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Antiracisme, féminisme : qui sont les « premiers concernés » ?

Antiracisme, féminisme : qui sont les « premiers concernés » ?

Le concept de « premiers concernés » a émergé en réponse à l’invisibilisation, voire l’exclusion des personnes discriminées, dans les milieux militants, en particulier antiracistes et féministes. Réflexions sur ce concept avec le le militant antiraciste et chercheur Joao Gabriel.

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Dans les milieux militants, en particulier antiracistes et/ou féministes, le concept de « premiers concernés » connaît depuis quelques années un véritable engouement. Il a émergé en réponse à l’invisibilisation, voire l’exclusion des personnes discriminées au sein de groupes pourtant constitués en vue de mettre fin à ces injustices.

Contre la dépossession de leurs histoires, de leurs savoirs, de leurs expériences, les « premiers concernés » entendent aujourd’hui jouer un rôle central dans la mise en place des stratégies et la formulation des discours au sein des luttes contre les discriminations qui les concernent.

Mais que veut véritablement dire « être concerné » ? Est- ce une catégorie uniquement identitaire ? Cela suffit-il à déterminer une orientation politique ? Que faire des personnes qui ne sont pas concernées ? Afin d’explorer ces enjeux majeurs pour penser l’émancipation et mener les luttes sociales en cours et à venir, la Revue du Crieur s’est entretenue avec le militant antiraciste et chercheur Joao Gabriel.

La Revue du Crieur : Pour ouvrir cette discussion, pouvez-vous nous donner une définition de« personne concernée » ou « premier concerné » ?

Joao Gabriel : Ces notions me semblent relever de deux dynamiques ambivalentes. D’un côté, se dire « concerné » ou « premier concerné » fait partie des phénomènes multiples d’affirmation positive : il s’agit de s’affirmer en tant que sujet d’une question politique. De l’autre, paradoxalement à première vue, cela relève d’une dépolitisation continue de ces mêmes questions politiques : se dire « concerné » s’apparente parfois à une version « militante » d’un simple processus de développement personnel. Je m’arrêterai d’abord sur la première dynamique.

Parler de « premier concerné » ou de « personne concernée » renvoie, dans les usages militants, à des personnes qui pâtissent d’un rapport social, par opposition à celles qui en bénéficient. On peut expliquer le succès de ces expressions – relatif, tout dépend bien entendu des milieux politiques – par la dimension supposément « positive » qu’elles charrient, là où des termes tels que « victime », « minorité », « minorisé » insisteraient sur le « négatif ». Ces derniers donnent en effet l’impression de définir les sujets qu’ils désignent exclusivement par le tort qui les affecte. Au contraire, mobiliser l’expression « premier concerné » permet d’opérer un renversement : là, les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.

On comprend ce que cette expression a de séduisant car, en creux, elle dit également que ces sujets sont agissants, par contraste là encore avec les autres termes évoqués qui confinent à la passivité. Cela donne l’apparence d’une prise de pouvoir symbolique, avec tout de même ceci de paradoxal qu’il s’agit en fin de compte de faire sien le rapport social qui défavorise : « Cette problématique est à nous ! », voire « à moi ! ». Or je considère désormais que le racisme, par exemple, n’est pas mon affaire ni même celle des seuls afro-descendants. Il concerne celles et ceux qui en bénéficient comme celles et ceux qui en pâtissent.

L’expression « premier concerné », située dans des univers militants français bien insérés sur les réseaux sociaux, sans qu’ils ne s’y réduisent, s’inscrit au fond dans un mouvement dépassant les milieux où son emploi est fréquent : le refus de l’enfermement comme victime et l’affirmation des résistances. Pour le premier point, c’est ce qu’expriment par exemple d’autres expressions telles que « Africain réduit en esclavage » ou « esclavisé » qui, contrairement au terme d’« esclave », mettent en relief les processus violents qui ont débouché sur l’asservissement de ces personnes.

Pour le second point, cela renvoie à la catégorie de « nèg mawon », désignant les esclaves qui ont pris la fuite, et qui, dans les discours populaires antillais, tend à définir la condition esclave en tant que telle. C’est une construction qui permet notamment de revendiquer, pour les populations afro-descendantes des Antilles, la primauté, voire l’exclusivité, de l’abolition de l’esclavage.

Mettant à mal un récit eurocentrique qui réduit l’abolition à un acte de charité de la bonne France républicaine contre la mauvaise France monarchique et impériale, le discours sur le mawon et les révoltes fait de l’esclave une sorte de premier concerné, au sens d’acteur premier de sa libération.

Ainsi, bien que les contextes et registres diffèrent, je ne peux m’empêcher de voir des similitudes dans les façons de nommer les groupes subissant (défavorablement) une oppression, ici en lien avec l’histoire coloniale, esclavagiste et raciste. « Premier concerné » n’est en quelque sorte qu’une traduction particulière de cette dynamique, comme il en existe d’autres, elles aussi façonnées par des conditions spécifiques d’émergence et de circulation.

Justement, comment cette notion de « premier concerné » a-t-elle émergé dans le débat public français ?

J’ai rencontré cette notion lorsque je vivais en France, à Paris, dans les années 2010. Elle était notamment mobilisée afin de distinguer un antiracisme dit moral et un antiracisme dit politique. Le premier est caractérisé par l’importance accordée au racisme interindividuel, la désignation du « raciste » comme personne « ignorante » et la focalisation sur la responsabilité de l’extrême droite. Le second est tourné vers l’ensemble des structures qui produisent un rapport social dans lequel les non-blancs sont défavorisés.

Si cette opposition « moral » vs « politique » – qu’il faudrait d’ailleurs problématiser – a été popularisée dans le sillage du Parti des Indigènes de la République (PIR), la critique plus générale à laquelle renvoyait cette expression de « premier concerné » était partagée par un large spectre de mouvements de l’immigration et des banlieues, dont le MIB du même nom, le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), et bien d’autres.

Il s’agissait en particulier de se distinguer de SOS Racisme, tenu pour responsable d’un détournement des combats antiracistes dans les années 1980, bien que des personnes visées par le racisme aient elles-mêmes soutenu le mouvement. La manœuvre aurait servi les ambitions du Parti socialiste (PS) ainsi que des carrières individuelles, en plus de maintenir sous tutelle les populations arabes et noires.

Dans ce contexte, les « premiers concernés » par le racisme reprenaient ainsi la main sur les stratégies à mettre en place afin de lutter contre le racisme. Ce récit de l’histoire des luttes antiracistes en France a été central pour de nombreux militants et s’oppose, en quelque sorte, à un « roman national » de gauche.

C’est d’ailleurs pour cela que, dans un tout autre registre, j’ai pensé à la mise en avant de la catégorie du nèg mawon contre le récit eurocentré de l’abolition. Les abolitionnistes auraient été, vis-à-vis du marronnage et des révoltes, ce que SOS Racisme serait vis-à-vis de l’antiracisme dit politique : le visage « humaniste » du sabotage de la lutte pour l’émancipation, qui invisibilise les « premiers concernés » pourtant toujours en lutte contre les injustices qui pèsent sur leurs existences.

L’historien guadeloupéen Oruno Denis Lara, décédé en 2021, parlait ainsi de l’abolition telle que réalisée par les pouvoirs coloniaux comme d’une « liberté assassinée » – sa critique ne se limitait pas aux seuls abolitionnistes, mais pensait l’ensemble des acteurs affiliés au pouvoir colonial.

On retrouve des idées similaires chez des décoloniaux français – c’est-à-dire celles et ceux qui revendiquent de défendre un antiracisme politique – quant au rôle de SOS Racisme, et plus largement du PS, dans l’« assassinat » de la dynamique antiraciste du début des années 1980 : ici, la mise à mort du mouvement ne signifie aucunement sa disparition, mais plutôt sa cooptation, sa folklorisation et, point crucial pour notre discussion, sa dépossession.

Les arabes et les noirs auraient ainsi été maintenus comme des sujets passifs quémandant le soutien de la société blanche dont il faudrait accepter le paternalisme, supposément préférable au racisme, comme s’il ne s’agissait pas des deux faces d’une même médaille. Le fameux slogan de SOS Racisme « Touche pas à mon pote » en est la parfaite illustration.

La dépossession serait double : elle résiderait à la fois dans la composition sociologique du mouvement (qui en est membre ? qui y exerce quelles fonctions, et avec quel poids ?, etc.), et dans son contenu politique. SOS Racisme aurait alors contribué à réorienter les dénonciations du racisme en France et les multiples revendications politiques associées. Là encore, le parallèle avec la transition de l’esclavage à la liberté me semble fécond, toutes proportions gardées.

Des travaux comme ceux de Silyane Larcher ou Noémie Marie-Rose montrent bien que les conditions de la citoyenneté ainsi que la réorganisation de l’exploitation après l’abolition entraient en contradiction avec les aspirations d’afro-descendants quant au sens même de l’émancipation (accès à la terre, redéfinition radicale des relations de travail, droits politiques, etc.).

Selon vous, la notion de « premier concerné » traduit donc un bras de fer pour définir les conditions de l’émancipation ?

Effectivement, de la même manière d’ailleurs que dans d’autres expressions et slogans assez anciens, comme « Rien sur nous sans nous » ou « Ne nous libérez pas, on s’en charge ». On retrouve dans ces différentes expressions, à côté de l’importance de définir les conditions de sa propre émancipation, l’idée qu’il existe un « eux » et un « nous », des dominants et des dominés, mais aussi le fait que les entraves à l’émancipation ne viennent pas que de courants explicitement conservateurs ou réactionnaires : elles sont aussi le fait de courants se revendiquant du progrès, de la liberté, de l’égalité.

C’est un point très important dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage comme dans celle des mouvements antiracistes français des années 1980, que je viens d’évoquer. Dans ces deux scénarios, en dépit de différences hautement significatives que je n’ignore pas et ne minore pas non plus, on voit se dessiner un antagonisme autour de la notion d’émancipation. Pour schématiser, abolitionnistes comme partisans de l’antiracisme moral auraient contribué à imposer une lecture de l’émancipation qui garantirait l’ordre social plus large, consentant simplement à en modifier certaines modalités, précisément pour le pérenniser. À l’inverse, nèg mawons et activistes de l’antiracisme politique auraient investi la notion d’un contenu radical, au sens premier du terme, c’est-à-dire en s’attaquant à la racine de l’ordre inégalitaire. Il est ainsi courant d’entendre des décoloniaux français dire que l’analyse antiraciste proposée par SOS Racisme servait à pacifier les antagonismes entre blancs et non-blancs et à innocenter la République – donc à maintenir en l’état la structure racialement hiérarchisée de la société.

Ma politisation à l’antiracisme en France s’est faite avec cette mise en garde : la gauche n’est pas notre amie. Pire, elle ferait partie des faux amis. Elle prétend être de notre côté, mais en réalité, elle souhaite continuer à nous diriger, nous instrumentaliser, nous, les premiers concernés. Que cette expression soit ou non utilisée, l’idée qu’elle sous- tendait était largement partagée : il y a un nous, celui des cibles du racisme, qui a été dépossédé et qui doit se réapproprier le combat antiraciste.

Voilà l’histoire de l’antiracisme français de la fin du XXe siècle telle que je l’ai apprise en milieux militants. J’ai ensuite approfondi la connaissance de cette période avec les travaux de sociohistoire du chercheur Abdellali Hajjat.
L’idée de « premier concerné », quand elle était mobilisée, consistait à acter la rupture avec l’ère SOS Racisme, symbole du paternalisme de gauche. Attention, je ne dispas que tous ceux qui souscrivent à ce récit sur SOS Racisme utilisent cette notion, en revanche, c’est à travers ce récit que je l’ai découverte. Puis je l’ai vue reprise dans des mouvements féministes ou queer, ce qui signale des passerelles entre les mouvements, sans que je ne sois en mesure de dire dans quel sens cette circulation s’est opérée (d’un certain antiracisme à un certain féminisme, ou l’inverse ?).

Qu’en est-il aujourd’hui ? Cette notion fait-elle l’unanimité chez les militants ?

Non, au fil du temps, j’ai justement vu des personnes qui ont arrêté d’y recourir et ont commencé à en pointer les limites (j’en fais partie), même si elles continuaient à souscrire à l’idée de mettre les cibles de l’oppression au centre du combat afin de prévenir le détournement de celui-ci. Ce désaveu de la notion est partagé par des courants antiracistes comme des courants féministes, opposés sur certains sujets mais se rejoignant notamment sur la critique des politiques de représentation.

Ces dernières se déclinent de différentes façons et peuvent avoir pour objet d’enrichir les productions artistiques et cinématographiques de personnages habituellement sous-représentés (non blancs, LGBT, personnes handicapées, etc.). Mais la politique de représentation a aussi une déclinaison bien plus dommageable lorsqu’elle a pour objectif l’inclusion des groupes subalternes dans les sphères de pouvoir (grandes entreprises, hautes fonctions politiques, haut commandement de l’armée…), ce qui revient à valider celles-ci au mépris de la violence dont elles sont porteuses. Enfin, une autre version de la quête de représentation consiste à appeler à « donner la parole aux concernés » avec l’illusion que, grâce à cela, les problématiques sur le racisme, par exemple, seront mieux comprises et surtout mieux défendues.

Or, nous avons pu voir qu’il est parfois fait appel à des « premiers concernés » pour précisément représenter l’opposition au combat pour l’émancipation. Je songe ici à des figures comme la juriste et actrice Rachel Khan, qui a signé en 2021 l’essai Racée dans lequel elle dénonce entre autres les « crispations identitaires » et la « bienveillance inclusive », ou le policier Abdoulaye Kanté, auteur en 2022 d’un plaidoyer pour sa profession, Policier, enfant de la République, dans lequel il affirme sa « fierté d’être flic » et de « servir [s]on pays ». Tous deux utilisent paradoxalement le fait d’être noir comme un argument d’autorité en vue de désavouer l’antiracisme dit politique et d’accuser de racialisme celles et ceux qui revendiquent de faire de la condition noire un levier de politisation.

Mais selon moi, évoquer les « premiers concernés » entraîne d’autres problématiques que celle de l’(auto-)instrumentalisation. Comme je l’ai déjà dit, cette expression charrie l’idée que tel rapport social serait notre affaire parce qu’on le subit. Or, et c’est son principe même, un rapport social organise la relation entre des groupes sociaux, qui sont produits et reproduits par ce rapport. Il n’y a pas de noir sans blanc, par exemple. Le racisme crée ces deux groupes liés par une hiérarchie et un rapport antagoniste. En se concentrant sur les cibles, parler de « premier concerné » contribue vraiment à diluer ce rapport social, qui suppose au moins deux groupes.

Au-delà de ses limites, que vous venez d’évoquer, la notion de « premier concerné » pose donc une question centrale : qui est le sujet politique du militantisme ?

Oui, et disons-le : tout le monde est concerné par le racisme, avec la même importance, mais en le vivant évidemment de façon différente. Faire du racisme notre propriété n’est pas salutaire. Le paradoxe surgit d’ailleurs assez vite : des personnes reprochent autant aux blancs (ou aux hommes pour ce qui est du féminisme) de « prendre trop de place » que de laisser aux seuls « premiers concernés » la charge de gérer la question du racisme. Chaque développement possède sa propre logique. Il ne faut pas prendre trop de place parce que les dominés doivent se libérer eux-mêmes mais, dans le même temps, il est indispensable que les dominants se mobilisent pour que les dominés ne portent pas seuls cette charge sur leurs épaules.

Certains discours entendent résoudre la contradiction : les blancs ou les hommes doivent s’engager dans l’antiracisme ou le féminisme, mais de façon invisible. Ils ne pourront ainsi pas capitaliser sur la lutte. Cela implique qu’ils interviennent davantage dans des conflits afin de défendre des opprimés et mettent en avant le travail réalisé par ces derniers, mais aussi qu’ils se mettent en retrait quant à leur propre action ou production. Autrement dit, qu’ils fassent un travail qui coûte plus mais pour récolter moins.

Décider par exemple que les hommes font le ménage et gardent les enfants pendant des réunions opère une rupture dans la symbolique des assignations et permet, concrètement, de libérer du temps afin que les femmes d’une organisation pèsent davantage dans les analyses et orientations du mouvement. Cela ne me semble pas totalement farfelu. Au contraire, c’est même une façon de rééquilibrer tant bien que mal les dynamiques de pouvoir dans le cadre de la lutte.

Le problème, c’est que, dans les faits, ces initiatives s’appliquent selon des lignes plus affinitaires que politiques – tel dominant est mon ami, il est donc bien plus que sa position, mais tel autre, je ne l’aime pas, il est donc réduit à sa position. Surtout, la réalité sociale étant complexe, certaines personnes en viennent à surjouer une part opprimée de leur identité (en tant que noir ou en tant que femme, par exemple) pour mieux se permettre d’asseoir une position objectivement privilégiée (en tant que bourgeois, notamment).

Il existe des rapports de pouvoir au sein des organisations et il faut reconnaître qu’ils engendrent parfois une course à l’oppression – j’ai ainsi découvert dans les milieux militants étatsuniens la notion d’« oppression olympics ». Dans ces conditions, l’activisme échoue à créer les conditions d’une lutte dans laquelle les barrières du quotidien sont quelque peu abaissées, ce qui permettrait pourtant de faire du cadre même de la lutte un laboratoire du monde que l’on souhaite faire advenir.

Cela nous amène finalement à une question plus large, très débattue au sein des luttes antiracistes comme féministes : quelle place donner aux identités, sachant qu’elles sont toujours enchevêtrées ?

Je pense, avec beaucoup, qu’il y a une base matérielle aux identités, qu’elles ne sont pas en elles-mêmes mauvaises, mais que leurs usages peuvent prendre des formes néfastes. On parle souvent, dans certains milieux politiques, des oppositions entre approches identitaires et approches matérialistes. Là encore, les premières seraient centrées sur les rapports interpersonnels, les secondes sur les structures sociales, pour le dire vite.

Bien que quelque peu réductrice, cette distinction n’est absolument pas inefficace si l’on veut comprendre certaines lignes de tension entre les stratégies mobilisées par différents mouvements. Par exemple, lorsque les premières choisissent de se focaliser sur la représentation et l’accès des non-blancs à des postes à responsabilité au sein de grandes entreprises ou dans les partis politiques, aux yeux des secondes la lutte des non-blancs est indissociable de l’abolition du salariat et de la prison. On voit bien à quel point ces positions sont irréconciliables, même s’il existe des positions intermédiaires.

Une fois cela posé, force est de constater que même chez les matérialistes, on retrouve des logiques identitaires, non pas dans les revendications explicites, mais dans la pratique de la lutte. J’ai bien vu comment, malgré tous les efforts réalisés afin de se distinguer de l’antiracisme moral ou « identitariste », l’antiracisme politique est traversé d’une conception spécifique de ce qu’est un non-blanc, un noir, un arabe, un indigène. Cette conception excède la description de sa condition dans les rapports sociaux et vise au maintien ou à l’établissement d’un ensemble de normes qui encadrent la performance d’une altérité non blanche.

Autrement dit, il y a, dans ces milieux, une peur panique d’avoir l’air « blanc » et donc une façon de surjouer l’altérité, au départ assignée par le racisme, mais réinvestie positivement. En réalité, cette inquiétude de « passer pour blanc » se configure le plus souvent en une volonté de ne pas avoir l’air d’être de gauche, afin de se distinguer en particulier des blancs investis dans l’antiracisme moral. On se retrouve alors face à des situations totalement absurdes où, par exemple, ne pas être homophobe est un signe de blanchiment…

Il suffit d’aller faire un tour dans des mouvements de droite (et pas que…) majoritairement blancs pour comprendre que c’est un peu plus compliqué. Mais étrangement, les connivences avec des postures de droite ne rendent pas blanc. Tout cela mérite d’être pris très au sérieux.

Alors comment faire pour éviter ces travers ? Je ne pense pas que les concepts de « fluidité » ou, dans d’autres contextes, de « créolisation », à savoir la célébration des mouvements ou des mélanges, nous y aideront. Malgré la beauté de leurs énoncés, ils ont un potentiel dépolitisant très fort. La politique consiste à définir un objet et un sujet. Or les partisans de la fluidité ont en horreur le geste même de la définition, qu’ils assimilent à l’assignation violente et d’emblée hiérarchisée.

Je pense qu’il faut rejeter autant les impasses des carcans que j’évoquais sur l’enfermement dans des performances pour s’opposer à la figure du blanc, que celles où nous mène le refus de la constitution du sujet politique. La question qu’il faut se poser, c’est donc comment et à quelles fins définir un objet et un sujet.

Vous parlez ici de la question raciale, mais pour les minorités sexuelles et de genre, la fluidité peut constituer une revendication politique à part entière. Les mécanismes vous semblent-ils similaires pour tous les groupes minoritaires ?

Je continue à ne pas être tout à fait à l’aise car si la fluidité représente des espaces certains de liberté dans un monde étouffant avec ses normes de genre rigides, cela ne dit pas quel peut être l’élément à partir duquel construire une lutte politique. À mes yeux, la question trans, par exemple, est l’une des dimensions des rapports de sexe plutôt qu’un enjeu strictement identitaire déterminé par un ressenti personnel. Je considère ainsi que le sujet social et politique trans est avant tout construit par l’expérience de la transphobie qui résulte du parcours de transition (quels que soient le type ou le nombre de changements entrepris) ou de son empêchement.

Je regarde avec perplexité le développement d’un nombre toujours plus grand d’identités de genre qui sont revendiquées sur une base politique, car le lien avec les dimensions matérielles de l’hétérosexisme n’est pas toujours évident à établir. On a ainsi vraiment l’impression qu’il s’agit de construire son genre à soi, pour soi. Cette question divise aujourd’hui les milieux queers et je pense qu’il faut en suivre les développements, en étant prêts à évoluer sur ce point.

Mais, pour l’instant, la fluidité en tant que revendication politique me laisse perplexe – je ne parle pas du tout ici du ressenti personnel ou du style d’expression individuel, sur lesquels, là, je n’ai bien entendu strictement rien à redire. Encore une fois, la lutte politique implique de comprendre comment défaire un certain ordre du monde, donc comment identifier l’ensemble des institutions qui le font tenir.

Les réflexions de Pauline Clochec sur les ponts qu’il est possible d’établir entre le contrôle par les institutions médicales des corps des femmes cisgenres et des corps des personnes trans me semblent riches et s’inscrivent dans une démarche de politisation de la question trans, en abordant par exemple les rapports entre médecine et hétérosexisme ou la marchandisation du soin. En revanche, les revendications xénogenres, qui consistent à s’identifier à un genre non humain, me paraissent relever davantage d’une démarche de contre-culture qui, si elle n’a pas à faire l’objet du discrédit abject mis en avant par les médias, ne constitue pas, à mes yeux, un levier pertinent de l’action politique.

Je fais une différence entre la légitimité des formes de vie, des expressions de soi, et la pertinence stratégique d’en faire des objets politiques. Là encore, ces enjeux sont difficiles à discuter : « C’est mon ressenti ! Qui es-tu pour me définir ? » À ce que l’on pourrait appeler une « sacralisation des concernés », il faut répondre une fois de plus que ce ne sont pas les « ressentis », tout importants et significatifs qu’ils soient, qui fondent l’action politique, mais l’analyse des rapports sociaux. Autrement dit, soyez, soyons aussi fluides que possible, dans les contraintes propres à chaque société et à chaque groupe social – tout le monde ne peut se permettre de s’afficher explicitement fluide, ni homme ni femme, à un entretien d’embauche –, mais ne confondons pas accomplissement de soi et transformation des rapports sociaux qui fondent ce monde, même s’il y a un lien entre les deux.

Avec tous ces écueils, est-ce que l’on ne se retrouve pas dans une impasse ? Comment tout de même mener la lutte ?

Le travail est long et on ne peut pas attendre que les espaces de lutte soient irréprochables, « safe », avant de pouvoir lutter. C’est se condamner à une forme d’impuissance qui me semble caractéristique de bon nombre de milieux pourtant très critiques : quasiment aucune initiative ne peut s’y monter sans qu’elles n’implosent finalement, n’ayant pas réussi à mettre en place des conditions parfaitement « safe ».

Bien sûr, en abordant les choses de manière aussi générique, mon propos peut s’apparenter à un plaidoyer en faveur de l’acceptation par les milieux militants de tout et n’importe quoi, dont des choses graves. Ce n’est évidemment pas ce que je défends ici. En revanche, j’admets plaider pour une conception moins idéaliste du coût de l’engagement. Il est important d’avoir conscience que, dans le cadre de la lutte, la violence surgira inévitablement, ce qui implique de construire des procédés de gestion de cette violence.

J’insiste sur le mot « gestion ». La violence ne sera pas hors de la lutte, même menée par des « personnes concernées », comme beaucoup l’espère, qui s’en retrouvent alors vite dégoûtés. La violence est aussi dans la lutte. Toutefois, elle n’a pas à être acceptée sans broncher : il faut la traiter. Ce qui signifie savoir « faire contre elle », plutôt que s’imaginer fonctionner miraculeusement sans.

Ceci est un point vraiment important. Cela nécessite en premier lieu de définir ce qu’est (ou non) la violence car, parfois, on se permet, au prétexte que l’on est « concerné », de prendre des libertés douteuses avec le sens même de ce mot. C’est ainsi que quelqu’un accusé d’« appropriation culturelle » dans sa manière de se vêtir, par exemple, peut être « call out » – c’est-à-dire dénoncé et confronté – de la même façon qu’une personne qui en aurait frappé ou agressé une autre.

Les critiques de Loretta Ross, féministe noire basée à Atlanta qui, de l’intérieur de ces milieux, dénonce le caractère « toxique » de la culture du « call out », ou les analyses du penseur queer Jack Halberstam sur la violence sont particulièrement intéressantes, notamment pour ceux et celles qui refusent toute remise en question sur le sujet de la part de quelqu’un qui ne serait pas femme ou pas noire ou pas queer. Parce que pas « concerné », donc.
On y revient toujours.

Je ne cache pas cela dit mon agacement face aux discours de personnes clairement déconnectées des réalités sur lesquelles elles prétendent avoir des avis, qui plus est des avis dont elles estiment qu’ils ont force de loi. C’est le cas des nombreuses personnalités médiatiques qui s’expriment à longueur de temps avec mépris à propos de « la banlieue » ou de « l’outre-mer ».

Si l’ignorance – qui peut aussi venir du fait qu’elles ne sont pas « concernées » par les problématiques sur lesquelles elles s’épanchent – fait sans nul doute partie du problème pour bon nombre d’entre elles, ce serait une erreur d’en faire l’explication unique. Le cœur du problème, c’est l’orientation politique qu’elles défendent et, ça, la pensée « concerniste » peine à le voir, à le penser, à en prendre la mesure. Pourtant, nous connaissons des tas de « représentants » de « la banlieue » et de « l’outre-mer » qui ne sont en rien « ignorants » ou « déconnectés », voire qui en sont parfois issus, mais qui défendent une vision confortant les hiérarchies en place et l’hégémonie.

Pouvez-vous expliciter cette idée selon laquelle la « pensée concerniste » échoue à prendre la mesure des orientations politiques de ses adversaires ?

On touche là du doigt le problème évoqué au début de cet entretien, à savoir la dépolitisation du racisme et de l’hétérosexisme. Je parle de « dépolitisation » pour décrire cette manière d’aborder ces fameuses questions en étant moins préoccupés par comment défaire les systèmes d’exploitation et d’oppression, qui façonnent les sociétés dans lesquelles nous vivons, que par comment être ou incarner la bonne manière d’y exister.

Ainsi, à côté des appels à « donner la parole aux concernés », comme si cela déterminait nécessairement leur orientation politique, on voit se multiplier d’interminables listes de « conseils aux alliés » afin de les aider à se comporter de la manière la moins oppressive possible… L’allié et le « premier concerné » forment ainsi un couple qui symbolise cette dépolitisation.

Une approche véritablement politique du racisme n’implique pas de savoir de quelle manière il est convenable de se vêtir ou de se coiffer, ni quels types de relations sentimentales et sexuelles il faudrait avoir et avec qui. Il s’agit plutôt d’identifier quels sont les lieux de la conflictualité raciale vers lesquels s’engager, et ce de multiples façons.

Ainsi, en France, la question des violences policières cristallise les injustices liées à la condition subalterne, et en premier lieu la racialisation et la pauvreté, ce qui est pensé depuis des décennies par bon nombre de militants, penseurs et penseuses antiracistes. Lorsque des révoltes éclatent après un énième crime commis par des membres des forces de l’ordre, c’est tout un ensemble de colères liées à des injustices du quotidien qui motive l’embrasement.

Attention, je ne dis pas qu’il ne faut prêter attention qu’aux enjeux les plus médiatisés ou ceux qui catalysent des révoltes – ce qui est un autre piège dans lequel tombent malheureusement certains antiracistes. De nombreuses autres problématiques, moins « visibles », n’en sont pas moins cruciales et sont également porteuses de la conflictualité raciale : je pense par exemple à la santé, y compris à la santé mentale. En effet, qui a accès aux soins ? Une fois cette première barrière franchie, quelle qualité de soins reçoivent les uns et les autres ? Qui se retrouve psychiatrisé ?

Cette confusion entre ce qu’il y a à faire et ce qu’il faut être – on rejoint ici ce que je disais à propos de la fluidité de genre, et cette assimilation parfois malheureuse entre transformation des rapports sociaux et accomplissement de soi – renvoie à des problèmes plus larges, comme le manque de formation politique. Cela s’explique entre autres par l’effondrement des lieux traditionnels de politisation. En effet, les impasses du « concernisme » sont les conséquences d’un ensemble de problématiques bien plus générales qui ont émergé avec le tournant néolibéral.

Pouvez-vous nous donner des exemples de stratégies mises en œuvre par des groupes afin de prendre en compte la parole des « concernés », sans tomber dans les divers écueils que vous avez décrits ?

Dans ma propre expérience, bien que j’aie beaucoup fréquenté des milieux et sous-cultures dans lesquels cette question du « concerné » et de l’horizontalité de la prise de parole était quasi obsessionnelle, les organisations politiques au sein desquelles j’ai officiellement milité ne fonctionnaient pas du tout sur ces principes.

Même si elles ne se réclamaient pas du communisme, certains de leurs membres fondateurs avaient été formés au Parti communiste, à Lutte ouvrière ou à la Ligue communiste révolutionnaire…
Ces différents milieux n’entretenaient pas du tout les mêmes rapports à la politique (pour le meilleur comme pour le pire). Aujourd’hui, beaucoup de personnes se forment d’abord par les réseaux sociaux, particulièrement avec des discours sur l’empowerment, l’importance de prendre soin de soi, etc. C’est encore une expérience différente.

Pour autant, il me semble que ces différentes sphères rencontrent des écueils « en miroir » : au sein des organisations traditionnelles, on est assez fort en termes d’analyses et de stratégies politiques vis-à-vis des institutions, mais on se fiche pas mal de savoir si le fonctionnement de la lutte n’est pas une machine à broyer les groupes les plus vulnérables (les plus pauvres, les moins dotés en capital culturel, les personnes handicapées, etc.).

Dans les autres milieux (ceux à la recherche du « safe »), on est obnubilé par la vulnérabilité et on prétend renverser l’ordre du monde en faisant de la vulnérabilité un capital. Mais parfois, cela tourne purement et simplement au narcissisme et à la concurrence (quelle oppression est la pire ? quelle situation est la plus injuste ?), en perdant totalement de vue l’enjeu principal qui est la transformation du monde. Quant à l’horizontalité dans ces milieux ? C’est une vaste blague. À noter quand même que, contrairement aux milieux plus classiques qui n’ont cure du « safe », il n’y a pas de chefs, mais des cheffes. Nous voilà sauvés !

De façon plus générale, je dirais qu’il y a une réflexion à mener sur le militantisme, en étant moins concentré sur le fait de pointer les écueils de tel ou tel camp, et en tentant de comprendre comment un certain nombre d’éléments néfastes traversent tous les milieux, en prenant parfois des formes différentes.

À cet égard, je m’emploie à savoir lire le « concernisme » même quand le mot « concerné » n’est pas prononcé. Et force est de constater que même dans les milieux plus matérialistes, qui se targuent de ne pas tomber dans les affres de l’activisme néolibéral, j’ai vu se rejouer des formes de « concernisme », qui mettent simplement en avant d’autres profils.

Si, pour certains, la figure « sacrée » est la femme trans non blanche migrante, pour d’autres, ce sera l’homme non blanc hétérosexuel cisgenre. Ces formes de sacralisation sont aussi à rapprocher de la figure de l’ouvrier (pensée, de façon réductrice, comme un homme blanc) qui a longtemps prévalu dans certains courants marxistes. Là encore, ce n’est pas nécessairement grâce aux textes ou aux analyses matérialistes (qui peuvent être impeccables sur le papier) que l’on saura reconnaître ces impasses. Elles apparaissent dans la pratique de la lutte.

De la même manière, l’« empowermement » et le « care » prônés par des groupes plus libéraux ne permettront pas de créer un cadre « moins oppressif » : s’ils prétendent redonner une place centrale aux plus opprimés, ils ne font en réalité que reproduire un ensemble de logiques sectaires et autoritaires où des gens se font aussi broyer, malgré toutes les prétentions à l’horizontalité. Qu’ils le veuillent ou non, les milieux « matérialistes » et « identitaires » ont donc beaucoup de choses en commun, malgré leurs importantes divergences. Avoir été à cheval entre ces deux formes de politisation m’a aidé à comprendre qu’elles se nourrissent mutuellement de leurs angles morts respectifs.

Par exemple, l’obsession du call out chez les « safe » qui voient des « choses problématiques » et de la violence dans quasiment tout n’est que le miroir inversé des injonctions au silence et de la culture verticale écrasante des matérialistes autoproclamés. Sans mentionner, j’insiste, le sectarisme et l’autoritarisme les traversant tous.En définitive, je dirais qu’un regard critique sur ce concept de « premier concerné » devrait nous amener à penser à nouveaux frais et de façon globale le militantisme en soi.

Cet article est tiré du no 23 de la Revue du crieur

Voir en ligne : Article Mediapart

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