « tournant de la rigueur », comme on l’appelle en France – et qu’on pourrait reformuler comme « retour des mesures d’austérité » – remonte au début des années 1980. En Belgique, ce « tournant » est fortement associé au gouvernement Martens III, dont la loi du 8 août 1980 inaugura les politiques néolibérales dans le secteur des soins de santé. En effet, durant les débats parlementaires il fut indiqué qu’« en période de crise économique, les besoins sociaux augmentent, tandis que les recettes de la sécurité sociale diminuent nécessairement, en raison du chômage » [5]. Mais même un fonctionnaire des finances publiques au cœur froid ne peut considérer comme légitime la justification alors invoquée pour réduire les droits sociaux des citoyens, à savoir l’excuse devenue monnaie courante selon laquelle on vivrait en période de « crise ». Depuis la seconde moitié des années 1970, une part croissante de la richesse créée a fini sur les comptes privés des dirigeants et des actionnaires des multinationales. Ce sont des milliards d’euros qui auraient pu être taxés, permettant ainsi de financer la sécurité sociale et d’autres dépenses publiques. Ainsi seulement les travailleurs – qui financent la prospérité par leur labeur – auraient été un peu moins lésés par la « crise » provoquée par les patrons des grandes entreprises.
Mais revenons à notre époque et au sujet qui nous intéresse ici : le secteur des soins de santé en Flandre et en Belgique anno 2015-2023. Lors de la dernière législature fédérale, la ministre de la santé de l’époque, Maggie de Block, mit en œuvre un plan de fermeture quasi systématique des centres de resocialisation non ambulatoires, c’est-à-dire des centres de resocialisation offrant des soins 24 heures sur 24 aux patients les plus vulnérables, dont la situation familiale ne permet pas de les héberger en dehors de la structure psychiatrique proprement dite. En 2019, la Fédération des maisons médicales de Bruxelles-Wallonie avait critiqué, dans un article, les pratiques néfastes résultant de l’article 107 de la loi hospitalière introduite par De Block : « Si nous sommes favorables à ce ‘virage ambulatoire’, nous déplorons toutefois que les réformes qui sont censées y mener aient été pensées à l’envers. Les projets pilotes ‘hospitalisation à domicile’ […] créent une situation où l’hôpital ‘descend en ville’ plutôt qu’une première ligne qui monte en puissance, car ils ne se sont accompagnés d’aucun transfert de fonds vers la première ligne qui est censée recevoir et organiser toutes ces tâches » [6]. Malheureusement, avec l’entrée en fonction du nouveau gouvernement centriste du Premier ministre De Croo en 2019, les directives n’ont pas été inversées et les centres sont restés fermés…
Comme il a été dit, ces mesures d’austérité ne sont pas une nouveauté. « Depuis les années 1980, le gouvernement tente d’encourager l’emploi en réduisant le coût du travail, et cela reste le leitmotiv aujourd’hui. Un exemple récent est la réduction générale des charges dans le cadre du ‘tax shift’, où les cotisations sociales des employeurs ont été réduites dans l’espoir que de nouveaux emplois seraient créés grâce à cette réduction des coûts salariaux et à l’amélioration de la position concurrentielle par rapport aux pays voisins. Cependant, il n’y a guère de preuves que de telles réductions d’impôts créent effectivement plus d’emplois. La conséquence, c’est que les recettes de la sécurité sociale diminuent » [7]. Pas d’emplois donc, mais de l’argent dans les caisses des grandes entreprises. L’état de délabrement – aussi total que devenu banal – du système hospitalier nous est revenu en pleine figure en 2020, lorsqu’un médecin urgentiste liégeois avait poussé un cri de rage contre l’appel hypocrite du gouvernement à applaudir le personnel soignant lors de l’épidémie de corona : « je ne supporte pas les gens qui applaudissent : les hôpitaux n’ont pas attendu le Covid-19 pour être dans la galère, en surbooking permanent » [8].
Les conditions de travail difficiles pèsent donc lourdement sur les épaules du personnel, ce qui a provoqué une épidémie de burn-out chez les infirmier.es. Selon une étude du professeur Lode Godderis de la KU Leuven, 1 infirmier sur 13 souffrirait d’épuisement professionnel. [9] Un rapport du Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé précise même qu’un infirmier sur cinq serait menacé de burn-out. [10] En juin dernier, les syndicats ont enfin pris les choses en main en appelant à une grande manifestation à Bruxelles qui a rassemblé jusqu’à 10.000 personnes. [11] Mais il va falloir aller plus loin pour éviter que la Rue de la Loi ne fasse une énième fois la sourde oreille à l’appel au secours du secteur des soins de santé.
Concrètement, tout ceci s’est traduit par la fermeture, il y a quelques mois, d’un département entier du centre psychiatrique où réside ma sœur, en raison d’un nombre trop important de membres du personnel partis en burn-out car ne supportant plus de maltraiter des patients par manque de moyens. Sans parler des manifestations quotidiennes plus subtiles de cette situation de détresse, comme les infirmier.es qui éclatent en sanglots au téléphone lorsque je demande des nouvelles de ma sœur, ou les patients qui, en demandant un « lit de repli » afin de s’éloigner un moment du brouhaha hospitalier, obtiennent une chambre… sans lit (!) parce qu’il n’y a tout simplement plus de lits.
La folie austéritaire décrite ci-dessus a entraîné une situation dans laquelle ma sœur ne sait plus où aller au sein du secteur public des soins de santé. En attendant, sa souffrance ne s’arrête pas. La situation est si grave, si douloureuse, que l’euthanasie a fini par lui sembler être son seul et dernier recours.

La Belgique accorde le droit à la dignité dans la mort, mais que signifie exactement la demande d’une telle « dignité » par des personnes qui n’ont pas droit à la dignité dans la vie ? Comment l’euthanasie peut-elle être une option juridiquement et moralement acceptable pour les gens si toutes les options et les ressources ne sont pas mises à disposition pour leur offrir une qualité de vie digne ? Droit à la dignité dans la mort : oui ! Mais le droit à la dignité dans la vie d’abord.
Le titre de cet article est « Il est souvent trop tard lorsqu’on lit ces mots ». Moi-même et tous ceux et toutes celles qui aiment la personne merveilleuse que j’ai l’honneur d’avoir comme sœur, nous espérons, justement, qu’il ne soit pas trop tard – que des changements puissent survenir à la fois au niveau individuel et au niveau de la société dans son ensemble. Nous y travaillons ensemble avec acharnement. Voilà pourquoi nos bras sont grands ouverts à tous ceux et toutes celles qui souhaitent nous aider dans cet effort. Car ce n’est qu’ensemble, à travers la lutte collective pour des droits sociaux nouveaux et meilleurs, que nous pourrons nous offrir mutuellement la dignité dans la vie comme dans la mort.

Voir en ligne : Version néerlandophone

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