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« Les mots sont magiques et créent du réel » affirmait récemment Denis Dargent, codirecteur du mouvement Présence et Action Culturelles (PAC). Ces mots concluaient une table-ronde, organisée dans le cadre du lancement de la campagne « BIM – Vos droits à la clé », menée par PAC, en partenariat avec Solidaris. Ils faisaient suite à un constat : lors des échanges, aucun·e intervenant·e n’avait prononcé le mot « capitalisme ». Le fait de ne pas l’évoquer pourrait-il le faire disparaitre du réel ? « On est quand même englué dedans depuis deux siècles et demi, mais on fait tout pour tenter d’y échapper. Le problème, c’est que l’ombre du capitalisme se cache aujourd’hui sous d’autres termes, tel que celui de ʺnumérisationʺ… ».
Mais la numérisation n’est qu’un outil. Tout dépend de l’utilisation qu’on en fait. Utilisée à outrance (comme c’est déjà actuellement le cas avec certains services publics), la numérisation peut éloigner encore plus les publics se trouvant en situation de fragilité sociale. À contrario, la numérisation peut également s’avérer un outil performant, lorsqu’il est réellement mis au service des citoyen·nes, en permettant de réduire drastiquement le non-recours aux droits sociaux. C’est notamment le cas avec le statut BIM. En effet, en Belgique, 300.000 personnes sont privées de ce statut, auxquelles elles auraient normalement droit. Et pourtant, le statut BIM – pour « Bénéficaires d’Intervention Majorée » – est un statut qui octroie une prise en charge plus importante du remboursement des soins de santé par la mutualité (prestataires, hôpitaux, médicaments, etc.) et qui permet de bénéficier de certains avantages sociaux (notamment en matière de mobilité). Un levier précieux lorsqu’une personne se trouve en situation de fragilité financière, en sachant qu’un·e citoyen·ne sur quatre renonce à des soins pour raisons financières.
Le non-recours aux droits, comme l’ont expliqué à la table ronde Marie-Caroline Menu et Selma Lisein (de l’Atelier des droits sociaux à Bruxelles), vise « toute situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour quelque raison que ce soit, ne tire pas profit d’une offre publique de droit et de service qu’elle pourrait réclamer et pour laquelle elle est éligible ». Appliqué au BIM, il y a donc en Belgique 300.000 personnes qui entrent dans les conditions pour bénéficier de ce statut mais qui, au final, n’y ont pas droit. Pourquoi ? Les raisons d’un non-recours sont multiples, de la non-information (on ne sait pas qu’on y a droit) à la non-demande (on ne fait pas la demande en raison, par exemple, de la complexité des démarches), en passant par le non-accès (on sait qu’on peut avoir accès à un droit, on l’a demandé mais il n’a pas été octroyé) et la non-proposition (personne n’a fait la proposition de bénéficier de ce droit).
L’automatisation des droits : un levier contre la pauvreté
« BIM – Vos droits à la clé » s’inscrit dans la continuité d’autres campagnes menées par PAC ces dernières années, réclamant non seulement une meilleure défense de la sécurité sociale en Belgique, mais défendant en outre sa place initiale : un ensemble de mécanismes forts qui nous protègent, toutes et tous, contre les aléas de la vie. Ne pas bénéficier de certains mécanismes alors qu’on y a droit, c’est dans certains cas passer à côté d’une bouée de secours plus que nécessaire. Comme le pointe Gaëlle Peters, du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), il n’y a pas de profil type des personnes touchées par le phénomène du non-recours : « ce sont des situations qui sont en cause, et justement pas des personnes. Le non-recours aux droits est lié à des causes structurelles, elles-mêmes liées à l’organisation de la société ». Il s’agit donc de réfléchir à de nouvelles politiques et à des réformes sociales à mettre en place pour faire bouger les lignes.
À l’occasion de cette campagne, PAC et Solidaris mettent en avant quatre grandes revendications afin de rendre le statut BIM encore plus efficace :
- Majorer les plafonds de revenus du BIM de 10 %
- Le taux de non-recours au statut BIM équivaut à 12 % des bénéficiaires totaux. Parmi ces 12 % figure un nombre important de personnes occupant un emploi à faible revenu. Augmenter de 10 % le plafond des revenus pour l’obtention du statut BIM permettrait donc à un plus grand nombre de ces travailleur·euses de bénéficier des modalités que le statut BIM leur octroierait.
- Étendre l’automatisation de l’octroi du statut BIM
- L’automatisation comme outil de lutte contre le non-recours devrait passer par une possibilité offerte aux mutualités d’utiliser proactivement des données d’information salariales de l’ONSS (auxquelles elles ont déjà accès pour le calcul des indemnités d’incapacité de travail), pour attribuer de manière plus fluide le statut BIM aux personnes qui entrent dans les conditions salariales.
- Simplifier l’accès au BIM et à l’ouverture des droits sociaux en général
- Diminuer le nombre de démarches à effectuer pour l’ouverture d’un droit, en pratiquant notamment le principe du only-once (juste une fois), ce principe qui évite que des citoyen·nes et entreprises communiquent plusieurs fois les mêmes données dans le cas où ces données auraient déjà été transmises à une autre administration.
- Imaginer une vision non-binaire du statut BIM
- L’ouverture au statut BIM — comme à l’ensemble des droits sociaux — est aujourd’hui binaire : soit les personnes entrent dans les conditions pour l’obtenir, soit elles ne les remplissent pas. Une vision d’allocation des droits sociaux par paliers permettrait de sortir de cette logique binaire, afin d’offrir à chacun·e un soutien adapté à sa situation.
François Perl, conseiller chez Solidaris, ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque ses contacts avec le monde politique afin de confirmer le bienfondé de cette campagne et du travail de sensibilisation plus qu’indispensable pour l’accompagner. « Je suis parfois interpellé par l’absence de connaissances quant au secteur social. Quand on doit aller défendre des mesures, on se retrouve parfois face à un mur d’ignorance. Le social, la pauvreté et de plus en plus la santé, c’est devenu des non-sujets. Et ce n’est pas le propre d’un parti politique en particulier. Il y a de moins en moins de fin·es expert·es du social. Et donc, quand on commence à théoriser, il faut déployer une énergie folle. Cela a été le cas avec l’extension de l’octroi automatique du statut BIM aux chômeur·euses et aux personnes isolé·es depuis plus de trois mois. Il ne s’agissait pas d’étendre les bénéficiaires du statut BIM, mais tout simplement d’en étendre l’octroi automatique. Il a vraiment fallu se battre contre la suspicion à l’égard des pauvres, des droits sociaux et de la complexité de ceux-ci. »
Un cas concret : l’accès au tarif social de l’eau à Bruxelles
L’automatisation des droits sociaux n’est toutefois pas une formule magique. Pour mieux comprendre quels droits pourraient être automatisés, Yves Martens, coordinateur du Collectif Solidarité Contre l’Exclusion, prend l’exemple de l’application du tarif social pour l’énergie ainsi que du cas du tarif de l’eau à Bruxelles. « L’octroi du tarif social se fait de manière automatique, dans la majorité des cas. C’est une automatisation qui a été mise en place depuis 2010 et prise en charge par le Service Public Fédéral Économie. Tous les trois mois, le SPF communique aux fournisseurs d’énergie la liste des client·es pour lesquel·les le tarif social doit être appliqué. À Bruxelles, le gouvernement a mis en place pour les bénéficiaires du statut BIM une intervention sociale semi-automatique en ce qui concerne l’eau. Elle n’est pas totalement automatique car Vivaqua doit encore demander leur numéro de compte aux personnes ou aux ménages concerné·es. On pourrait légitimement se poser la question : pourquoi Vivaqua ne reçoit-elle pas automatiquement les numéros de compte ? Car non seulement il faudrait une autorisation de la Banque Carrefour de la Sécurité Sociale, mais par ailleurs il apparait qu’au sein d’une famille, une personne BIM pourrait très bien ouvrir le droit au ménage mais que ce ne soit pas elle qui paie la facture. Un exemple parmi d’autres qui illustre la raison pour laquelle une automatisation complète n’est pas toujours la meilleure solution ».
Mais revenons aux chiffres : en ce qui concerne l’année 2022, 159.257 ménages bruxellois ont été identifiés comme entrant dans les conditions afin de bénéficier du tarif social concernant l’eau. Parmi eux, 100.665 ont communiqué leur numéro de compte à Vivaqua, soit 63 % des ménages. Un chiffre considéré comme étant un bon résultat, dans la mesure où le gouvernement s’est fixé un taux de réussite à 70 % d’ouverture de droit. Mais ce n’est néanmoins pas la totalité des ménages. Qu’en est-il dès lors des 37 % qui n’en bénéficient pas ? L’intervention sociale augmente en fonction du nombre de membres au sein d’un ménage. Cette intervention est donc plus faible pour une personne isolée. Sans surprise, il apparait que ces dernier·es sont les personnes qui ont le moins communiqué leur numéro de compte, ne connaissant pas l’existence de ce droit ou estimant probablement que cela ne valait pas la peine.
Une approche globale nécessaire
Automatisation, semi-automatisation, il est évident qu’il faut raison garder et que la mise en place de ces systèmes ne constitue qu’une disposition parmi d’autres afin que toustes les citoyen·nes aient accès à leurs droits. D’autant que l’automatisation vient soulever d’autres questions, telles que celle de la protection de la vie privée. Néanmoins, le non-recours aux droits demeure lourd de conséquences pour la société. « La question, affirme Gaëlle Peters, c’est de savoir ce qu’on veut comme société. Quand on se demande pourquoi il y a tant de personnes sans abri en rue, ce sont les conséquences de tout un processus de perte de droits. Pourquoi la prise en charge de la pauvreté devient aujourd’hui ingérable ? L’organisation des droits fondamentaux, c’est la prévention des maux sociaux. Sommes-nous bien conscient·es que la perte d’un droit entraine la perte d’un autre droit, et qu’une fois la machine enclenchée, il est parfois très compliqué d’arrêter cette rupture ? Une démocratie forte n’a‑t-elle pas nécessairement besoin de citoyen·nes en pleine possession de leurs droits ? »
Tout mettre en place pour que des entreprises soient avantagées à offrir une voiture-salaire à leur personnel en payant ainsi moins de cotisations sociales, c’est sciemment siphonner les caisses de la sécurité sociale. Maintenir le statut de cohabitant·e, c’est maintenir des personnes dans la précarité en fonction de leur parcours de vie, pour la simple et bonne raison qu’elles bénéficient d’allocations sociales et qu’elles décident de vivre avec quelqu’un·e d’autre. Ne pas s’engager à automatiser et élargir le statut BIM, c’est refuser que des droits sociaux et leurs dérivés ne soient octroyés à des personnes dont les revenus sont pourtant critiques.
La sécurité sociale, et son nécessaire financement, est au cœur depuis quelques années des campagnes menées par le mouvement Présence et Action Culturelles. Comme l’affirme Gaëlle Peters du RWLP, maintenir une sécurité sociale forte, c’est une question cruciale de démocratie. Même écho auprès de Denis Dargent, codirecteur de PAC : « ll est temps d’arrêter de dire que la sécurité sociale est une citadelle assiégée. Il faut sortir des remparts pour passer à l’offensive, pour réclamer une sécurité sociale de demain, une sécurité sociale qui intégrera d’autres choix. Il faut passer à l’offensive parce que pour nous, il s’agit d’un modèle de société, le modèle que l’on défend et que l’on veut. Un modèle où les individus ne sont pas des sujets autonomes, mais sont inclus⸱es dans un réseau de solidarité. Cela peut paraitre utopique, mais l’utopie, il faut construire dessus. Et nous voulons construire non pas une citadelle, mais un vrai champ social qui soit beaucoup plus offensif et qui envoie balader la logique du capitalisme. Ce ne sera pas simple, mais c’est ce que nous revendiquerons pour 2024, une année symbolique pour mener ces combats ! ».
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