Une nouvelle action Code Rouge s’est tenue en Wallonie sur le site de Total Energies à Feluy les 26 et 27 octobre dernier. À écouter la presse, rien de neuf entre cette action et celle d’il y a deux ans sur le même site : des activistes pacifistes seraient venu-es bloquer un site industriel (qui continuait en fait de fonctionner à bas régime) pour dénoncer et visibiliser les agissements criminels de Total (que nul.le n’ignore pourtant plus aujourd’hui). Des activistes, a-t-on même entendu, auraient joué au frisbee avec les braves policiers du plat pays. C’est tout autre chose qui s’est ceci dit joué ce week-end : les règles de la partie de frisbee ont changé.
Vendredi 25 début de soirée : loin du site de Total, en plusieurs endroits, des activistes se regroupent, partagent un repas et sont brieffé-es quant à l’action du lendemain, le matos à se répartir et le trajet qui les mènera à la cible. Surprise : c’est de nuit que nous nous déplacerons, après quelques heures de sommeil à peine, histoire de prendre de court les éventuels blocages policiers. Un petit groupe (90 pers) logé au cœur d’un village cossu du Hainaut, dans un vaste dortoir, dont la rue est surveillée par une bagnole de keuf, trouvera même à duper les policiers somnolents : on coupe à pas de loup à travers un jardin, on rentre dans un bâtiment indiqué et mis à notre disposition par des villageois-es sympathisant-es et on en sort deux par deux par une belle porte cochère : nous voilà entamant à la dérobée et en toute furtivité notre périple jusqu’au point de blocage. Une marche éprouvante de 18km à 2h30 du matin, à travers bois et champs, s’enclenche à la lumière rouge de nos lampes frontales : une jolie guirlande qui serpente discrète dans la nuit et qui carbure à la rage contre Total. À la fin du trajet, le souffle ne manquera cependant pas pour entonner « siamo tutte antifasciste » ! Un autre groupe, plus fourni (300pers) et encore plus éloigné du point de blocage, a pu lui profiter d’une belle grasse mat’ : réveil à 4h30 et départ en cortège de voitures, long mais segmenté, vers la « drop zone ». On s’entasse dans les voitures et on se suit en escadron de 10 caisses, à la queue-leu-leu. À peine arrivées sur la route, les premières voitures croisent les keufs, on change alors d’itinéraire et on emprunte des petites routes de campagnes, sinueuses et bordées de champs. Mais la nuit est noire et les phares trahissent notre présence. Des flics nous prennent en chasse et nous suivent jusqu’à la drop zone : changement impromptu de lieu de rassemblement. Après 10 nouvelles minutes de trajet, on descend enfin des voitures. Ce changement de lieu du premier escadron n’était qu’une diversion et on doit revenir au point de drop initial. Notre joyeux cortège de dupe rejoint le gros de la troupe après une quarantaine de minutes à pattes, dans l’obscurité mais en sentant l’excitation monter. Plus de 150 personnes sont en fait déjà rassemblées dans un sous-bois et les dernières ne tardent pas à arriver. On est près de 300 quand notre cortège s’élance vers la cible ; les banderoles se tendent, les drapeaux se hissent et les chants résonnent dans le village. Des silhouettes tout juste réveillées apparaissent peu à peu aux fenêtres : les habitant.es de Marche-les-Ecaussines (village voisin du site de Total) vont commencer à avoir l’habitude de ce genre de réveil. Les deux cortèges confluent à l’aube et débouchent depuis un mince sentier sur les rails réservés aux marchandises de l’usine Total. Il reste une centaine de mètres jusqu’au point de blocage. Et voilà, on est là, même si Total ne veut pas...
La fatigue se fait sentir à l’arrivée, la nuit fut courte, voire blanche pour certaines, mais le camp s’installe quand même en vitesse, délimité par deux barricades de fortune à base de ballast et de poutres de bois, matières premières essentielles à la lutte et qui abondent sur le lieu : de quoi si nécessaire tenir en respect nos ennemis les porcs. On relooke les quelques wagons-citernes sis sur notre camp : on lit « Made in Mordor », « Fais-un geste pour la planète : nique Total » en lettres rouge-sang sur des surfaces de métal bombées.
Première activité du jour : atelier fleurs en papier crépon, pour faire pousser la beauté sur ces rails qui alimentent la mort. Deuxième atelier : on remplit de pierres des chaussettes et autres tissus colorés pour les appendre aux câbles de la ligne de train. Enfin : on repeint les rails couleur arc-en-ciel et on fait battre au vent les drapeaux de ces pays où l’entreprise (néo)coloniale Total fait des ravages sans scrupule : Yémen, Ouganda, Tanzanie, Mozambique, parmi tant d’autres... Ca y est, la déco est refaite, le rail pimpé : on est chez nous, fuck Total. C’est l’heure du déjeuner.
L’après-midi débute sous le signe de l’éruption : des activistes se rassemblent pour faire naitre un volcan sur les rails. On amasse les pierres du ballast, on y plante des brics et des brocs trouvés alentour, on cimente et on se prendra à décorer de bons mots l’édifice évolutif et composite : volcan-farceur. Au même moment des bruits métalliques sourds se font entendre et leur tintement de cristal égayent le groupe : à coups de marteau précis et avec un acharnement stakhanoviste, certain-es délogent toutes les agrafes du rail. Moins bruyant.e.s, mais non moins déterminé.e.s, d’autres déboulonnent et démettent des structures du rail, remplissent de cailloux les échangeurs puis cimentent, démantèlent les aiguillages... #DésarmementTotal, mais sans gaspillage : les agrafes sont réutilisées pour créer des sculptures surprenantes, d’autres accrochées les unes aux autres pour former une longue chaine qui sera peinte et déposée en travers des rails, d’autres encore serviront à maudire à même le sol : on lit « Pouyanné colon » en pesantes lettres ocres-rouilles sur le bitume. Si art a encore un sens aujourd’hui, il était à trouver ce week-end à Feluy, sur des rails à détruire, loin des musées et des artistes – il est à trouver partout où le souvenir vif de ce qu’a pu vouloir signifier le nom ’révolution’ vient encore armer, enflammer et enchanter les pratiques.
On découvre ensuite un ruisseau dans le contre-bas boisé de notre campement et une sortie d’eau de Total qu’on s’empresse de boucher. Mais à notre stupeur, ce que l’on découvre surtout c’est la pollution du sol à cet endroit : des billes de plastique innombrables, quasi invisibles à l’œil nu, infestent la terre. Une pelleté de terre dans un seau, de l’eau pour nettoyer la terre et là l’horreur : des billes par centaines qui remontent à la surface. On n’ose pas imaginer le nombre de billes dans le sol, là au bord de ce ruisseau, dans ce bosquet de noisetiers, rares traces de sauvage dans ce monde minéral et froid, dévasté. On pense alors aux habitant.es des environs, humain.es et non-humain.es, qui boivent cette eau polluée aux PFAS (aussi appelés polluants éternels), aux agriculteur.ices locaux.les qui cultivent ces terres et peuvent retrouver ces billes lorsqu’iels la travaillent, ou aux gamin.es qui les découvrent, perplexes, en jouant dans l’herbe. On ne va pas mettre fin en un week-end à la destruction qu’engendre la compagnie aux millions de billes, autour de Feluy et ailleurs dans le monde où elle pille, polluent, contamine – tue –, mais on est aussi là pour dépasser le sentiment d’impuissance face à la machine et pour venger celles et ceux qu’on a sacrifié-es au nom du profit.
Le jour décline, et un sentiment de sereine félicité règne sur le camp. On s’installe en haut des wagons-citernes pour le coucher de soleil, une flûte folâtre charme l’atmosphère, et même les intimidations policières n’y font rien : la révolte dessine un paysage magnifique. Après le repas, on entend des notes de musique vrombir à plein pot : on est parvenu à se faire livrer en soumsoum une grosse enceinte... c’est la teuff, on entonne à tue-tête « sara perché ti amo », « tout le monde déteste la police » sur de la techno, « free from desire », « Hétéro-cis nulle part / Queerzone partout ! Les fachos nous détestent, pourquoi ? Parce qu’ils sont jaloux », on danse à corps délié, on se bouscule chaleureusement. On croyait être épuisé-es, mais le démon de la danse nous a pris par surprise... Vraiment épuisé-es, certain.e.s finissent par se coucher, d’autres lancent un documentaire sur cette dégueulasserie nommée Total (oui oui, on avait un projecteur et une toile de tissu dans nos valises). Et toustes, ou presque, nous voilà nous assoupissant enfin... La brume nocturne s’installe. Comme pour couvrir ces quelques esprits de la nuit qui s’en vont sectionner des câbles en rafale. Et la chouette hulotte d’alors hululer, pour encourager dans leurs œuvres les insaisissables silhouettes du désarmement.
La nuit passe sans incident : nos veilleureuses se relaient sans rechigner. Le réveil est des plus doux. Vient l’heure de parler évacuation entre nous, d’entamer quelques tractations avec la police quant à notre départ. On remballe tout, on reprend nos crasses (le site est déjà suffisamment infect comme ça) et on élabore spontanément un plan pour soigner notre sortie : on décide de détacher un wagon-citerne et de le pousser en direction des keufs et de Total, en semant au passage des champignons invasifs sur les traverses de bois des rails. L’image est incroyable : on déplace le wagon en chantant en choeur « Total – Total – reprend ta merde ! », les fumis fument en couleurs et on fait volte-face d’un coup pour se casser d’ici. Le cortège emprunte les rails pour sortir du point de blocage, jusqu’à trouver un point pour rejoindre la route. Le hasard faisant bien les choses, cette sortie de rail nous fait déboucher sur une station à essence Total : quelques personnes en profitent pour en un éclair peinturlurer l’endroit et remplir de colle et de mousse expansive les pistolets à essence. Le reste du trajet est gai au possible, les chants pleuvent et on atteint le point de ralliement final où nous attend une fanfare enthousiaste qui fera danser une dernière fois toustes les activistes réunies et fières.
Le mythe structurant de cette action était Princesse Mononoké – la princesse de l’esprit vengeur. Les deux cortèges évoqués ci-dessus se composaient de cerfs et de loups. Dans l’animé de Miyazaki, la forêt est en proie à l’exploitation dévastatrice des humains. La déesse-louve Moro, mère adoptive et protectrice de San la princesse Mononoké, ne peut qu’entamer une guerilla de résistance contre la folie destructrice des humains : le vivant qui se défend a des ennemis à abattre. Le Dieu-Cerf protecteur de la forêt, sagesse critique qui oeuvre à l’équilibre, est convoitée pour sa tête qui, coupée, serait source d’immortalité. Et la déesse-louve et le dieu-cerf finiront tuées par les humains. Mais ni l’une ni l’autre ne meurt tout à fait : l’esprit vengeur et enragé de la Louve perdure à travers sa fille qui est l’emblème de l’alliance de l’humaine devenue autre qu’humaine et du vivant qui se soulève ; l’esprit du Cerf se diffuse lui en une repousse invasive d’herbe et de fleurs : on ne se débarrasse pas de la nature qui se défend en coupant une tête, car elle est partout et sans chef, prête à renaître et se soulever à nouveau. Ce week-end à Feluy, l’esprit de la vengeance a frappé une première fois, et des fleur.e.s Mononoké ont poussé nombreuses, joyeuses. Total, prépare-toi à manger tes morts !
PS : On a appris depuis lors qu’Infrabel portait plainte contre Code-Rouge suite au constat des dégradations sur le rail. La porte-parole d’Infrabel, qui a notamment travaillé pour des institutions aussi louables que la banque ING ou la Solvay Buisness School, regrettait par ailleurs dans son communiqué que les activistes s’en soient pris au moyen le plus propre pour transporter les marchandises de Total (le fret ferroviaire). Décidément, aux postes clés les esprits creux... À toutes fins utiles, on rappelera à cette porte-parole, et à toutes les paroles par celle-ci portées, qu’il n’y pas de ’transport propre’ des marchandises de Total : ce qu’il y a, ce sont les marchandises de l’entreprise écocidaire et (néo)coloniale Total transportées par des rails de train heureusement mis hors-service par nos vaillant.e.s activistes le week-end dernier. Transporter ces marchandises, c’est participer à salir le monde, c’est se faire acteur de la logistique du désastre. Ce flux de marchandises nocives nous tue : nous l’avons interrompu pour un temps, nous tenterons au plus tôt de le défaire complètement, avec ou sans la complicité d’Infrabel...
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