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[Brochure] Arenc, le matin des centres de rétention - Enquête sur l’enfermement des étrangers·ères à Marseille, de 1963 à 2006

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Arenc, le matin des centres de rétention — Enquête sur l’enfermement des étrangers·ères à Marseille, de 1963 à 2006

Dans les années 1960, Arenc est un lieu dont personne ne se préoccupe. Pourtant, c’est dans l’utilisation que l’administration a faite de ce hangar vétuste du port autonome de Marseille qu’ont été rationalisées les pratiques d’expulsion, de refoulement et de reconduite à la frontière des étrangers jugés indésirables. Arenc, c’est l’ancêtre des centres de rétention ; son histoire nous raconte l’avènement de ces lieux d’enfermement finalement banalisés et inscrits dans le droit, réprimant non pas un acte mais un état, celui de ne pas avoir les bons papiers.

À partir des années 1960, la police enferme des étrangers en toute discrétion sur les quais marseillais d’Arenc, afin de les faire embarquer plus facilement dans un avion ou un bateau à destination de leur pays dit d’origine. Lorsque ces activités sont découvertes en 1975, l’affaire de « la prison clandestine » fait grand bruit et une importante mobilisation met en accusation le gouvernement Jacques Chirac [1] alors en exercice. Mais la rétention administrative sera finalement légalisée par le ministre Christian Bonnet en 1980. Elle ne sera jamais remise en cause et certainement pas par les socialistes qui arrivent au pouvoir alors, après s’être pourtant engagés contre Arenc.

Mohamed, celui par qui le scandale arriva

Du 11 au 20 avril 1975, Mohamed Mohamed Cherif, un pêcheur d’origine marocaine en situation régulière, ne donne plus signe de vie à son entourage après avoir répondu à une convocation au service des étrangers de l’Hôtel de police de Marseille. Son avocat s’inquiète : Mohamed est alors en pleine procédure contentieuse contre les autorités consulaires de son pays, qu’il accuse de l’avoir violenté, et un représentant marocain en France l’a déjà ouvertement menacé d’expulsion. Maître Sixte Ugolini, également responsable local du Syndicat des avocats de France (SAF), alerte alors l’opinion en tenant une conférence de presse, parlant « d’enlèvement » puisque son client n’a « pas été présenté au Parquet au terme de la durée légale de la garde à vue ». Il harcèle l’administration par téléphone et par des visites répétées à la préfecture, et finit par obtenir d’un fonctionnaire, qui préfère garder l’anonymat, un numéro de téléphone. Il le compose et se rend compte qu’« il y avait quelque chose. Le débat fut vif, on me demanda comment j’avais obtenu ce numéro. Je ne savais pas à quoi j’avais affaire, mais je les ai prévenus que je ne lâcherai pas ». Deux journalistes locaux, Alex Panzani de La Marseillaise et Jean-Claude Baillon du Provençal, se saisissent de l’affaire, avertis par l’avocat qui compte secouer le panier de crabes. « Au début, Defferre (le maire socialiste de Marseille) a voulu les faire taire, jusqu’à ce qu’il comprenne que c’était vraiment grave », se souvient Me Ugolini. Finalement, face à l’attention que l’affaire suscite, Mohamed est relâché juste avant d’être embarqué à Sète. De retour à Marseille, il peut livrer son témoignage. Il raconte alors qu’à l’Hôtel de police, on l’a forcé à signer un document dont il n’avait pas pu prendre connaissance avant d’être enfermé pendant six jours « dans un hangar à la Joliette (un quartier du 2e arrondissement de Marseille) sans savoir précisément ce qui allait se passer [2] ». https://infokiosques.net/IMG/png/capture_d_ecran_du_2023-11-07_09-42-20.png' class="spip_doc_lien mediabox" type="image/png

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« D’étranges mouvements de fourgons »

C’est grâce à Latif [3] qu’un hangar sur les quais d’Arenc est identifié comme étant l’endroit où Mohamed, et bien d’autres, ont été et sont toujours retenus. Le 15 avril 1975, alors qu’il aurait dû repartir libre après l’audience où il était jugé pour une petite affaire de droit commun, Latif est embarqué dans un fourgon de police au seuil du Palais de Justice, sous les yeux de ses parents venus le chercher. Se doutant d’un problème, ils avertissent Me Ugolini et suivent le fourgon jusqu’aux barrières du port autonome. C’est désormais certain, le lieu d’enfermement se situe sur les quais d’Arenc. Me Ugolini poursuit l’enquête : « Certains de mes clients d’origine étrangère évoquaient un curieux endroit sur les quais dont ils avaient entendu parler, et des dockers me disaient avoir remarqué d’étranges mouvements de fourgons. » Grâce à la médiatisation de l’histoire de Mohamed, d’autres parents de personnes enfermées dans le hangar se manifestent. En planque, dans la matinée du 19 avril 1975, Alex Panzani, Alain Dugrand de Libération et le vice-président du SAF François-Noël Bernardi réussissent à photographier plusieurs Marocains transférés du hangar jusqu’au bateau les renvoyant dans leur pays d’origine. Publiés dans la presse, les clichés sont la preuve ultime de l’institutionnalisation d’une pratique dont Mohamed et Latif ne sont pas les seules victimes. Par la suite, de nombreux autres cas d’enfermement arbitraire seront médiatisés.

Une prison pas si clandestine

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Une partie de la presse ainsi que les personnes mobilisées pour dénoncer l’affaire prennent dès lors l’habitude de parler d’Arenc comme d’une « prison clandestine ». Clandestine aux yeux des individus certes, mais pas pour l’administration. En effet, le fonctionnement d’Arenc n’échappe pas aux autorités ; et ce n’est pas seulement le fait de quelques fonctionnaires zélés. En 1963, le bâtiment a fait l’objet d’une transaction entre le propriétaire des murs, la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, et le ministère de l’Intérieur [4]. Son existence est connue jusqu’aux sommets de la hiérarchie, et son fonctionnement encadré par de hauts responsables. Lorsque le scandale éclate et qu’on demande à l’administration de rendre des comptes, le préfet des Bouches-du-Rhône Pierre Somveille assume ainsi publiquement l’utilisation du hangar en déclarant prendre « l’entière responsabilité des mesures concernant les étrangers dans les Bouches-du-Rhône ».

L’emprisonnement à Arenc n’est régi par aucune loi, aucun règlement public ; aucune procédure officielle ne semble exister pour conférer à d’autres autorités que celle du ministère de l’Intérieur un droit de regard sur ce qui s’y passe. Ainsi, pendant une décennie, pas de magistrats, pas d’avocats, pas de bénévoles, pas de journalistes : personne pour restreindre le pouvoir discrétionnaire de la Préfecture en matière d’enfermement des étrangers, personne pour porter un regard sur les pratiques mises en œuvre. Même dans les « camps d’assignation à résidence surveillée » [5], où étaient maintenus les étrangers suspectés de soutenir le FLN [6] pendant la guerre d’Algérie entre 1958 et 1962, l’administration faisait l’objet d’un contrôle de la part des élus locaux, des journalistes et d’associations telles que la Croix-Rouge et la Cimade [7]. La différence entre un camp comme celui du Larzac, « l’un des plus importants camps dans les annales françaises de l’internement administratif [« Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale : le cas du centre d’assignation de Larzac (1957-1963) », Marc Bernardot, Bulletin de l’IHTP n ° 80, 2004.]] », et Arenc, c’est la discrétion. Le camp du Larzac ne pouvait échapper à une vigilance extérieure, étant donné sa visibilité sur le territoire et l’impact important sur son environnement, en termes économiques et policiers. Arenc, à l’inverse, s’installe et fonctionne sans faire parler de lui. L’inauguration se fait en catimini avec le commissaire d’arrondissement, et le port autonome offre une enceinte sécurisée où, encore aujourd’hui, on ne peut entrer que muni d’une autorisation. Pour plus de discrétion, les CRS qui s’occupent dans un premier temps de la surveillance sont remplacés en 1969 par les agents de la police aux frontières (PAF) [8]. Pas de barbelés, pas de baraques, rien n’est visible de l’extérieur. Seul un escalier surplombé par une sorte de mirador où un agent surveille les allées et venues sans se faire remarquer pourrait laisser penser que ce hangar-là n’est pas tout à fait comme les autres. Préfigurant les choix qui seront faits par la suite pour la construction des centres de rétention administrative (CRA), l’architecture du hangar permet isolement et discrétion par rapport au reste de la population. D’ailleurs, lorsqu’en 2006 le CRA de Marseille est transféré du port au quartier du Canet, le projet de construction explique qu’il s’agit de ne perdre aucun des avantages qu’offraient le vieux hangar : « Le but est de ne rien montrer, de ne rien démontrer puisqu’il n’y a rien à voir, rien de visible y compris depuis l’autoroute dont nous avons affranchi les vues en créant une rangée de cyprès en complément de la barrière végétale existante [9]. »

Si la disposition des locaux permet aux forces de l’ordre d’effectuer tranquillement leurs missions de garde et de transfert, les policiers ne peuvent cependant agir totalement seuls : il leur faut entrer en contact avec la Justice, notamment lorsqu’il s’agit de préparer l’expulsion d’un étranger considéré comme délinquant. La mise en œuvre de la double peine – le fait d’assortir une condamnation judiciaire d’une interdiction du territoire et d’une expulsion – est courante alors, et souvent des plus cavalière. Parfois, alors même que l’étranger n’a pas encore été condamné pour l’infraction dont on le suspecte, et bénéficie donc d’une liberté provisoire, la police vient le chercher à la sortie de l’audience. Elle l’enferme à Arenc le temps que soit rédigé un arrêté d’expulsion à son encontre et qu’on le renvoie dans son pays d’origine. C’est ce qui est arrivé le 4 avril 1975 au jeune Salah, qui est cependant parvenu à revenir clandestinement en France après un passage à Arenc et un retour en Algérie. Il se présente alors au juge un mois plus tard pour lui expliquer que c’est à cause de la police qu’il n’a pas pu se présenter au commissariat pour son contrôle judiciaire, dans le cadre d’une affaire de détention de pétards [10] … D’autres étrangers sont tout simplement remis à la police à leur levée d’écrou, pour une « vérification administrative », qui se termine dans un bateau.

Selon le magistrat Louis Bartolomei, « toute la magistrature n’était pas au courant, mais le juge d’application des peines devait savoir (…) Un jour, un auditeur de justice [un élève de l’École nationale de la magistrature] en stage auprès d’un juge d’application des peines nous a parlé d’Arenc lors d’une réunion, comme si de rien n’était. Il s’y était rendu mais ne savait pas que nous n’étions pas au courant. C’est comme ça que j’ai appris l’existence de cet endroit ». L’affaire provoque des remous dans le petit monde judiciaire marseillais mais, au sommet, la discrétion reste de mise. Le ministre de la Justice, Jean Lecanuet, préfère laisser aux bons soins de Michel Poniatowski, alors ministre de l’Intérieur, le règlement de cette affaire, qui relève pourtant du respect des libertés, mission confiée à l’autorité judiciaire par l’article 66 de la Constitution de 1958.

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Mais ces magistrats n’étaient les seuls à connaître les pratiques policières menées à Arenc. Dans l’historique présenté sur son site internet, l’Association pour le développement des relations intercommunautaires à Marseille (Adrim) affirme avoir pris en charge « la gestion du centre de rétention d’Arenc » dans les années 1960 [11]. L’Adrim a été fondée en 1950 sous l’appellation d’Aide aux travailleurs d’outre-mer (Atom) afin de remédier aux « difficultés d’insertion de la population nord-africaine primo-arrivante à Marseille ». Sous la houlette de Louis Belpeer, un universitaire chrétien, l’Atom crée sur la ville un vaste réseau de travail social qui devient incontournable avec le temps, jusqu’aux années 1980 où l’association se fait épingler pour sa gestion des subventions étatiques, jugée trop opaque par la Cour des Comptes. Elle est alors refondée sous le nom d’Adrim, abandonne son fonctionnement paternaliste et perd sa mainmise sur les activités sociales auprès des étrangers.

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Outre la création de foyers et la mise en place de formations « d’initiation à la vie moderne » [12], l’Atom est impliquée dans le fonctionnement d’Arenc. Les personnes contactées ayant travaillé pour l’Atom, peinent à se souvenir des activités de l’association sur les quais. Plusieurs paraissent même étonnées d’apprendre le lien de l’Atom avec Arenc, pourtant lisible en toutes lettres sur internet. « Je crois qu’il y avait une de nos antennes sur les quais, mais celui qui s’en occupait est décédé », raconte, hésitante, une salariée de l’Adrim qui travaillait déjà du temps de l’Atom. En effet, un rapport stipule que « l’accueil » des migrants faisait partie des missions de l’Atom qui avait « deux “antennes” à la gare et au port avec un service de “premiers secours”, de renseignements et de réglementation » [13]. Dommage que Louis Belpeer soit aujourd’hui disparu, car il en savait manifestement davantage. Dans un entretien inédit réalisé à l’occasion d’une recherche sur l’histoire de son association, cet ancien dirigeant de l’Atom revient sur son expérience des années 1960. Dans le cadre de sa mission d’accueil, il lui arrivait de s’occuper d’étrangers qui, ne disposant pas des documents nécessaires pour entrer sur le territoire, étaient maintenus sur le port pour permettre leur renvoi direct. Cette fonction ne semblait pas le déranger plus que ça, jusqu’au jour où l’on commença à amener sur le port des personnes qui résidaient déjà en France, mais auxquelles on refusait le maintien sur le territoire. Racontant l’histoire d’une vieille femme algérienne débarquant à Marseille pendant la guerre pour se recueillir sur la tombe de son fils, il évoque « le frigo » où la police comptait la mettre car « elle n’avait pas de papiers ». « Le frigo, explique-t-il, c’était un hangar qui servait de zone de transit. Moi j’ai géré un de ces frigos avec du personnel, jusqu’au jour où on a mis des expulsés et plus seulement des non-admis ». À partir de ce changement de fonction du lieu, il raconte avoir refusé de collaborer : « J’ai dit au préfet : “Moi je ne fais pas le flic. Mettez des services de police, moi je ne fais pas ce métier-là”. »

La vie à Arenc : « ni drame, ni mystère » ?

Selon des témoignages de retenus, les conditions de vie et d’hygiène dans le hangar d’Arenc étaient plus que précaires. Aucun suivi juridique de leur dossier n’était assuré et ils ne connaissaient ni les raisons ni la durée de leur enfermement ; leur destin est entièrement placé entre les mains de l’administration et leur quotidien dans celles de la police.

Le premier témoignage diffusé par la presse sur le fonctionnement intérieur d’Arenc fut celui de Mohamed, lors de sa libération : « Dans ce hangar, dont les fenêtres étaient grillagées, il y avait 50 à 60 personnes, dont deux femmes. Les conditions d’hygiène étaient presque inexistantes. Le hangar était muni de lits superposés. Deux fois par jour, on nous apportait un repas composé d’une boîte de sardines, de deux œufs, de fromage et de pain ; six ou sept policiers en uniforme nous gardaient toute la journée [14]. » Par la suite, d’autres témoignages corroborèrent ces descriptions. Certains étrangers, qui ne savaient même pas où ils avaient été enfermés, reconnurent le lieu de leur détention grâce aux témoignages parus dans la presse et vinrent raconter leur histoire à leur tour. Selon un communiqué du ministère de l’Intérieur daté du 22 avril 1975, pas moins de 3 299 étrangers passèrent par Arenc en 1974 (70% de non-admis, 16% d’expulsés, 9% de refus de séjour et 5% de clandestins) [15].

Dans cette déclaration, le ministre de l’Intérieur reconnaît implicitement que le confort du centre n’a pas été la préoccupation primordiale de ses services, mais assure, grand prince, que « des crédits vont être dégagés pour améliorer les conditions d’hébergement de ce centre [16] ». Cependant, jusqu’à son abandon en 2006, Arenc restera un centre de rétention des plus critiqués, en particulier par le Comité européen pour la prévention de la torture qui lui consacre un accablant rapport en 1996.

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À son arrivée au hangar, l’étranger est d’abord emmené dans les bureaux de la PAF pour être ensuite désinfecté à la bombe aérosol dans ce qui tient lieu d’infirmerie. Les locaux de détention sont divisés en cinq compartiments. Le plus grand, réservé aux « Africains », ne dispose même pas d’un lavabo. D’ailleurs, le centre n’est équipé d’aucune douche. Un autre est destiné aux « non-admis », ceux qui n’ont pas même eu le temps de fouler le sol français, pris aux contrôles douaniers, faute de documents nécessaires à leur entrée. Dans un troisième local sont détenus les futurs expulsés ; ils y sont parfois enfermés avant même que la mesure ne soit formellement prise. Un compartiment est réservé aux « isolés », catégorie dont personne n’a jamais su ce qu’elle recouvrait exactement. Enfin, les femmes et les enfants sont séparés des autres prisonniers. L’hiver est glacial dans ce hangar exposé au vent, avec un système de chauffage rudimentaire. Chaque personne ne dispose que d’une couverture, « particulièrement crasseuse et puante », où la vermine prolifère, selon des descriptions faites par un ancien pensionnaire dans les années 1970.

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Il est difficile, voire dangereux, d’essayer de quitter cet enfer. En 1969, un homme tente de s’échapper mais, poursuivi, il se tue en s’écrasant sur une verrière. En 1975, un jeune Espagnol prend lui aussi beaucoup de risques pour se faire la belle. Passé à travers une lucarne, il survit malgré d’importantes coupures. Des actions de résistance collective ont également lieu. En février 1975, selon des témoignages de policiers, des Africains détenus depuis plusieurs semaines incendient leurs matelas. Les autres personnes enfermées prennent part à leur révolte et des CRS sont appelés en renfort [17]. Malheureusement, les tentatives de suicide sont déjà monnaie courante. Alors que le ministre de l’Intérieur vient d’assurer qu’à Arenc, il n’y a « pas de drame, pas de mystère », un jeune homme s’y ouvre les veines avec une boîte de sardines [18]. Après un bref passage à l’hôpital, encore sous le choc, il est rapidement embarqué sur un bateau partant pour l’Algérie. Dans les trois mois qui suivent, deux autres détenus tentent de se suicider de la même façon.

Si, aujourd’hui, les conditions de vie en centre de rétention ne sont plus aussi dures qu’elles ne l’étaient à Arenc, révoltes et automutilations sont encore des réactions fréquentes à l’enfermement. Nous ne referons pas ici l’historique de toutes les luttes et les actes de résistance menés par les étrangers enfermés, mais nous les gardons à l’esprit : le problème posé par l’existence des CRA n’est pas une question de forme. Qu’ils soient infestés de vermine ou dotés de Playstations, les CRA privent de liberté des milliers d’individus au vu de simples données administratives.

À la fin du mois d’avril 1975, plusieurs personnalités politiques, tels que le député communiste Jacques Billoux et la conseillère régionale des Bouches-du-Rhône Jeanine Porte, demandent officiellement au préfet, combien de centres de ce genre compte la France, et qui en a eu l’initiative. Ils n’obtiendront jamais de réponse [19]. Toutefois, il devient clair à cette époque que le dépôt de la préfecture de Police à Paris remplit les mêmes fonctions que le centre d’Arenc, auquel il est explicitement assimilé dans un texte rédigé en 1978 par les ministres de l’Intérieur et de la Justice : « Dès l’entrée en vigueur de la présente instruction, ni le centre d’Arenc ni le dépôt de la préfecture de police ne devront être utilisés comme centres d’hébergement d’étrangers en instance de départ. »

Du secret à la banalisation

Les explications fournies officiellement par la Préfecture et le ministère de l’Intérieur, d’abord tâtonnantes, sont étonnamment proches de celles qui fondent aujourd’hui l’acceptation publique des centres de rétention administrative. Centre d’hébergement et non pas prison, Arenc serait avant tout l’outil dont la République a besoin pour appliquer ses lois relatives à l’immigration. Pas d’idéologie, pas de jugement de valeur, pas de procès d’intention : ces étrangers ont violé les règles, voilà pourquoi ils sont enfermés. Ainsi, les pouvoirs publics rompent, au moins dans l’argumentaire employé, avec l’internement administratif fondé sur la loi du 12 novembre 1938. À l’époque, l’enfermement des personnes était justifié par le danger potentiel qu’elles représentaient pour la nation au yeux du pouvoir, dans un contexte de xénophobie rampante et de guerre où il n’était pas difficile à la France de se figurer des ennemis.

Lorsque, à partir des témoignages de Mohamed et Latif, les associations et la presse commencent à parler d’un « centre parallèle » sur les quais du port autonome de Marseille, la Préfecture se veut rassurante : pourquoi un tel affolement autour d’un simple « centre d’hébergement » [20] ? Rapidement, l’affaire ne désenflant pas, c’est au ministère de l’Intérieur de prendre le relais : « Il n’existe pas à Marseille de prison clandestine ni de centre de détention mais un centre de transit [21]. » Afin de prouver que l’administration sait ce qu’elle fait et ne séquestre pas arbitrairement n’importe quel étranger qui passerait dans le coin, une liste des situations dans lesquelles les individus peuvent se retrouver à Arenc est largement diffusée [22]. Officiellement, trois catégories de personnes sont concernées : celles qui sont arrivées de leur pays sans remplir les conditions pour être admises en France, celles qui se sont maintenues sur le territoire en situation irrégulière, et celles que l’on veut expulser, après une condamnation notamment.

Michel Poniatowski insiste : les étrangers ne sont pas détenus mais « hébergés » – hébergés par des policiers armés dans un cadre agréablement barbelé. Il assure également que la majorité des personnes n’y séjourne jamais plus de deux jours [23], ce qui fait tout de même 24 heures de détention arbitraire ; on peut se demander ce qu’il advient des autres. Rapidement, l’administration locale décide de faire face à la polémique en reconnaissant l’existence du centre et en la légitimant au nom du maintien de l’ordre public : enfermer pour préparer l’expulsion d’un individu ayant enfreint les règles françaises. Afin d’illustrer le bien-fondé de cette argumentation, le préfet prend l’exemple d’un « ressortissant d’Afrique noire » qui, condamné pour violence, devait être expulsé. Laissé en liberté, il se fait arrêter plus tard pour homicide volontaire. L’homme, souffrant de pathologies psychiatriques, est interné et pris en charge par l’Aide sociale. Le préfet conclut logiquement : « Je pense que ce cas démontre bien que, si l’on veut sauvegarder l’ordre et la tranquillité publique, il faut conserver sous surveillance administrative les étrangers [24]. » On perçoit bien ici la mise en œuvre de la fameuse rhétorique du fait divers, lorsqu’un événement dramatique est utilisé pour stigmatiser une catégorie de personnes avec lesquelles le « coupable » aurait un point commun. Ce mécanisme permet alors de justifier la mise en place de mesures répressives à l’encontre de toute une population suspectée de déviance.

Pour dédramatiser la situation, il est également important pour l’administration de donner une impression de continuité dans les pratiques de gestion des flux migratoires : Arenc n’est pas un dispositif d’enfermement d’un nouveau genre, c’est juste une disposition sans conséquence de large portée, destinée à faciliter le travail de la police et le respect de la loi. D’ailleurs, « avant la création du centre d’Arenc, les modalités d’expulsion étaient exactement les mêmes. Mais de grandes difficultés ont été rencontrées pour cet hébergement depuis l’accession à l’indépendance des pays du Maghreb et d’Afrique. C’est pour faire face à cette nouvelle situation qu’un centre a été créé à Marseille, d’où partent les navires vers l’Afrique [25] ». Ainsi, selon le préfet, loin d’être le fruit d’un projet à grande échelle inscrit dans la durée, Arenc n’est qu’une réaction des autorités pour faire face à une situation nouvelle. Et, à l’époque, personne n’insiste pour étendre à d’autres régions des centres du même type. Ce sont les années 1980 qui verront se développer sur le territoire un véritable réseau de centres de rétention. La droite aura préparé le terrain à la gauche, arrivée alors au pouvoir, en légalisant la rétention administrative.

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La voie de la légalisation

Selon le SAF, soutenu par des syndicats ouvriers et des magistrats, toute personne enfermée à Arenc, même si sa situation entre dans les catégories énumérées par le ministère de l’Intérieur, est victime de détention arbitraire au regard de la loi, car elle a été enfermée plus de 24 heures sans contrôle de l’autorité judiciaire [26].

Plusieurs plaintes pour « détention arbitraire » sont déposées dès le mois d’avril 1975, notamment par Salah. Elie Loques, le doyen des juges d’instruction de Marseille, chargé des plaintes pour détention arbitraire, perquisitionne le hangar le 29 mai 1975, armé d’un plan dessiné par des sources officieuses, ne faisant certainement pas confiance à la visite guidée de la police [27]. Sa démarche semble plutôt prometteuse : convaincu que les mises en détention à Arenc sont irrégulières, il veut inculper le préfet et les policiers. Mais, pour cela, il doit avoir l’accord du Conseil constitutionnel, étant donné la qualité des personnes qu’il compte poursuivre. Le parquet met alors tout en œuvre pour faire obstruction aux décisions du magistrat, et, malgré quelques tentatives de résistance du juge Loques, la brûlante affaire finira aux oubliettes des dossiers gênants.

Devant faire face dans l’urgence à la découverte d’Arenc, l’administration prétend tout d’abord que l’ordonnance de 1945 [28] lui donne le pouvoir d’utiliser un tel endroit pour faciliter l’éloignement des étrangers indésirables. Mais si ce texte parle de l’assignation à résidence dans son article 28, il n’évoque pas la possibilité d’une mise en détention. La pirouette ne peut pas durer, et le gouvernement doit alors créer les conditions juridiques nécessaires à l’acceptation générale de l’existence d’Arenc et de la rétention administrative des étrangers en général.

En 1978, les ministres Christian Bonnet et Alain Peyrefitte entament la légalisation d’Arenc. Par la publication d’une « instruction », qui n’implique pas de discussion au Parlement, ils cherchent à éviter d’éventuels levers de bouclier. À cette occasion, le gouvernement tente de donner une base juridique aux pratiques d’enfermement des étrangers, en distordant les textes existants d’une façon plus élaborée que ce qui avait été entrepris avec l’ordonnance de 1945. Les ministres se fondent sur l’article 120 du Code pénal établissant les sanctions applicables aux directeurs de prison qui accepteraient un détenu sans mandat ou, « quand il s’agira d’une expulsion ou d’une extradition, sans ordre provisoire du gouvernement ». Selon la subtile analyse ministérielle, ce texte est la preuve que le droit français autorise la mise en détention des étrangers en voie d’expulsion.

Les lois de la République ne semblent jamais aussi utiles que lorsqu’elles sont interprétées à dessein. Mais alors, pourquoi ne pas fermer Arenc et mettre tous les clandestins en prison ? Non, car au-dessus de nous veillent des humanistes. Michel Poniatowski explique ainsi « qu’en vertu de l’article 120 du Code pénal, nous pourrions mettre ces étrangers en maison d’arrêt. Mais pour que leurs conditions ne soient pas trop pénibles, nous les envoyons au centre d’hébergement d’Arenc [29] ». Par cette savante entourloupe juridique, le gouvernement réécrit l’histoire : Arenc a été créé pour éviter la prison aux étrangers.

L’objectif de cette justification bricolée est finalement rempli par la création d’une loi, laissant derrière elle les laborieuses analyses de textes. La rétention administrative est définitivement inscrite dans le droit en 1980, à l’initiative du ministre Christian Bonnet. Une loi vient donc couronner des décennies de pratiques arbitraires et permettre leur développement. Car, une fois nommée, la rétention administrative est portée sur la place publique, elle sort de la « clandestinité » qu’on lui reprochait, elle devient l’émanation de la volonté du peuple s’exprimant à travers ses élus. À partir de là, la machine est en route, le gouvernement d’union de la gauche arrivant au pouvoir juste après n’aura plus qu’à prendre le train en marche.

Les quais de Marseille : un sas efficace

Si l’on se réfère à l’organisation actuelle des dispositifs d’enfermement des étrangers, Arenc a rempli en son temps le rôle des centres de rétention – voire même des zones d’attente que nous connaissons aujourd’hui et qui n’avaient pas d’existence légale à l’époque.

On ne sait pas vraiment à partir de quel moment l’administration a commencé à utiliser les quais d’Arenc pour y gérer les flux de nouveaux arrivants sur le territoire français. Selon les sources officielles, tout aurait commencé en 1963, date à laquelle la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille cède au ministère de l’Intérieur l’étage supérieur d’un grand hangar. Les documents internes du « centre de rétention d’Arenc », déposés en 2007 [30] aux archives départementales des Bouches-du-Rhône, sont datés de 1963 à 2003. Mais si le hangar n’a commencé à servir qu’en 1963, les quais d’Arenc ont toujours été un lieu stratégique pour le contrôle des flux de nouveaux arrivants. Ainsi, dès le xviie siècle, les passagers et les marchandises de navires en provenance de zones infectées par des maladies contagieuses étaient maintenus en quarantaine dans le grand lazaret [31] de Saint-Martin d’Arenc.

Les Pieds-Noirs ont eux aussi connu les plaisirs du séjour à Arenc. « Arenc, ça fonctionnait déjà avant 1963. Ma tante y est passée quand elle a été rapatriée d’Algérie en 1962, raconte Mado, l’archiviste du journal La Marseillaise. Elle n’y est restée que deux jours parce que la famille est venue la chercher, mais il y en avait qui restait plus longtemps. » Pour les Pieds-Noirs, « Il y avait un bureau où tu devais signer des papiers, faire des démarches. Ceux qui n’avaient pas les moyens de s’entretenir, qui n’avaient pas de famille, devaient rester là. » De fait, un dispositif d’accueil pour les Pieds-Noirs est mis en place à Marseille à partir du 10 mai 1962, mais « ce sas à partir duquel ils sont disséminés sur le territoire » laisse à ces « rapatriés » l’amertume du déchirement, qui plus est mal organisé par les autorités. « Certains pensaient qu’on était tous des colonialistes. Quand on arrivait, des pancartes “Les Pieds-Noirs à la mer !’’ nous attendaient sur le port », se rappelle l’un d’eux.

Si les quais d’Arenc ont pu servir de lieu d’agrégation pour les plus démunis des rapatriés d’Algérie [32], les premières traces de l’utilisation du hangar comme lieu d’enfermement d’étrangers remontent à 1963. Mais pourquoi 1963 ? La France n’a pas encore adopté une politique d’expulsion massive, et l’immigration n’est pas encore restreinte. Au contraire, dans les années 1960, si les étrangers doivent en principe entrer sur le territoire munis de certains documents, notamment d’un contrat de travail, il leur est aisé d’obtenir leur régularisation sur place dès qu’ils trouvent à se faire embaucher [33]. Et, à l’époque, les emplois ne manquent pas dans l’industrie, les mines, le bâtiment. Le patronat a besoin de cette main-d’œuvre qu’il va parfois recruter lui-même dans les pays d’origine. Mais 1963, c’est aussi la décolonisation, comme l’évoque le ministre de l’Intérieur., et avec elle la fermeture des camps d’assignation à résidence, ces grandes étendues de baraquements où l’on retenait les étrangers identifiés comme menaçant l’ordre public, très utilisés pendant la guerre d’Algérie. Ce type d’enfermement d’une population étrangère dans un contexte de troubles s’est largement développé dans les années 1930, pour contenir l’arrivée massive d’Espagnols fuyant le franquisme. Ainsi, quelques mois après la fermeture de ces camps, le hangar sur les quais d’Arenc recommence à « accueillir » ceux dont la France veut se débarrasser. Ces étrangers qu’on ne désire pas garder sur le territoire, ceux qui ont dévié de la route du citoyen modèle ou ceux qui posent des problèmes d’ordre politique. En effet, il semblerait qu’Arenc ait également servi à cacher des mesures expéditives montées de concert avec les autorités de pays étrangers. Ce fut sans doute le cas de Mohamed. Il ne fait pas bon être opposant au régime marocain dans un département dont le préfet est impliqué dans l’affaire Ben Barka [34]…

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Arenc est un simple hangar délabré récupéré par le ministère de l’Intérieur, qui estime qu’il pourrait servir à ses services de l’immigration en attendant sa destruction prévue. Mais ce local se révèle utile, se pérennise et sert de tremplin à l’officialisation des centres de rétention en s’éloignant du modèle du camp des années 1930, difficilement acceptable pour la société française des années 1970. Son fonctionnement se met en place par tâtonnements, l’administration ne semblant pas elle-même savoir ce qu’elle fait : aucune disposition juridique n’a été prise en amont, celles qui interviendront ne feront qu’avaliser les pratiques préfectorales et policières sur lesquelles il n’est plus question de revenir. Finalement, la découverte de l’existence d’Arenc précipite la pérennisation du type de pouvoir que l’administration s’y est déjà octroyé. Arenc, le dispositif provisoire et officieux, devient Arenc, le centre de rétention établi et officiel de Marseille. Finie la logique de précarité matérielle et temporelle propre aux camps, on donne naissance à un cadre durable et spécialisé pour l’éloignement forcé des étrangers. Un dispositif fondé sur des critères pétris d’objectivité, où l’arbitraire n’aurait plus sa place et où la dignité humaine serait respectée. Un enfermement banalisé et accepté. Pour combien de temps encore ?

CELUI QUON EXPULSE DE TOUT

Résumé de l’acharnement de l’administration contre Latif. Son « cas » a contribué à révéler le scandale d’Arenc.

C’est l’histoire d’un homme qui se perd entre des lignes absurdes. Un gamin né à Marseille qui n’a pas voulu devenir Algérien, seul paria d’une famille de dix frères et sœurs que la France a refusé de reconnaître. C’est un homme expulsé à huit reprises vers un pays qui n’a jamais été le sien, un indésirable qui a toujours su revenir. C’est l’histoire d’une vie déracinée que les frontières ont fini par égarer.

Le mauvais rêve de Latif commence au fond de l’hiver le plus froid du siècle, en janvier 1963. L’indépendance de son pays d’origine bouleverse le destin du minot, qui devient Algérien alors qu’il n’a pas encore 7 ans et vit une enfance ordinaire à Marseille.

Un été, son père l’entraîne en Algérie voir sa famille. Latif finit par rentrer seul, traumatisé, mal à l’aise sur une terre qu’il trouve hostile, lui qui ne parlera jamais arabe, lui qui esquive déjà la prière du soir.

Latif s’espère plombier, quand son père le veut horloger. Ado, il passe quinze jours à l’ombre pour vol de voiture. Un peu plus tard, il prend un an de sursis à cause d’un ami qui donne son nom pour libérer un frère. Il se fait aussi prendre en flag dans une bijouterie. Vol à main armée.

En 1975, son destin se lie une première fois avec Arenc. À la sortie des Baumettes, braqué, menotté, Latif est conduit dans un hangar clandestin sur le port marseillais. Sa famille le retrouve. Le scandale éclate. Latif reste en cage seize jours. En décembre, son arreté d’expulsion signe le début de dix-sept ans de traque.

La première fois, il ne reste pas longtemps à Alger. Le retour en cargo dure 48 heures. Une fois à Marseille, un marin fait le guet. Latif rentre chez celle qui devient sa femme en 1982. Entre-temps, deux nouvelles expulsions. Une fois, il rentre par l’Espagne, puis par l’Italie, passant la frontière sous la jupe d’une vieille femme.

Jusqu’en 1990, la France chasse Latif tous les deux ans, sans pitié. Quand il n’est pas en prison et ne trouve aucun boulot, il fait du recel. En 1988, sa femme lui envoie les flics. Dans la voiture qui l’embarque, il donne un coup de pied dans la tête du conducteur. Il prend deux ans pour coups et blessures. À la sortie des Baumettes, il passe une nouvelle fois par Arenc. Il n’y dort pas. Il est expulsé immédiatement sans voir son avocat.

En 1992, le ministère abroge enfin l’arrêté qui lui a valu huit aller-simples pour l’Algérie, de nombreux mois de prisons pour entorse à la mesure d’expulsion et une déliquescence sociale annoncée.

En 1993, il décroche enfin un premier titre de séjour, mais pas d’autorisation de travail. À cette époque, un de ses jeunes frères meurt d’overdose. Latif veut faire sa propre enquête. Il rencontre des toxicos, se met lui-même à l’héroïne et perd l’usage de son bras gauche dans un heurt avec un dealer. En 1996, la drogue le renvoie en prison pour quatre ans et le conduit même jusqu’en hôpital psychiatrique.

Un nouvel arreté d’expulsion est pris à son encontre par le ministère de l’Intérieur en avril 1999. Latif retrouve le hangar du bout du quai. À l’époque, la Cimade se mobilise et médiatise l’affaire. « Vingt-cinq ans après, on finit le siècle, il y a toujours le centre d’Arenc et toujours le même gars dedans, explique dans Le Monde un membre de la Cimade. On a toujours traité Latif en paria, on l’a marginalisé. On en a fait une proie facile à la récidive, on a freiné sa réinsertion en ne lui donnant pas la possibilité de travailler. »

Finalement libéré, mais assigné à résidence, Latif attend pendant deux ans une autorisation de travail qu’on lui a promise. Fatigué, il retourne en hôpital psy, cassé une nouvelle fois par les vies ultérieures d’une décision prise vingt-cinq ans plus tôt, un arrêté qui l’aura sans doute expulsé d’un pays, mais plus sûrement de la vie.


[1] Sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.

[2] « Le Marocain “disparu” raconte… », Le Provençal, 20 avril 1975

[3] Le prénom a été changé. Voir plus bas

[4] Une prison clandestine de la police française, Alex Panzani, Maspero, 1975.

[5] « La politique des camps d’internement », Benjamin Stora, L’Histoire n° 140, janvier 1991

[6] Le Front de libération nationale était un parti socialiste créé en 1954, luttant pour l’indépendance de l’Algérie

[7] Le « Comité inter mouvement auprès des évacués » (Cimade) est créé en 1939 et s’engage dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1984, une convention passée avec le gouvernement fait de la Cimade la seule association habilitée à intervenir en centre de rétention, fournissant aux retenus une assistance juridique et humaine. Récemment, par le décret du 22 août 2008, le ministère de l’Immigration a lancé un appel d’offre pour trouver d’autres intervenants et ainsi briser la vue d’ensemble et la capacité de dénonciation dont disposait l’organisation.

[8] Une prison clandestine de la police française, op.cit.

[9] « Pour faire des crânes », CQFD n°35.

[10] « Graves rebondissements dans l’affaire de la prison clandestine », Alex Panzani, La Marseillaise, 29 avril 1975.

[11] <http://www.adrim.fr >

[12] Rapport sur l’association Atom et le centre de pré-formation de Marseille, Albano Cordeiro, 1970.

[13] Ibid.

[14] « Le Marocain “disparu” raconte… », op.cit.

[15] « Piteuses explications de M. Poniatowski », La Marseillaise, 23 avril 1976

[16] Une prison clandestine de la police française, op.cit.

[17] Ibid.

[18] « Un immigré “hébergé” au Centre d’Arenc tente de se suicider », Jean-Claude Baillon, Le Provençal, 29 avril 1975.

[19] « Graves rebondissements dans l’affaire de la prison clandestine », op. cit.

[20] « Les détentions arbitraires seraient pratiquées à Marseille », Le Monde, 20 avril 1975.

[21] Communiqué du ministère de l’Intérieur, 22 avril 1975.

[22] Ibid.

[23] « Le ministre de l’Intérieur : “Il n’y a rien à cacher” », Le Provençal, 29 avril 1975

[24] Déclaration du préfet de la région Provence-Côte d’Azur Pierre Somveille devant le Conseil général des Bouches-du-Rhône le 30 avril 1975.

[25] « Le “centre d’hébergement” d’Arenc a été visité par le magistrat chargé d’instruire une plainte pour détention arbitraire », Le Monde, 31 mai 1975

[26] « Nouvelles preuves de l’illégalité du centre de Marseille », L’Humanité, 24 avril 1975.

[27] « Perquisition du juge d’instruction au “centre” d’Arenc », Alex Panzani, La Marseillaise, 30 mai 1975.

[28] L’ordonnance n°45-2658 du 2 novembre 1945 est la base de la législation applicable aux étrangers en France, bien que de nombreuses modifications lui aient été apportées depuis. Ce texte a été adopté après la Seconde Guerre mondiale afin de se doter d’une structure juridique cohérente en matière de droit des étrangers, au moment où la question migratoire devient un véritable enjeu national pour la reconstruction et la repopulation de la France. Dans la même perspective, la création de l’Office national d’immigration est censée donner à l’Etat le monopole de l’introduction de main d’œuvre étrangère dans le pays, auparavant prise en charge par le patronat à travers la Société générale de l’immigration.

[29] « M. Poniatowski justifie l’existence du centre d’Arenc », Le Monde, 26 novembre 1978.

[30] Nous n’avons pas pu y avoir accès, elles ne seront consultables qu’en 2057. Une demande de dérogation a été faite, mais nous n’avons pas encore obtenu de réponse.

[31] Les lazarets étaient utilisés depuis le xve siècle afin d’y garder à l’écart de la population les personnes souffrant de maladies transmissibles ou considérées comme telles. Plusieurs hôpitaux encore en fonction aujourd’hui sont d’anciens lazarets, comme l’hôpital Saint-Louis à Paris.

[32] 1962 : L’arrivée des Pieds-Noirs, Jean-Jacques Jordi, Autrement, 1995.

[33] La France et ses étrangers : l’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Patrick Weil, Calmann-Lévy, 1991.

[34] La carrière de Pierre Somveille est étroitement liée à celle de Maurice Papon. Après l’avoir rencontré en 1944 à la préfecture de Gironde sous le régime de Vichy, il le suit dans ses différents postes préfectoraux. Il sera son directeur de cabinet à la préfecture de Police de Paris de 1961 à 1967, période marquée par plusieurs épisodes de répression sanglante, comme la manifestation pour l’indépendance de l’Algérie du 17 octobre 1961 ou les crimes perpétrés au métro Charonne le 8 février 1962. En 1965, Mehdi Ben Barka, influent leader anticolonialiste et opposant socialiste du roi Hassan II, est enlevé par des policiers français et des truands recrutés par les services secrets marocains. L’un des hauts fonctionnaires officiellement chargés d’aider la Justice dans son enquête n’est autre que Pierre Somveille. Le corps de Ben Barka ne sera jamais retrouvé et il sera prouvé que les responsables français n’ont jamais communiqué les informations dont ils disposaient sur les circonstances et les auteurs du rapt. De 1968 à 1974, Pierre Somveille seconde le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin qui a déclaré la guerre aux gauchistes. Il est ensuite envoyé à la Préfecture des Bouches-du-Rhône, qu’il quitte en 1976 pour la préfecture de Police à Paris jusqu’en 1981.

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