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Dans les rouages de la ville-machine

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Avant-propos

« Le projet Lyon Smart Community est un projet ambitieux que nous sommes fiers de voir émerger sur le territoire de l’agglomération. Ce démonstrateur à l’échelle d’un quartier tout entier, celui de La Confluence, nous projette d’ores et déjà dans cette ville du futur que nous voulons construire ! Une ville intelligente qui associe croissance économique tout en réduisant l’impact des activités sur l’environnement… ».

Gérard Collomb

Ancien Sénateur-Maire de Lyon, et Ancien Président du Grand Lyon

« On ne parlera probablement plus de smart city. On l’aura intégré ».

David Kimelfeld

Ancien Président du Grand Lyon

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Le terme de « Smart City » n’a pas eu le temps d’être questionné que sa réalité s’est imposée, à nous qui vivons aujourd’hui dans une ville en pleine « mutation ». Car en effet, que signifie cet anglicisme qui nous sonne si faussement familier, à nous de plus en plus cerné.e.s de smart-bidules (à commencer par les smartphones) ? Élégant, intelligent, habile, ou futé… Peut-être un peu tout cela à la fois, comme une manière de masquer par le flou ce qu’il se passe vraiment ! A Lyon peut-être plus qu’ailleurs, nous est promis de vivre dans la ville de demain, à la pointe de l’innovation qui la rendra plus agréable. En attestent les nombreuses distinctions glanées [1] par la métropole dans les classements qui confrontent les « Smart Cities » du monde entier, et dont se félicitent les élu.e.s locaux pour lesquel.le.s la smartification est le fer de lance d’un « territoire » en pleine conquête des premières places dans le juteux marché de « l’attraction territoriale ». Mais ne nous y trompons pas. Si la ville de Lyon joue la bonne élève lors des congrès « Smart Cities », si elle se plaît à apparaître à la première place des villes innovantes françaises, c’est que cette labellisation est un gage, pour les investisseur.se.s, de la pénétration chez la classe politique locale de l’impératif selon lequel aux maux d’aujourd’hui il faut apporter une réponse technologique, et qu’alors, Lyon est une ville à laquelle on peut tout vendre, où l’on peut tout tester, sur laquelle on peut compter pour trouver tout le soutien nécessaire à l’innovation… Bref, un bon « partenaire ».

Bien évidemment, il va falloir justifier les investissements consentis, et pour cela, une stratégie a fait ses preuves : s’appuyer sur les discours de la terreur, celui de la crise écologique, celui de l’insécurité, et enfin celui du risque sanitaire. La ville intelligente est en cela une ville « résiliente » dans laquelle sont « coconstruits » l’ « apaisement » et le « bien-être » au sein d’ « éco-quartiers » où l’on se connecte et l’on partage (des locaux, des voitures, des avis). En deux mots : la vie y est facile et meilleure.

Misère des mots quant ils ne renvoient plus à rien de réel, pire, lorsqu’ils masquent la réalité de ce qui se passe derrière les discours qui s’en vêtissent. C’est bien à travers le langage que les idées ont pris demeure dans nos vies et dans nos villes, et avant toutes les autres, l’idée que l’avenir est technologique, que la technologie est numérique, que le numérique est immatériel et donc libre… que la « Smart City » est en somme la ville de toutes les libertés ! Mieux, qu’elle est la ville de la libération.

Le discours smartificateur des médias, technicien.ne.s, entreprises et politiques cherche à apparaître comme étant de l’ordre du sens commun, du pragmatisme, de l’évidence. Pourtant, ces évidences n’en sont pas, et c’est ce que nous a révélé notre enquête, notre plongée dans les méandres des rapports des apôtres de la « Smart City ». C’est pourquoi nous avons choisi de construire ce texte à partir des 6 principaux préceptes qui structurent l’imaginaire smartien : La ville agile, La ville facile, La ville durable, La ville terrain d’expérimentation, La ville sûre, La ville participative.

Le label « Smart City », que l’on pourrait traduire par « ville intelligente », désigne un système où l’intelligence, étymologiquement le pouvoir de discernement, de décision et d’action, est captée par la machine de sorte que notre assujettissement à sa logique calculante est notre incrustation dans ce que nous appellerons désormais la ville-machine. Nous tentons alors dans cette brochure de mettre en lumière la réalité de cette ville-machine occultée par un discours, un imaginaire, une invasion des dispositifs numériques. De penser sa provenance dans le mode de gouvernementalité propre à la modernité occidentale, la cybernétique, et de montrer en quoi cette reconfiguration de la ville contribue à l’accomplissement de la cybernétique dans la réduction de la vie humaine à un fonctionnement. De rendre palpable l’unité de toutes ces transformations que subissent nos villes, nos jobs, nos vies... De lire entre les lignes et révéler ce qui se joue derrière les sermons et prophétismes envoûtants des « décideur.se.s », et d’en dénoncer le caractère inhumain et autoritaire. Nous restituons ici un travail amorcé en 2018 sur les formes que prend la ville-machine à Lyon, enquête réalisée à partir de documents de la métropole, rapports, revues d’ingénieur.e.s, articles, lectures diverses, débats et conférences mais aussi d’un sens commun revendiqué, de l’échange autour de nos ressentis provenant de nos vies citadines.

Genèse de la « Smart City », naissance de la ville-machine

Qu’est-ce que la « Smart City » ?

L’idée d’une « Smart City », traduite par « ville intelligente », serait née d’un défi lancé en 2005 par Bill Clinton à John Chambers, président de l’entreprise américaine Cisco (fournisseur leader d’infrastructures réseau à l’échelle mondiale), le premier ayant proposé au second de se servir de ses technologies informatiques pour rendre les villes plus « durables » (et « smart »). L’entreprise ne tarda pas à amorcer une recherche sur le sujet, qu’IBM s’empressa de rejoindre, flairant ce qui allait devenir un des plus gros marchés des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ce n’est que quelques années plus tard que le concept de « Smart City » sera réellement popularisé, alors qu’IBM déposera officiellement la marque « Smarter Cities ». Bien qu’il soit difficile de définir précisément ce qu’est la « Smart City », nous comprenons que c’est une ville pensée à travers la logique du numérique et de l’informatique, qui repose principalement sur la captation et l’analyse de données (le Big Data) grâce au Très Haut Débit et à la 5G (qui permet une augmentation considérable des débits, soit des capacités accrues de transmission sans fil et une plus grande connectivité des objets). C’est une ville qui tend à s’équiper d’un arsenal de dispositifs formant un « écosystème d’objets » en constante interactivité. Les êtres vivants réifiés tout comme les non-vivants sont inclus dans ce réseau comme ses composants, et se trouvent alors gérés, administrés, à travers leur numérisation.

IBM et le projet de la « Smart Planet »

IBM (International Business Machines Corporation) est une multinationale états-unienne pionnière des nanotechnologies, présente dans les domaines du matériel, du logiciel et des services informatiques. Depuis 2008, la firme fait campagne « pour une planète plus intelligente ». Voyez par vous-même le niveau de mégalomanie atteint par les idéologues d’IBM :

« Tout d’abord, le monde est de plus en plus équipé. Les capteurs intégrés sont partout – voitures, appareils photo, routes, pipelines... jusqu’aux produits pharmaceutiques et au bétail. Imaginez un monde dans lequel il y aurait un milliard de transistors par être humain ! Par ailleurs, le monde est de plus en plus interconnecté. Avec bientôt deux milliards d’internautes, les systèmes et les objets peuvent aussi communiquer les uns avec les autres. (...) Enfin, tous ces équipements interconnectés deviennent intelligents : reliés à de puissants systèmes et à des outils d’analyse perfectionnés, ils sont capables de transformer en temps réel ces innombrables données en connaissances utiles. La puissance de calcul dépasse le champ d’application des seuls ordinateurs. Aujourd’hui, presque tout – personne, objet, processus ou service, quels que soient le type ou la taille de l’organisation – peut devenir digital, connecté et "intelligent". Avec une telle abondance de technologie et de connectivité, pour un coût peu élevé, pourquoi ne pas tout optimiser ? Pourquoi ne pas tout connecter ? Pourquoi ne pas tout analyser pour en retirer des connaissances [2] ? ».

La prose d’IBM suffit à rendre manifeste la volonté de puissance totalitaire à l’œuvre dans l’affirmation du désir forcené de tout recenser et compter pour tout optimiser. Pour le dire avec les mots de Pièces et Main d’Oeuvre : « La "planète intelligente" d’IBM est un immense réseau informatique dont chaque chose en ce monde – humains, animaux, milieux naturels, décors urbains, objets, infrastructures, services – est un composant. Un rouage de la machine, interconnecté avec tous les autres. Une fourmi dans la fourmilière [3] ».

Business is business pourrait être la devise d’IBM, c’est-à-dire fabriquer et mettre sur le marché tout ce qui est techniquement possible, en dehors de toute considération éthique. Preuve en est, si l’on s’intéresse un peu à son histoire, qu’IBM a rendu possible, grâce à ses machines à cartes perforées Hollerith D-11, le recensement nécessaire à l’identification des juifs et le contrôle de l’ « efficacité » du génocide nazi [4].

Mais si c’est IBM qui, avec d’autres, s’est emparé du projet de numérisation des villes, on doit reconnaître que l’entreprise ne fait que participer à un processus plus vieux qu’elle : celui qu’après la seconde guerre mondiale l’on a nommé la cybernétique, mais que l’on peut faire remonter à l’avènement de l’État moderne.

Le paradigme cybernéticien, vers la machine à gouverner

La cybernétique est le nom par lequel Norbert Wiener caractérise, après la seconde

guerre mondiale, le paradigme de vérité qui régit les sciences. Ce paradigme de vérité est celui de l’automation ou de l’automatisation des procédés scientifiques dans le but de mettre en place des systèmes autonomes capables d’apprentissage par la rétroaction. Pour le dire simplement, Wiener remarque que la recherche scientifique est portée vers l’objectif de produire des machines dont le fonctionnement devient autonome afin de pallier aux erreurs, aux défaillances ou aux impossibilités de notre condition humaine limitée. C’est ce qu’il a lui-même cherché à élaborer durant la guerre : une machine capable non seulement d’anticiper les trajectoires des avions de chasse ennemis à partir d’une analyse du comportement du pilote pourchassé, mais aussi d’intégrer les erreurs de visée et de les corriger jusqu’à ce que la cible soit atteinte. Il s’agit donc d’imaginer un système capable de s’autoréguler et de s’autocorriger – où nulle frontière ne subsisterait vraiment entre le pilote et la machine, tous deux étant désormais hybridés. Bientôt, cette science de l’automation, définie comme un « art d’assurer l’efficacité de l’action [5] » sort des laboratoires de guerre pour devenir un véritable mode de pensée, et enthousiasme nombre de scientifiques qui projettent alors d’en faire un modèle de gestion de la société. C’est ce deuxième aspect qui frappe Wiener et lui suggère le nom de cybernétique, du grec kubernêtikê, de kubernân, qu’on traduit par gouverner et qui désignait le pilotage d’un navire.

La vision cybernétique du monde se fonde sur une analogie entre le cerveau et l’ordinateur, ou encore entre les systèmes automatiques et les institutions humaines. L’humain y est décrit comme une machine constituée de circuits, de nerfs, assimilant des informations et traitant des données ; la société, quant à elle, y est semblable à un système qui tend naturellement à la désorganisation. Il s’agit là d’un glissement à partir du second principe de la thermodynamique dont le point d’appui est la notion d’information. Et en effet, nous pourrions définir l’information comme l’abstraction objective de ce qui se partage au sein de la communauté, d’un ensemble de savoirs communs et de ce qui communise la communauté, la met en ordre à travers son échange, son partage, sa transmission, sa négation, etc, et produit donc de l’organisation. Or, pour suivre le pas d’un monde où le temps s’est accéléré et l’espace s’est agrandi, où tout va toujours plus vite et où les frontières sont abolies, il faudrait, pour les théoricien.ne.s de la société efficace, développer des systèmes d’échange de l’information plus rapides, plus directs – ce que permet le langage machinique (code binaire fait de 0/1) issu des systèmes de codage de l’information. Il s’agirait alors de rendre chaque élément du système global « communicant » pour qu’il produise et échange de l’information, de l’organiser en réseau afin qu’il transmette cette information plus loin et plus vite. Cela demanderait de faire fusionner systèmes biologiques, mécaniques, électroniques - tous plus ou moins réductibles à des supports d’information – et de les mettre en réseau pour qu’ils s’autorégulent, prennent des décisions selon les données récoltées, « fonctionnent », en somme. Un ordre suprême émergerait alors du chaos de nos existences désordonnées abandonnées à elles-mêmes.

La « Smart City » réalise ce projet : la ville est désormais pensée comme un organisme complexe composé de dispositifs machiniques et vivants hybridés, aux comportements programmés. Le pilotage, nécessaire à la ville-machine pour huiler ses mécanismes, fluidifier ses flux, et anticiper tout risque de frottement, est réalisé par le puçage de tous ses éléments en vue de leur interconnexion et de leur gestion par la « main invisible » de l’Intelligence Artificielle.

Ce n’est pas une construction théorique après coup que de pointer la manière dont l’État, à travers le déploiement de l’informatique, gouverne nos existences. L’État est le lieu du pouvoir de la représentation (les élus) sur le représenté (censé.e être chacun.e d’entre nous), et il s’appuie sur la statistique (dont l’étymologie est commune avec État) c’est-à-dire sur la réduction des personnes à des nombres afin de les gouverner, voire de les programmer (comme à l’école, où règne le nombre sous la forme de la note, de la moyenne, du coefficient, du classement, du programme, etc.). Tout cela pour dire que la cybernétique n’est pas un programme de gouvernement mais qu’elle est le mode de gouvernementalité propre à la modernité occidentale. L’objectif étant de « suppléer aux faiblesses humaines en créant une machine capable de contrôler, de prévoir et de gouverner [6] », machinerie à laquelle l’État tend à déléguer ses pouvoirs pour au final n’être réduit qu’à sa fonction policière. Avec le déploiement de la cybernétique, s’accentue la logique de contrôle technocratique qui soutient aujourd’hui plus que jamais des tendances autoritaires à l’encontre des populations. L’informatique vient parachever ce mode de gouvernement en déployant la puissance de commandement conquise par la logique du calcul. Nous entrons dans l’ère de la « machine à gouverner », du gouvernement algorithmique, du remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des choses.

La ville agile, surfer le monde

« Plus de mobilité, plus de vie [7] »

Voitures en autopartage, gyroskates, gyroroues, vélos électriques, hoverboards, trottinettes connectées en freefloating... Vous avez sûrement déjà croisé la route de ces « mobilités émergentes », avatars d’un nouveau style de déplacement aux allures de glisse urbaine. Du latin mobilis, mobilitas, la mobilité signifie facilité à se mouvoir, flexibilité, agilité, inconstance, ou encore instabilité. Un peu comme les « nouvelles technologies », les « nouvelles mobilités » se traduisent par un état d’esprit, en l’occurrence celui de l’humain mobile, se mouvant « en réseau », « en synergie ». Georges Amar, « prospectiviste spécialiste de la mobilité » et « chef de projets innovants » à la RATP résume : « Les mobilités émergentes ne qualifient plus seulement le déplacement d’un point A à un point B. Elles sont en train de poser les jalons d’une ville fluide, comme une amorce de réponse aux défis qui interrogent les organisations urbaines [8] », elles sont même désormais « le mode de vie et de fonctionnement dominant de notre société [9] ». Dans le prolongement de sa mobilité professionnelle, l’individu est dorénavant invité à devenir mobile dans sa vie de tous les jours, perpétuellement en mouvement, prêt à sauter sur une trottinette ou un Vélo’v électrique à tout moment, à se téléporter d’un endroit à l’autre de la ville, à calculer et paramétrer ses trajets grâce à ses prothèses électroniques pour s’en assurer l’efficacité, la fluidité.

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Des personnes s’inquiètent déjà des nouvelles exclusions qui risquent de découler de ce paradigme de la mobilité. Cette multi-modalité connectée deviendrait une « compétence » indispensable, celle de la maîtrise des « ressources multimodales ». Pour Georges Amar, il est évident que « la maîtrise de la mobilité, dans un environnement urbain complexe et riche en potentialités, constituera une des exigences de la vie sociale, presque au même niveau que de savoir lire et compter ! ». Il ne croyait pas si bien dire. Une enquête [10] réalisée auprès de 3000 citoyens par Keolis, société de transport public qui exploite le réseau des TCL (Transports en Commun Lyonnais) et Netexplo, observatoire de l’innovation digitale, afin de cerner les usages du numérique dans la mobilité du quotidien, a en effet fait ressortir trois catégories de français.es : les « digi’mobiles » (31 %), accros au smartphone ; les « connectés » (39 %), qui ont encore besoin d’être accompagné.e.s ; et les « offlines » (30 %), qui utilisent peu le numérique. De même l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) oppose dans un rapport [11] les « néomobiles », « caractérisés par l’usage assidu de l’ensemble des formes de mobilités émergentes, […] le groupe le plus agile dans sa mobilité, naviguant à travers l’ensemble des offres disponibles » et les « traditionnels », sortes d’illectronistes de la mobilité. Ce travail de catégorisation n’est toutefois pas neutre ni exempt d’intérêts. Il sert à rendre manifeste les nouvelles « inégalités » que produit le déploiement du numérique… inégalités contre lesquelles il faudra désormais « lutter ». De même que les acteur.rice.s du numérique prônaient jusqu’ici un « numérique inclusif », voilà que cela s’étend maintenant aux déplacements, de sorte que l’on parle de « mobilité inclusive ».

Au-delà des « mobilités horizontales » (oui, ils veulent bien dire : les pieds sur terre), il est désormais question de « mobilités verticales ». Les réseaux de transport devront rapidement permettre d’exploiter les différentes strates de l’espace urbain : aires de stationnement et de recharge en étage, ascenseurs, télécabines, plates-formes dédiées aux drones de livraison, accès en hauteur pour accueillir les navettes volantes... Les expérimentations vont du « téléphérique innovant » (Cabline 2.0 de Francheville à Lyon amorcé par Bouygues) aux véhicules volants autonomes (Airbus) et taxis aériens (Uber en partenariat avec la NASA) en passant par les inénarrables taxi-bateaux volants (SeaBubbles) du quartier de La Confluence. Par exemple, la société chinoise Ehang a choisi Lyon comme terre d’accueil pour son antenne européenne R&D, à proximité d’un site aéroportuaire, afin de réaliser les tests de vols stationnaires de ses drones-taxis. Dans l’attente que ces bidules volants survolent le nid de coucou, l’entreprise française Navya lançait en 2015 l’Autonom Shuttle, première navette autonome électrique de série sans chauffeur à être commercialisée. On peut croiser l’un de ces véhicules à Confluence sous le nom de Navly. Depuis, deux véhicules autonomes ont été intégrés au réseau des TCL et desservent quotidiennement le quartier autour du stade de Décines. Pour la première fois en France, des véhicules autonomes circulent en milieu urbain sur la voirie. Pour deux navettes, il aura fallu investir 487 000 euros, financés via Avenue, programme de recherche et d’innovation européen qui ambitionne de faire de l’Europe le leader des véhicules autonomes. La Métropole de Lyon a, pour sa part, généreusement investi pour adapter ses infrastructures routières. Les passagers se voient même offrir leurs trajets pendant deux années, histoire de les accommoder à cette nouvelle manière de se déplacer… La transition vers la mobilité connectée, ça n’a pas de prix !

« Nudgé [12] » à travers la ville

Outre le développement de nouveaux appareils, il s’agit de réguler l’ensemble des circulations afin de limiter les congestions et autres pertes de temps. « Pourquoi ne pas tout optimiser ? Pourquoi ne pas tout connecter ? Pourquoi ne pas tout analyser pour en retirer des connaissances ? [13] », s’impatientait IBM il y a quelques années. Pour optimiser, il faut anticiper, modéliser, programmer. Cela, la métropole l’a bien compris, puisque depuis quelques années elle s’est lancé le défi de rendre l’offre de transports « fluide, multimodale et personnalisée ». Au sein de la ville-machine, les déplacements ne peuvent pas être vains. Elle n’est pas l’espace de liberté et de rencontre où les individus interagissent les uns avec les autres dans le but de vivre ensemble en harmonie, mais plutôt le lieu d’un fourmillement dans lequel se mêlent personnes et choses réduites à de la donnée numérique. Cette abstraction de toute matérialité est ce qui digère chaque corps pour le diriger comme flux. Voyez par vous-même le niveau de contrôle social que rêvent de généraliser les idéologues/ingénieurs des Mines :

« C’est entendu : la ville intelligente rendra tout plus efficace. Elle chassera les consommations inutiles, les remplacera par des conseils comportementaux, des solutions palliatives, des scénarios optimisés de substitution. Les citoyens seront en permanence informés de la meilleure façon d’utiliser leur environnement immédiat, d’optimiser leurs parcours, de faire plusieurs choses à la fois tandis qu’ils seront invités à utiliser leur corps différemment : moins de gras, plus de mouvements, gestion en temps réel des calories, etc., et toujours de multiples possibilités pour gagner du temps [14]. »

Fini la discontinuité de « l’urbanisme de dalle », « source de confusion et d’inconfort », aujourd’hui, l’heure est au « sol facile », espace public dessiné « à partir des flux et des usages ». Analysé à tout instant à partir des données qu’il aura lui-même créées par son incrustation dans le réseau informatique, l’individu « agile » nourrit un système qui cherche à anticiper : anticiper les accidents, les bouchons, les bousculades, les erreurs, etc. Se rapportant lui-même à ces anticipations, pour ses propres déplacements et dans le but d’optimiser son temps, l’individu aussi mobile soit-il se fait dépasser par la machine qui le pilote sur le réseau des transports. Plutôt que de réagir aux données des réseaux de transport, la machine en vient à produire les flux et les canaux de transmission. Dans sa prétention à anticiper les nœuds et problèmes, la machine conquiert le pouvoir humain de l’inattendu, de la surprise ou de la spontanéité. Lui accordant un pouvoir prédictif, l’individu en quête de rationalité réalise la prophétie de la machine : il prendra la route qu’elle lui a indiqué et ce faisant répondra à son besoin de fluidité. Plutôt que d’intervenir là où il se passe quelque chose, la ville-machine empêche qu’il se passe quoi que ce soit : les flux sont régulés et contenus, empêchant qu’ils ne débordent, déterminés et suivis à la lettre (au message près ?) par le cyborg-urbain. Entre applications adaptant le trajet à la qualité de l’air (Air to go), et outils prédictifs algorithmiques pour rendre vos déplacements plus performants comme le propose l’application Optimod’Lyon (conçue par IBM), « 1er GPS urbain multimodal sur smartphone », ou sa version Web Onlymoov. Elles calculeront pour vous l’itinéraire le plus rapide, en y incluant tous les modes de transport possibles, tout en anticipant les évolutions du trafic, vous alertant sur des perturbations inattendues (quelqu’un a pris le dernier Vélo’v de la station vers laquelle vous vous dirigez, une manifestation a débuté dans le centre-ville ?), et adaptant en conséquence l’itinéraire pour un trajet sans encombre. Le chemin que vous empruntez est guidé par des algorithmes entraînés à éviter à tout prix la congestion, la formation de « grumeaux urbains », ces éléments qui ralentissent les flux de personnes ou d’activités. Vous serez à jamais délivré.e.s du poids de l’incertitude : vous n’aurez plus à vous demander si vous préférez passer dans cette rue qui vous évoque des souvenirs ou traverser ce quartier où loge un.e ami.e que vous espérez croiser. Vous réaliserez même peut-être que vos habitudes de déplacements n’étaient peut-être pas des plus efficaces. Sacrilège ! Alors vous circulerez là où l’on voudra que vous circuliez, et au rythme que la coagulation des flux aura décidé.

Le système CRITER, poste de gestion du trafic lyonnais situé à l’Hôtel de la Métropole, centralise déjà une myriade de données générées par plus d’un millier de capteurs souterrains et plusieurs centaines de caméras mobiles, mais aussi par la flotte de GPS et smartphones disséminés dans l’agglomération lyonnaise [15]. A partir de ces informations, il gère automatiquement les perturbations du trafic en choisissant donc d’orienter les usagers vers certains modes de transports qui évitent les zones congestionnées ou en pilotant à distance les feux de circulation et panneaux d’information routière. Ce même système serait également censé rendre plus efficace le transport de marchandises en ville (qui représente quand même 1/10e de la circulation), en rationalisant et optimisant les tournées (Freilot, Citylog). Marchandise parmi les marchandises, le ou la citadin.e se dissout dans l’optimisation de ses déplacements.

L’abstraction numérique de nos déplacements et notre accaparement par les outils de gestion des flux font écran à la vie réelle et à la matérialité des objets et des personnes que nous rencontrons. La fluidification de nos déplacements opère une désincarnation de nos existences visible jusque dans nos moyens de déplacements : sans conducteur sur la ligne D, sans paysage et sans repères dans le métro en général, face à des écrans dans le tramway, condescendant dans un Uber. Nous glissons sur la ville et sur le monde, sensation dans laquelle nous nous lovons sur les trottinettes électriques. Mais aussi dans l’urbanisme de nos villes : grandes avenues, places sans aspérités ni obstacles.

L’individu mobile de la ville fluide

Par delà les gadgets, comme le sont les iGirouette [16], panneaux de signalétique rotatifs et connectés, il faut reconnaître, dans les dispositifs cybernétiques de la ville-machine, le projet politique de pilotage des individus. La girouette, c’est nous. Les individus que l’on met en avant comme des collaborateur.rice.s à un système plus grand qu’elles et eux, la ville, ne sont en fait que des points d’attaches pour celles et ceux qui valorisent les données et maintiennent loin des communautés le contrôle et le pouvoir qu’elles pourraient avoir sur elles-mêmes. Comme dans nos déplacements urbains, nous sommes poussé.e.s dans une dépossession de notre capacité à choisir par nous-mêmes les directions que prendrons nos vies et la manière dont nous les organiserons. Le but est bien en effet de « connecter les individus au rythme de leur quartier », soit le quartier, la ville, la métropole, entités à part entière dans lesquelles les individus doivent se fondre, où les déplacements doivent être fluides, rapides, facilités. Le quartier n’est plus un espace ouvert, ouvert à une invention et à une appropriation de la part de ses habitant.e.s, de celles et ceux qui y travaillent, y vivent effectivement. Le quartier n’est pas vivant parce qu’habité par des personnes vivantes. Il est censé être vivant parce qu’organisé comme un organisme cyborgisé, géré par des processus automatiques.

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L’immatérialité des décisions prises à l’aide d’applications pour smartphones nous sépare de l’expérience réelle de la ville dans ce qu’elle comporte de frictions et de rencontres, de pas lourds et de trajets interrompus ; elle entraîne dans nos imaginaires une valorisation du monde sans matière, où tout est facile et sans accroc. Cela produit la recherche du réconfort auprès de nos écrans, lesquels entretiennent le semblant d’une vie faite de socialité et de rencontres dans une ville qui se veut toujours plus lisse. L’excès de rationalisation finit par exclure le sensible. Il n’y a plus de hasard. Plus de heureux hasard. Plus de poésie. Plus cette personne aux allures de troubadour pour oser parler un peu plus fort que les autres pour vous demander, « Avez-vous du temps pour une poésie ? ». Il n’y a plus le temps. Vous êtes pressé.e.s. Vous devez arriver à l’heure si vous ne voulez pas rater le passage de votre navette autonome sans chauffeur, sinon vous devrez charger un nouvel itinéraire prédictif alors que vous aviez tout paramétré par avance. Votre trajet est minuté. Il n’y a plus personne pour oser clamer un poème, à la rigueur la seule poésie que vous verrez jamais sera celle affichée sur un panneau lumineux électronique de la ville, et peut-être qu’un jour ce ne sera plus vos poèmes qui seront affichés, mais ceux d’une IA, et le pire, c’est que vous ne verrez pas la différence. L’optimisation sans fin de notre mobilité ne démontre que l’inconstance, voire l’inconsistance de vies qui ne peuvent plus se donner de but à elles-mêmes, car « qu’est-ce que cette mobilité censément désirable, exigée en fait de tout un.e chacun.e ? Sûrement pas celle des nomades touaregs, tuvas ou roms mais celle du salarié déplaçable d’une fonction à l’autre, d’un site à l’autre selon les besoins du marché [17]. » Les flux de la ville-machine, optimisés et régulés chaque jour dans une sempiternelle répétition par les algorithmes, sont ceux de nos déplacements quotidiens bornés au métro-boulot-loisirs-dodo.

Mais, pas d’inquiétude, certain.e.s ingénieur.e.s préparent déjà un « usage "inefficace" de l’espace urbain reconverti en richesse nationale majeure [18] », grâce à des « technologies de l’inefficacité », promettant de programmer même l’imprévu, l’incertain, et l’aléatoire. On n’arrête pas le progrès...

La ville facile, être-à-l’écran

La mise en mesure du monde

Le « monitoring urbain » désigne l’ensemble des réseaux de capteurs implantés sur le « mobilier urbain » (c’est le nom donné aux éléments de décor de la ville-machine) et collectant en permanence des « données environnementales » : qualité de l’air, volume sonore, météo locale et niveau d’UV, trafic routier, flux piéton, taux de remplissage de bacs à déchets, etc. La métropole de Lyon a déjà déployé plusieurs réseaux de capteurs comme des capteurs de chaleur et d’eau dans les arbres de la rue Garibaldi pour les « monitorer » et prévoir leur arrosage automatique (projet Biotope), des capteurs dans des silos à verre pour optimiser les collectes de verre (Sigfox, Lora, MtoM GSM), des capteurs dans la chaussée pour assurer la maintenance hivernale (Grizzly, HiKoB). Sont aussi en projet des capteurs de mouvement pour éclairer les rues à la demande (Smart Lightning) ainsi que des capteurs pour analyser la pollution de l’air (Projet R Challenge). Des capteurs de bruit ont également été expérimentés (projet MONICA) lors des festivals Nuits sonores, Woodstower ou encore lors de la Fête des Lumières, faisant des spectateur.trice.s des sortes d’humains-capteurs équipés d’objets connectés, bracelets ou lunettes établissant des mesures sonores et les retransmettant aux organisateurs « en temps réel ». Le « monitoring urbain », c’est littéralement le « pilotage de la ville par le numérique [19] », la captation d’une infinité de gigabits de données par la Métropole, dans le but de « réaliser des tableaux de bord utiles dans l’aide à la décision ». Ce « monitoring », anglicisme dont l’étymologie renvoie à l’idée de « technique de surveillance » par l’intermédiaire d’un moniteur, « appareil de contrôle », se décline aussi en un « monitoring environnemental participatif » qui fait intervenir des groupes de citoyen.ne.s dans la mesure de tout : chacun.e étant invité.e à devenir un « capteur de son environnement » - comme ces « sentinelles du climat » qui, grâce à leur smartphone, feront des mesures citoyennes du « micro climat urbain » (Particule). « Le monde ne se regarde plus, il se mesure [20]. » A la relation sensible à l’arbre se substitue un rapport médié par un référentiel abstrait ; l’arbre est lui aussi relégué au rang de « mobilier urbain » dont on analyse le « stress hydrique » en temps réel par l’intermédiaire de capteurs, afin d’être alerté de la nécessité de son entretien.

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Ici encore, nous n’entretenons plus de relation directe aux choses et aux êtres mais en sommes séparé.e.s par la médiation d’un écran. Nous ne nous y rapportons plus dans une relation singulière mais par le biais de la rationalité scientifique poussée à l’extrême qui nous fait connaître notre environnement dans les termes de la données chiffrée, de la moyenne, du pourcentage et de la normalité. Par la mesure et le calcul permanents de tout, nous nous trouvons coupé.e.s de nous-mêmes en tant qu’êtres sensibles capables d’une relation sensible aux choses et aux êtres. Nous déléguons notre pouvoir de lire le monde, de le connaître et d’agir dessus à des machines qui petit à petit se substituent aux savoirs et à la sensorialité humaine.

Urbanisation cyborg

Ce ne sont pas uniquement les collectivités publiques qui s’emparent de la numérisation des villes. Elles suivent même en cela les logiques économiques des entreprises privées à la recherche de plus de profits. Clear Channel teste déjà de nouvelles fonctionnalités qu’offrent les nouvelles techniques publicitaires : réalité augmentée, interactivité en « temps réel » avec les données qui émanent des réseaux sociaux et personnes qui croisent le « totem digital »… JCDecaux expérimente l’« eye-tracking [21] » sur ses panneaux publicitaires, procédé qui avant était seulement utilisé sur la Toile. Plus les villes s’équipent de technologies « smart », les transformant en plateforme pour l’IoT (Internet des Objets), moins il semble y avoir de moyens d’échapper au réseau, à la Toile ininterrompue de profilage, de captation des données personnelles et d’incitation à consommer. Selon la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), « cette analogie liée à l’irruption de modèles économiques du Web dans la ville peut nous laisser craindre que les logiques de design à l’œuvre dans les plateformes Web (faire en sorte de rendre le consentement invisible, nous faire passer toujours plus de temps connecté, etc.) pourraient être reprises dès lors qu’il s’agirait de monétiser les services de la Smart City [22]. » Et c’est la CNIL, connue pour arrondir les angles, qui le dit ! Tout comme le suivi des clics de l’internaute, le suivi physique du consommateur.rice est donc désormais exploitable à grande échelle. La déambulation physique s’apparente à une navigation sur la Toile, régie par le sur-mesure algorithmique. Dans la ville-machine, il n’est plus sensé de penser l’Internet comme une chose à laquelle on a accès via un ordinateur ; pas quand la ville elle-même est ré-imaginée et reconstruite comme une plateforme au sein d’un « écosystème » informatique. Les logiques de l’immatériel prennent possession des rues. Mais la pseudo-immatérialité du réseau ne fait plus illusion dans des villes où elle tente encore de se cacher. Les panneaux publicitaires et abribus deviennent des réceptacles de capteurs et bientôt d’antennes 5G (small cells), des bâtiments sont réquisitionnés pour servir de datacenters au plus près de la source. Les startups de trottinettes connectées inondent les trottoirs du jour au lendemain comme l’on bombarde la vidéosphère d’une nouvelle application, d’un nouveau site ou d’une nouvelle plateforme, stratégie marketing invasive de l’espace public « disruptant » les codes établis. L’urbanisme est redessiné selon cette hybridation entre le monde d’Internet et le monde de la ville. La ville-machine est la facilitation de la consommation des biens et services dans un sentiment toujours plus grand de « fluidité » (paiement sans contact, pré-commande, borne de retrait de commande, coupe-file, géo-incitation par smartphone).

Dématérialisation des services, précarité 2.0

Dans ce mode d’habiter qui tend à s’étendre partout via sa structure immatérielle, c’est notre rapport au pouvoir et à sa participation qui sont transformées. L’un des objectifs annoncés par le gouvernement macronien est la mutation de l’État en « État plateforme » dont l’une des premières briques est FranceConnect, plateforme d’authentification et d’identification destinée à centraliser l’ensemble des démarches administratives (Sécurité sociale, CAF, impôts…) d’ici 2022, donc à dématérialiser la totalité des services publics [23]. Petit à petit, les « e-citoyen.ne.s » voient leurs droits et demandes être gérés automatiquement, grâce à des algorithmes. La ville-machine suit le pas : à Lyon, le guichet unique métropolitain Toodego, application mobile et portail Web, se propose de « faciliter » la vie de ses habitant.e.s qui peuvent déjà, « d’un clic » et avec un même identifiant, accéder à l’ensemble des services publics (demande de logement social, démarches administratives (PACS, livret de famille, liste électorale)…

A la SNCF, comme le montre la suppression de quelque cinq mille postes (guichetier.ère.s, agent.e.s d’information…) en France en 10 ans, la tendance est à l’automatisation et au développement d’infrastructures ne transitant que par le numérique. L’entreprise travaille à la fermeture de ses guichets au profit de la billetterie par Internet mais aussi de guichets virtuels avec télé-conseiller.ère.s à distance. Dans la « gare de demain », toute personne non-équipée d’un smartphone, mal à l’aise avec Internet ou tout simplement refusant l’idée d’être constamment connectée et potentiellement surveillée, se retrouvera bien en difficulté pour acheter un billet [24]. Ce sera désormais au smartphone d’adopter le rôle de « compagnon.e de voyage » pour accompagner nos trajets, nous orienter, nous informer, comme l’explique le site Digital SNCF. La maintenance dite prédictive, de son côté, tend à disqualifier les travailleur.euse.s pour les reléguer au rang d’exécutant.e.s d’une machinerie de capteurs et autres algorithmes d’analyse en temps réel, qui gère l’ensemble du réseau ferroviaire en pilotage automatique.

Il en est de même à Pôle Emploi, où l’on restructure, sous-traite et dématérialise tout. Concrètement, il s’agit de confier la mission d’indemnisation à des algorithmes alimentés par des entreprises de sous-traitance privées, en se passant au plus vite de 4 000 conseiller.ère.s. Côté chômeur.euse.s, un bon nombre d’entre elles et eux sont découragé.e.s et renoncent à leurs droits : leurs « conseiller.ère.s » et « assistant.e.s » désormais virtuel.le.s ne sont pas là pour répondre à leurs besoins, questions, prendre en compte la particularité de leurs situations. Le travail des salarié.e.s de Pôle Emploi, ne s’en trouve pas simplifié pour autant : la réduction des rencontres physiques se compense par une augmentation de la charge de travail par mail et par téléphone, il faut reprendre les dossiers traités par l’algorithme, souvent mal traités et bardés d’erreurs, et ramasser les « usager.ère.s » en miettes qui n’ont plus plus la possibilité de prendre la parole et d’exprimer leurs difficultés devant un être humain. « La gestion informatisée permet aussi au système de se rendre suffisamment inaccessible pour ne plus avoir à se justifier. Elle met donc à distance les usagers et leurs conseillers et renvoie chacun.e derrière son écran. Elle tend aussi à s’autonomiser de la décision humaine. […] Pour les salariés qui tenaient encore à leur mission d’aide et de conseil, cette relégation derrière l’écran les cantonne à une gestion comptable et désincarnée d’humains devenus des numéros de dossiers. En même temps qu’eux, c’est le sens qu’ils donnaient encore à leur travail qui se flétrit [25]. »

L’individu simplifié

Nous pouvons tous et toutes constater à quel point il est devenu difficile d’obtenir un rendez-vous ou un échange direct avec un agent.e des services, publics comme privés. Naviguant sur les plateformes Internet à la recherche d’un raccourci vers un numéro de téléphone, il est bien souvent nécessaire de passer par une zone de FAQ qui tente de faire rentrer notre demande singulière dans les cases pré-établies de la complainte. Nos problèmes complexes bien ancrés dans la vie sont ainsi réduits à des « questions fréquentes » et renvoyés à des réponses infantilisantes ou vagues où nous sommes le plus souvent pris.es pour des demeuré.e.s qui n’ont pas bien intégré la procédure. Nous devons accepter la précarité du flou et l’anxiété du couperet, de la décision que nous aurions provoquée par notre incompréhension des modules de la plateforme. On peut déplorer que ce soit les agent.e.s des services publics qui reçoivent notre frustration à l’égard d’un pouvoir injuste de la procédure et de la normalisation. Mais aujourd’hui, nous sommes plus encore renvoyé.e.s à nous-mêmes dans notre impuissance face aux procédures car nous dépendons de logiques abstraites et d’algorithmes qui traitent automatiquement nos embarras administratifs dont la résolution peut être essentielle à notre survie. Pour nous en sortir nous faisons face à une nébuleuse sans visage supprimant la matérialité d’une autorité face à laquelle nous retourner et à laquelle exprimer notre colère.

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Bien loin de rendre « facile » l’accès à ses services, la ville-machine complexifie davantage le parcours du combattant qu’il peut représenter pour nombre d’entre nous, nous renvoyant toujours aux réponses bornées de machines programmées. La ville-machine offre non pas une facilitation mais une simplification des échanges devant nous permettre de vivre ensemble et de nous organiser. Si elle semble les « faciliter » ce n’est seulement que parce que la socialisation, l’intersubjectivté, l’organisation collective nous sont déjà étrangères, et parce que nos interactions humaines sont déjà menées par les logiques abstraites du code, du prix et de l’efficacité, c’est-à-dire qu’elles sont robotisées. Cette simplification sert le contrôle des personnes les plus démunies et isolées quand elle ne rend pas impossible la vie des laissé.e.s-pour-compte (ceux et celles qui comptent pour rien, que l’on ne compte pas, que l’on intègre pas au calcul dans cette société qui n’accorde d’existence qu’à ce qu’elle peut comptabiliser). Elle contraint les personnes, en rendant nécessaire leur connexion au réseau et forçant leur intégration à ses logiques gestionnaires informatisées.

La ville durable, ou la nature morte

Lyon, territoire pilote du désastre

L’anglicisme « Smart grid » désigne ce qu’on pourrait traduire par « réseau électrique intelligent ». Cette nouvelle étape dans la gestion et distribution de l’énergie serait un des piliers de la « troisième révolution industrielle » prophétisée par l’économiste idéologue Jérémy Rifkin et adoptée par les gouvernements des pays industrialisés. Elle combinerait : pilotage, optimisation du réseau électrique par le numérique avec insertion de sources d’énergie alternatives (photovoltaïque, éolien, hydroélectrique...) et développement de nouveaux usages (mobilité électrique, habitat connecté...). C’est dans cette logique que s’inscrit le déploiement des compteurs communicants Linky : puisque les énergies renouvelables, par nature intermittentes, imposent une prise en compte des pics de production et des périodes d’absence de production, il faut évaluer les besoins énergétiques des équipements électriques « en temps réel » en les puçant et les reliant au réseau afin d’assurer l’alimentation permanente de la ville-machine - qui n’est autre qu’une ville électrique. Parallèlement à l’essor des mobilités « douces » on voit peu à peu apparaître de nouvelles applications des fameuses énergies « propres » : bornes de recharge pour véhicules électriques à énergie « certifiée 100 % d’origine renouvelable » (Move in pure), services d’auto-partage de voitures électriques (Bluely), e-Velo’v à batterie individuelle… Mais c’est surtout au cœur du quartier de Confluence que s’opère un véritable tournant avec l’apparition de projets tel qu’Hikari, premier « îlot urbain à énergie positive » (Lyon Smart Community). A la fois « démonstrateur smart grid à échelle réelle et la première brique d’un réseau électrique intelligent à l’échelle de la métropole [26] », il a permis à Enedis et EDF d’expérimenter des techniques de pilotage du réseau grandeur nature (Greenlys, Smart Electric Lyon, Smarter Together, Linky). Né d’une alliance entre le Grand Lyon et le Nedo, agence japonaise de soutien à l’innovation, il s’est développé avec entre autres le soutien de Toshiba, Bouygues Immobilier, Veolia et des startups innovantes de la tech lyonnaise. Hikari est un ensemble d’immeubles conçu de manière à être non seulement auto-suffisant énergétiquement mais également à alimenter un service d’autopartage de voitures électriques (Sunmoov’). Comment ? Eh bien, c’est tout simple : en équipant des bâtiments « éco-rénovés » de panneaux photovoltaïques, d’une centrale à chaleur fonctionnant à l’huile de colza et d’un système de production de froid grâce à l’absorption de l’eau de la Saône ; mais aussi en les truffant de capteurs mesurant la température, détectant le CO2, les mouvements dans une pièce, surveillant la ventilation, l’éclairage… Bref, en calculant et optimisant en continu les consommations.

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La ville infantilisante

Dans ces expérimentations de « smart buildings », chaque ménage est sommé de suivre ses consommations « en temps réel » depuis des applications sur smartphone (Oh my watt, Blue Tic) ou avec une tablette numérique de suivi énergétique (Consotab). Il s’agit de nous doter de plateformes et interfaces « de test des solutions de maîtrise de l’énergie [27] » et d’autant d’« équipements "intelligents" et connectés », pour nous aider à contrôler notre consommation individuelle d’énergie. Chaque citoyen.ne peut dès lors « développer [sa] sensibilité à l’environnement et à l’écocitoyenneté », et devenir « consomm’acteur ». Parmi les propositions du programme Smart Electric Lyon, il y a l’idée que je peux choisir d’« améliorer mon confort au quotidien avec un chauffage connecté [28] », et bénéficier de « l’objet connecté BlueTic et de son application ConsoElec », de cette manière « mon bien-être à la maison est optimisé, ma facture maîtrisée et mon environnement préservé ! » ; de plus si « je réduis mes consommations lors des pics nationaux, j’allège ma facture et EDF me récompense ! ». Si ces technologies sont vendues sous prétexte de favoriser la « transition écologique », en réalité le but de l’« efficacité énergétique » promue par les « Smart grids » n’est pas de réduire la quantité totale d’énergie que nous utilisons, mais de dégager plus d’énergie pour d’autres usages. C’est ainsi que sont conçus la quasi-totalité des schémas d’efficacité énergétique et des technologies soi-disant efficientes exhibées aujourd’hui : « il n’est pas question de réduire la consommation d’électricité globale, mais de rationaliser la distribution pour mieux numériser notre passage sur Terre [29] ».

Il est amusant d’ailleurs de lire les entrepreneur.euse.s du « monitoring d’immeubles » augmenté de « green tech » relativiser sur le potentiel de ces technologies : « on peut peut-être gagner 10 % [sur notre consommation habituelle] mais on apporte surtout plus d’automatisme et plus de confort [30] ». D’abord, le pauvre pourcentage de gain, dont la relativité ne montre que la futilité de l’argument, vaut seulement lorsque les expérimentations ne sont pas un formidable échec comme l’est l’îlot Hikari mentionné plus haut : « La cogénération au colza ne fonctionne qu’à 30 % au lieu des 70 % prévus avec des coûts de fonctionnement exorbitants et des pannes à répétition. Du coup, la principale source d’énergie thermique depuis quatre ans provient du gaz fossile. Les 3 000m2 de panneaux photovoltaïques placés sur le toit et les vitrages produisent de l’énergie, en revanche leur rendement n’est pas optimisé et les batteries de stockage d’électricité sont hors d’usage [31] ». Les bâtiments sont truffés de gadgets made in Japan non maîtrisés qui sont inutilisables et les copropriétaires, pourtant jadis acteur.trice.s de la valorisation du projet, contestent aujourd’hui l’utilisation vitrine d’Hikari comme emblème d’un soi-disant « quartier durable ». On sent alors que les arguments et prospections en vue de la vente et de l’acceptation sociale n’étaient sûrement qu’un écran de fumée pour conquérir des parts de marché. Ensuite, l’objectif n’est pas tant de réduire la consommation que celui de nous procurer un sentiment de plaisir et de bonne conscience. Nous confions aux machines notre rapport au monde, plongés dans l’abstraction de nos vies énergivores laissant les logiques de la mesure et de l’efficacité envahir le chez-soi. Les interfaces numériques de gestion de nos appétits énergétiques accentuent notre éloignement de la réalité concrète et sensible des matières et infrastructures dans lesquelles nous puisons les flux nécessaire à nos existences au sein desquelles 1kW d’électricité n’est qu’une ligne sur une facture ou des données encodées sur notre écran de contrôle.

Des datacenters poussent, pas des jardins…

Ce dont il faut avoir conscience par ailleurs, c’est que notre consommation individuelle (logement, déplacements etc.), sans arrêt mise en avant par les discours culpabilisants du pouvoir, ne représente qu’une part infime de la consommation totale d’énergie comparée à ce qui est englouti par le complexe industriel (usines, chantiers, mines, transport de marchandises, réseaux de distribution…). Alors que notre marge d’action se réduit à des éco-gestes dictés par des appareils de mesure, la ville-machine impose le déploiement des compteurs connectés Linky, remplaçant quelques millions d’anciens compteurs en parfait état de marche depuis plus de 40 ans pour la majorité par une version hi-tech dont l’obsolescence est programmée à une quinzaine d’années. Il en va de même pour le réseau 5G impliquant de renouveler l’ensemble du parc de téléphones portables et de fabriquer massivement antennes ou small cells... Le ciment de la ville-machine est fait de réseaux connectés, dont les centres névralgiques sont les datacenters, usines de stockage et de gestion continue de milliards de données issues des « Smart grids » ou encore du « monitoring urbain ». Rien que l’invisibilisation physique et la surconsommation énergétique de ces derniers vont à l’encontre de la sobriété énergétique. La multiplication, sous couvert d’écologie, d’applications sur smartphones, tablettes tactiles, capteurs, complexes informatiques, objets électriques et connectés, est une absurdité qui illustre l’utilisation de la pseudo dématérialisation numérique pour cacher le caractère intrinsèquement polluant et énergivore de cette industrie. Voyez la démesure du projet de smartification à travers cette citation du patron d’IBM :

« Pensez maintenant à un monde qui compterait un milliard de transistors par être humain [...]. C’est ce que nous aurons d’ici 2010. Le nombre d’abonnés aux téléphones mobiles atteindra probablement le chiffre de quatre milliards d’ici la fin de cette année, et 30 milliards d’étiquettes d’identification par radiofréquence seront produites à l’échelle planétaire dans les deux prochaines années. Des capteurs sont intégrés à des écosystèmes complets – chaînes d’approvisionnement, réseaux de soins de santé et villes – même les milieux naturels, comme les rivières, y ont droit [32] ».

La fascination que suscitent cette urbanité numérique en devenir et son économie reste toutefois oublieuse de leur matérialité. Cette dernière est masquée par la nature synthétique, façade de la ville morte que l’on fait pousser sur les murs et toits des bâtiments de béton. Décors aseptisés des quartiers vitrines où règne la léthargie d’une vie morne, calculée jusque dans ses moindres recoins. L’espace urbain se bâtit en îlots de « nature préservée » et en implantation d’innovations informatisées. De la « végétalisation de façade » aux bornes dépolluantes pour purifier l’air ambiant, comme celle développée par le groupe lyonnais La Barrière Automatique, l’espace de la ville-machine doit demeurer karchérisé, exempt du caractère foisonnant de la vie dans son déploiement. Si nous pouvons alors déambuler dans ce spectacle de l’écologie, c’est seulement au détriment de ce qui nous est proprement dissimulé et qui se joue, bien loin de nos yeux, dans les coulisses de la société industrielle.

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… et la Terre et les humains se meurent

L’illusion de la transition écologique par la « dématérialisation » numérique s’arrête aux portes de nos cités futuristes. Elle se matérialise par l’extraction de toujours plus de matières premières et leur transformation aux quatre coins du monde par des procédés industriels lourds dont on ne peut méconnaître l’ampleur des ravages pour l’air, les eaux, les sols et les êtres vivants. Elle se dévoile furtivement la nuit lorsque nous apercevons ces autoentrepreneur.euse.s uberisé.e.s qui jusqu’à l’aube, pour parfois deux euros de l’heure, ramassent des trottinettes connectées pour les recharger chez elles et eux à l’aide de notre bonne veille énergie nucléaire. La réalité de la société nucléaire (mines d’uranium, rejets autour des centrales, production de déchets radioactifs, travailleurs irradiés, accidents industriels, etc.), ne saurait plus nous faire avaler le caractère « doux » et « vert » d’une ville qui repose sur le tout électrique. Tout comme les énergies dites renouvelables qui ne se substituent pas mais s’ajoutent aux énergies fossiles, dont elles dépendent à tous les stades de leur production : lors des opérations d’extraction des matières servant aux nouvelles infrastructures, lors de la fabrication, l’installation et la maintenance de ces dernières, ainsi que lors de leur démantèlement, dont les déchets non-recyclables finiront dans des d

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