Sommaire
- INTRODUCTION
- AUX SOURCES DU RACISME FRANÇAIS : L’ESCLAVAGE ET LA COLONISATION
- Le racisme des Lumières et l’universalisme europeano-centré
- Un racisme législatif pour justifier l’exploitation
- Le scientisme au service d’un racisme biologique
- La colonisation, une « action civilisatrice » des « races supérieures »
- La hiérarchisation des races au service de la domination
- UN RACISME STRUCTUREL EN FRANCE
- DU COLONIALISME À LA FRANÇAFRIQUE, UNE CONTINUITÉ RACISTE
- QUELLES LUTTES ? QUELLES PISTES ? COMMENT DÉCOLONISER ?
- GLOSSAIRE
- POUR EN SAVOIR PLUS
- SOUTENEZ SURVIE
Le plan de la brochure :
INTRODUCTION
AUX SOURCES DU RACISME FRANÇAIS : L’ESCLAVAGE ET LA COLONISATION
UN RACISME STRUCTUREL EN FRANCE
DU COLONIALISME À LA FRANÇAFRIQUE, UNE CONTINUITÉ RACISTE
QUELLES LUTTES ? QUELLES PISTES ? COMMENT DÉCOLONISER ?
GLOSSAIRE
INTRODUCTION
Survie est une association qui lutte contre le néocolonialisme français en Afrique sous toutes ses formes : la Françafrique. Elle travaille aussi sur des situations plus directement coloniales, par exemple sur le processus d’indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie ou sur la situation de Mayotte arrachée aux Comores.
Ce texte vise à fournir quelques réflexions sur les liens entre le colonialisme, la Françafrique et le racisme. Il vise aussi à faire des ponts entre les mouvements anticoloniaux, antiracistes et décoloniaux actuels pour nous renforcer mutuellement et trouver des axes de luttes communes.
Le racisme moderne, construction développée pour justifier l’esclavage et la colonisation entre le 16e et le 19e siècle, structure encore la société française. Il continue d’imprégner les politiques menées par l’Etat français dans ses anciennes colonies africaines, dans les territoires jamais décolonisés et dans le traitement des personnes descendantes de colonisé-es en France. L’idéologie de la « grandeur de la France », si consensuelle dans l’hexagone, occulte systématiquement que la richesse et la puissance française se fondent sur l’exploitation des peuples (néo)colonisés, dont les vies, du fait du racisme, sont moins considérées.
« Les nations européennes se vautrent dans l’opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier. »
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961
AUX SOURCES DU RACISME FRANÇAIS : L’ESCLAVAGE ET LA COLONISATION
Le premier Empire colonial français, comme pour une grande partie de l’Europe nourrie de la prédation des Amériques depuis la fin du XVe siècle, est marqué par une longue histoire esclavagiste.
L’esclavage et la colonisation à l’époque moderne ont été fondateurs du racisme comme structure d’exploitation, dans le but de justifier la capture, le transport, l’exploitation et la réduction en esclavage de millions de personnes. S’impose alors, à partir du XVIIe siècle, une conception racialisée de l’esclavage. Celle-ci se développe dans le monde colonial et contribue à construire des identités raciales. On assiste à l’émergence d’un concept de race profondément liée à l’essor de l’esclavage atlantique, à tel point que le mot « nègre » au XVIIIe siècle devient synonyme d’esclave. Dans le même temps, les populations sont progressivement nommées, catégorisées, essentialisées, hiérarchisées selon leur couleur de peau à l’échelle de la planète.
Le racisme des Lumières et l’universalisme europeano-centré
Les philosophes des Lumières sont pour la plupart peu sensibles à la question de l’esclavage, et tous sont empreints de préjugés raciaux. Même si l’enseignement actuel dans le secondaire insiste sur les textes sur l’esclavagisme les plus critiques de Condorcet ou de Voltaire, dans les faits, au XVIIIe siècle, un racisme biologique à visée scientifique se structure chez ces mêmes auteurs.
Par exemple, la théorie des climats de Montesquieu associe climat chaud à paresse, faiblesse, passivité. Il défend ainsi dans De l’esprit des lois en 1748 que dans les « pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort le courage, [...] l’esclavage y choque [...] moins la raison ». Voltaire associe plus franchement cette idée à la couleur de peau, affirmant notamment dans son Traité de métaphysique (1734) : « Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes, etc omme les singes le sont aux huîtres ».
L’universalisme des Lumières mêle un discours sur les droits de l’Homme et sur l’égalité pour les Blancs en Europe, et dans le même temps l’invention des catégories raciales justifie l’inégalité et l’essentialisation. Cet héritage souvent occulté de la philosophie des Lumières, laisse des traces importantes aujourd’hui encore dans un universalisme blanc désignant implicitement l’homme blanc et occidental comme norme. De fait, les déclarations des droits issus des révolutions américaines ou françaises n’incluent pas dans le champ de l’humanité les femmes, les autochtones (« amérindiens ») ou les Noirs... Ce corpus est resté longtemps aveugle au racisme produit par cette norme impensée, et au nom de l’universel ses partisans sont souvent rétifs aux critiques venues de l’antiracisme politique.
Un racisme législatif pour justifier l’exploitation
Il est codifié par le Code Noir dès le XVIIe siècle puis dans le Code de l’Indigénat au XIXe siècle. Le Code noir de Colbert donne à l’esclave, désigné par sa couleur de peau, un statut de bien meuble, qui le prive de son humanité. La racialisation se poursuit et s’approfondit lorsque les colons font de leur blanchité un barrage pour assurer leur domination sur les affranchis et des « libres de couleur ».
Le Code de l’indigénat, né en Algérie en 1875, est étendu à l’ensemble des colonies en 1887. Il fige dans la loi la grande séparation entre citoyen.nes français.es et sujets de l’Empire. Il s’agit d’un ensemble de réglementations qui permettent d’appliquer des peines diverses aux autochtones, sans procès. Parmi les obligations, notons celles qui imposent une autorité arbitraire : interdiction de quitter sa commune sans permis, de tenir des propos offensant envers un agent de l’autorité, et celles qui imposent un travail forcé : obligation d’obéir aux ordres de corvées, de transport ou de réquisition d’animaux.
Dans le même temps, la conquête de l’Algérie, suivie par la colonisation française de territoires et peuples marqués par l’Islam alimente un regard raciste sur « l’Arabe » ou le « Musulman » dont de nombreux traits sont recyclés encore aujourd’hui dans l’islamophobie.
Le scientisme au service d’un racisme biologique
Cette hiérarchisation et justification de l’exploitation coloniale par le racisme se renforce au XIXe siècle avec une prétention désormais scientifique et biologique. Il atteint sa maturité en 1853 avec Arthur de Gobineau et son Essai sur l’inégalité des races. Chaque peuple est censé relever de caractères invariables, physiques et mentaux, qui se transmettent par le sang. Ce racisme biologique permet donc de justifier les privilèges et la domination des européens sur les autres groupes humains ainsi racisés. C’est ce racisme biologique qui a été mobilisé par les empires européens sur les peuples colonisés, mais aussi au sein même des sociétés européennes par le nazisme.
La colonisation, une « action civilisatrice » des « races supérieures »
Dans la première moitié du XIXe siècle se développe un discours moral contre la traite puis contre l’esclavage pour des raisons « humanitaires » qui gagne d’autant plus les élites que la Révolution industrielle rend peu à peu obsolète l’exploitation esclavagiste. Ce même prétexte humanitaire est repris quelques décennies plus tard lorsque les ressources du continent africain commencent à intéresser directement les appétits impérialistes des puissances européennes. Il ne s’agirait pas d’exploiter les hommes et les ressources mais de « civiliser » des peuples vus comme inférieurs.
Cette idéologie, largement partagée par les gouvernants, permet de justifier la colonisation. Par exemple lorsque Jules Ferry cherche à justifier une expédition coloniale sur Madagascar en 1885, il affirme qu’« il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ».
Le racisme est donc aussi au cœur de la constitution du second Empire colonial dans les années 1880. Le discours de puissance français, qui se forge principalement durant la IIIe République, est encore aujourd’hui très présent dans les discours publics et les structures de l’État. Comme lors de la période précédente le fossé est immense entre le discours et la pratique. Dans les faits, « civiliser » se traduit par une exploitation forcenée, des mains coupées, des massacres de masse...
La hiérarchisation des races au service de la domination
Les missionnaires, militaires et anthropologues européens qui sillonnent les colonies en cours de constitution participent de même à nommer, hiérarchiser, exploiter, créer des « races » dans les territoires convoités. Ces catégories raciales sont ensuite très utiles à instrumentaliser pour dominer de vastes territoires avec peu de soldats. Ainsi, en Algérie, les distinctions entre Berbères et Arabes sont utilisées par les colonisateurs pour diviser et affaiblir les résistances. A Madagascar, la « politique des races » du Général Gallieni (1896-1905) consiste à s’appuyer sur les thèses anthropologiques racialistes de l’époque. Cherchant à affaiblir et réduire la capacité de résistance de la monarchie malgache, Gallieni promeut un recensement systématique de la population utilisant la photographie et la phrénologie (étude des crânes humains). Il classe et cartographie les « races » ainsi créées. Cela permet d’imposer la présence française par l’instrumentalisation de ces groupes contre la monarchie Mérina, doublée par une féroce répression. Dans un autre contexte, au Rwanda, les colons belges ont racialisé les différences sociales entre Hutus et Tutsis, afin d’asseoir leur domination.
Après la seconde guerre mondiale et le choc des politiques exterminatrices nazies en Europe, le racisme biologique est rapidement discrédité et disqualifié. Le racisme évolue alors par des attitudes, comportements et discours racistes qui ciblent désormais les cultures, les unes étant dépréciées, et les autres valorisées. Émerge alors un « racisme culturel » qui maquille le racisme biologique.
Ces constructions racistes sont toujours opérantes et alimentent des discriminations qui touchent les descendant-es de colonisé-es en métropole. Elles se retrouvent aussi dans les politiques menées vis à vis des États anciennement colonisés, ainsi que dans les politiques menées directement par ces derniers. En effet, les pouvoirs néocoloniaux actuels ont retenu toutes les leçons de cette politique de divisions « ethniques », notamment dans le Cameroun de Paul Biya ou dans le Tchad de la dynastie Deby. L’armée française n’est pas en reste dans ses alliances actuelles dans le Sahel ou ailleurs.
Extrait d’un manuel scolaire de 1938 E. Carron, Mme E. Carron, C. Dirand. Les Sciences à l’École primaire certificat d’Études primaire cours supérieur 1re & 2e année. Illustration Creative Commons byncnd Musée national de l’Éducation
UN RACISME STRUCTUREL EN FRANCE
L’esclavage et la colonisation ont donc ancré une racialisation qui déshumanise les peuples qui les ont subis et instaure une hiérarchie des races au sommet de laquelle trône les blanc.hes. Cette hiérarchisation a perduré et imprégné les sociétés post-coloniales de part et d’autre.
Il était hier question de « races inférieures à civiliser » pour Jules Ferry. Il est aujourd’hui fréquent chez les politiciens français de parler des « racailles », « sauvageons », « jeunes de cité », « polygames », « islamistes » à qui on prête une propension au vol, à la violence ou encore à la fainéantise, de manière essentialisée. Autant de traits qui découlent directement des caractérisations de la période coloniale. Cette idéologie et ces stéréotypes, propagés par les manuels scolaires du siècle dernier ou les zoos humains, ruissellent encore aujourd’hui de la bouche des personnalités politiques ou des chroniqueurs de Cnews, entre autres médias, et continue d’infuser dans la population française.
Frantz Fanon a parfaitement décrit l’impact, jusque dans l’intime, de la violence coloniale tant du côté des colonisé-es que des colons. Les individus et les sociétés des deux côtés sont profondément aliénés par ce traumatisme : infériorisation pour les colonisé-es et leur descendant-es, et « ensauvagement » du colon, qui perd en humanité dans l’exercice de la brutalité. Aujourd’hui encore, l’idéologie de « Grandeur » et de « Puissance » de la France pousse à envisager le rapport aux autres par le biais de la prédation, du registre guerrier et de la violence.
Mais le racisme a d’abord une dimension matérielle pour les descendant-es de colonisé-es en France. Il se manifeste notamment par des discriminations. De multiples études prouvent que les descendant-es de colonisé-es ont un moindre accès à l’emploi, au logement, à la formation ou encore à la santé.
Une part de ces discriminations est le fait de comportements individuels, mais les mouvements antiracistes combattent en priorité les structures qui les engendrent. Ils parlent d’un « racisme structurel » ou d’un « racisme d’État » qui désigne un large spectre englobant des discours politiques et médiatiques, des politiques publiques discriminatoires et des pratiques institutionnelles. Ils dénoncent par exemple les pratiques policières et judiciaires discriminantes ou criminelles : « contrôles au faciès », traitement différencié par les institutions judiciaires, violences, parfois mortelles, de la part de la police ou des gardiens de prisons, qui ciblent, de manière écrasante les jeunes hommes noirs ou arabes. Malgré l’évidence, ce racisme des institutions répressives est nié par les autorités, cultivant l’impunité.
Selon de nombreux éditorialistes ou représentants de l’Etat français, la police ne serait raciste qu’aux États-Unis, dans la lignée de l’esclavage. Pourtant, en France aussi, la généalogie de l’organisation policière prend notamment racine dans l’esclavage et la colonisation. Nous pouvons rappeler par exemple la « police des noirs » sur le territoire hexagonal au XVIIIe siècle, ou beaucoup plus proche de nous les Brigades Anti-Criminalités (BAC), qui descendent des Brigades de surveillance nord-africaines des années 1930 devenues les brigades agression et violence des années 1950. Les soulèvements récurrents contre les crimes policiers, comme en 2005, 2020, puis 2023 suite au meurtre de Nahel Merzouk, remettent régulièrement au centre la question de ce racisme et de la colonialité des pratiques policières.
861 morts entre les mains de la police / 20 fois plus de contrôles
Sur la base d’un recensement de 861 personnes mortes entre les mains de la police entre 1977 et 2022, le site Bastamag conclut que le « profil de la victime est récurrent. Il s’agit d’un homme âgé de moins de 27 ans au nom à consonance africaine ou maghrébine ».
D’après une étude du Défenseur des Droits publiée en 2017, les « hommes perçus comme noirs ou arabe [...] ont une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés ». L’Etat français a été condamnés en 2016 et 2021 pour des « contrôles au faciès » et d’autres procédures sont en cours.
Les discriminations dans l’accès au logement à l’encontre des personnes perçues comme maghrébines ou africaines sont prouvées par de multiples études, notamment Les discriminations dans l’accès au logement en France : un testing sur les aires urbaines métropolitaines, INSEE, 2020.
Et si le Code de l’indigénat a été officiellement aboli en 1946, et que les statuts différenciés ont disparu avec les indépendances des années 1960, on a vu se multiplier ces dernières années les lois qui, derrière des formulations universalistes, visent en réalité les musulman.es. En effet, loin de concerner l’ensemble des religions, c’est bien le voile porté par des femmes musulmanes, le « burkini » ou l’abaya qui saturent les débats politiques ou médiatiques sur le sujet. On cherche encore un exemple de dispositif contre la radicalisation qui ait ciblé d’autres groupes que des musulman.es. Le terrorisme d’extrême droite ou les intégristes catholiques semblent échapper à ces outils répressifs. Ces lois accordent, de fait, moins de droits aux musulman.es. Les lois sur les signes religieux, la « lutte contre la radicalisation » ou « le séparatisme », ont conduit concrètement à l’exclusion de jeunes filles du système scolaire, de femmes de secteurs d’emploi entiers, d’accès à des équipements publics, à des licenciements arbitraires, à la fermeture de lieux de cultes ou d’enseignement ou même à la dissolution d’associations antiracistes (en particulier le CCIF).
Durant la période des décolonisations des années 1950 à 1970, de nombreux outils administratifs et militaires coloniaux sont réutilisés pour la gestion des descendant.es de colonisé.es en métropole à des fonctions structurantes à tous les échelons de la hiérarchie étatique. Ainsi, des anciens policiers en Algérie sont devenus gardiens de cités HLM ou de foyers Sonacotra. De nombreux administrateurs coloniaux sont devenus préfets ou ministres suite aux indépendances.
Pierre Bolotte : de l’Algérie à la Seine-Saint-Denis
Le parcours du préfet Pierre Bolotte est emblématique de cette circulation puisqu’il a été acteur de la guerre d’Indochine, de la "pacification" de l’Algérie, des massacres de mai 1967 en Guadeloupe, avant de se voir confier la préfecture du nouveau département de Seine Saint-Denis en 1969, où il supervisera la création des premières unités de la Brigade anti-criminalité.
Il faut enfin mentionner que la France compte encore des « territoires » dits d’outre-mer, formes coloniales modernes. Ces territoires peuplés majoritairement de descendant.es d’esclaves ou de peuples directement colonisés servent d’avant-postes à l’armée française sur tous les continents. Ils sont l’objet de législations dérogatoires dans de nombreux domaines, de sous-dotation en services publics de base (hôpitaux, distribution d’eau défaillants...), et généralement de pratiques expérimentales qui considèrent, de facto, les vies de leurs habitant-es comme moins importantes (empoisonnement au chlordécone aux Antilles, essais nucléaires en Polynésie, répression militarisée des mouvements sociaux et politiques, etc.). Malgré les différentes évolutions de statuts, le colonialisme et le racisme qui les structurent n’ont pas connu de rupture réelle.
« Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière, en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat. »
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961.
DU COLONIALISME À LA FRANÇAFRIQUE, UNE CONTINUITÉ RACISTE
Le racisme continue donc de structurer la société et l’Etat français. La France ayant volontairement cherché à continuer sa domination sur ses anciennes colonies africaines après les indépendances, il n’est pas surprenant que le racisme structure toujours aussi cette relation. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le racisme allant de pair avec la colonisation, il en est de même avec le néocolonialisme.
Les exemples sont nombreux de discours racistes venant de chefs d’Etats français, ils ont tous comme effet de justifier le néocolonialisme. Parmi les plus connus, Jacques Chirac déclare en 1990 que « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie », Mitterrand, parlant du Rwanda, glisse à ses proches en 1994 qu’un « génocide, dans ces pays-là, ce n’est pas trop important ». Sarkozy affirme à Dakar en 2007 à Dakar que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». En 2017 encore, Emmanuel Macron s’est senti autorisé à pérorer sur la natalité des femmes africaines. Il s’agit toujours pour les gouvernants français de se présenter comme indispensables au devenir du continent, renouvelant sans cesse la rhétorique d’une « mission civilisatrice » qui ne permet jamais de penser l’égalité entre les peuples.
Dans les discours dominants, le caractère politique est bien souvent mis de côté au profit de lectures essentialisantes : « tribalisme », « guerres ethniques », lecture racialiste des événements politiques, « politique du ventre » [1]. Forme la plus récente de ce type de négation du politique en Afrique, les guerres menées "contre le terrorisme" au Sahel par la France présentent de manière simpliste la motivation des différents groupes armés sous le prisme unique de l’aveuglement fondamentaliste religieux. D’autres facteurs sont pourtant bien plus déterminants : intérêts d’acteurs étatiques étrangers, enjeux de contrôle de commerces illégaux, défaillance des services publics locaux ou encore la pauvreté qui poussent des jeunes à s’engager pour différents avantages matériels. Le racisme en France à l’encontre des noir-es et des musulman-es et la déshumanisation provoquée par cette idéologie sont des mécanismes puissants qui occultent de telles explications rationnelles.
La quasi-absence de mobilisation contre les guerres récurrentes menées par la France en Afrique est un autre effet pervers du racisme. En plus du désintérêt global pour l’actualité de ces pays, la négrophobie et l’islamophobie rendent improbable l’empathie et la solidarité avec les personnes qui peuplent ces régions. Ces personnes ne sont pas considérées comme égales et leurs vies ont moins de valeur aux yeux du public français. Il est donc plus « acceptable » de mener des guerres dans les pays africains ou d’y maintenir une présence militaire quasiment sans discontinuer depuis la colonisation.
L’Empire Bolloré : le racisme au service d’un projet (néo)colonial
Avec une fortune bâtie sur la papeterie, puis l’exploitation agricole (Tabac, palmiers à huile et d’hévéa en Afrique et en Asie), Bolloré acquiert une branche logistique qui a fait de lui un poids lourds du transport de marchandise, d’abord en Afrique puis mondial. Il utilise les profits engendrés par cette exploitation néocoloniale pour créer un empire médiatique (Groupe Canal+, Havas, Europe 1, etc.), dont l’influence considérable lui permet de répandre son idéologie nationaliste et « civilisationnelle ». Par le pillage des richesses, les alliances tant avec les pires régimes africains que l’État français et le rapatriement continu de ses bénéfices vers la France, Bolloré construit un empire économique et médiatique qui sert son projet idéologique et assure ses profits. L’exploitation néocoloniale sert ainsi la diffusion de l’idéologie d’extrême-droite, tandis que celle-ci justifie la continuité du pillage et favorise la banalisation du racisme en France. Aujourd’hui, Bolloré vise ouvertement à permettre l’accès au pouvoir de l’extrême-droite en France.
Ainsi le pillage et la domination se poursuivent, et la France peut, par exemple, faire passer la destruction de l’Etat libyen en 2011, avec le concours des armées française et britannique, pour une participation salutaire à une guerre de libération contre un dictateur honni. Jamais le bilan dramatique de ces interventions étrangères n’est tiré : La France en Afrique a pourtant un bilan comparable à la responsabilité américaine dans la déstabilisation du Moyen-Orient.
L’infériorisation est aussi à l’œuvre lorsqu’il s’agit de considérer d’autres traitements à l’encontre des habitant.es des anciennes colonies. Il en est ainsi de la domination économique et politique de la France par le Franc CFA, de même que le piège de la dette qui permet une mainmise sur les politiques internes de ces pays. Même des dirigeants africains peuvent faire l’objet de ce mépris. Macron s’est ainsi autorisé à ridiculiser le président burkinabè lors de sa visite en 2017 [E. Macron ayant en effet ironisé sur le départ de Roch Marc Christian Kaboré qui serait « allé réparer la climatisation »]. De même, la « convocation » des chefs d’états du G5 Sahel en 2021 par les autorités françaises aurait probablement choqué s’il elle avait visé des chefs d’états européens.
C’est surtout dans la répression des migrations issues des anciennes colonies que le racisme se fait le plus criant et criminel. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) des Nations unies évalue en 2022 à plus de 24 000 le nombre de personnes mortes en Méditerranée depuis 2014. Alors qu’elles fuyaient des zones de conflits ou des conditions de vies terribles, leur mort est directement imputable à la politique de l’Europe forteresse qui par une répression militarisée force les migrant-es à emprunter des moyens toujours plus dangereux. L’année 2022 a montré que l’accueil en Europe et en France était tout à fait possible et accepté lorsqu’il s’agit des 6,6 millions de réfugié-es d’Ukraine, blanc-hes et chrétien-nes. Cette différence manifeste de traitement démontre clairement que la répression des migrations n’est pas liée à une impossibilité d’accueillir des gens mais tout simplement au racisme.
Complicité de génocide et racisme : La France au Rwanda
Dans les années 1990, le racisme dans la politique africaine de la France a atteint un paroxysme avec le soutien au régime qui a commis le génocide des Tutsis. L’Etat français a alors accompagné, soutenu diplomatiquement, formé, armé ceux qui allaient tuer près de 90% de la population tutsie du Rwanda. Ce compagnonnage criminel est le produit de la rencontre entre un racisme rwandais hérité de l’époque coloniale avec une armée et un appareil d’état français qui a épousé cette lecture, du fait de sa propre histoire coloniale et raciste.
Tout comme les comportements de la police en France révèlent un racisme structurel, l’armée française, déployée en Afrique, par son histoire, sa culture (chants, devises, symboles...), ses affaires récurrentes de racisme interne, est largement empreinte d’une idéologie coloniale et raciste. Lors des élections présidentielles de 2022, ce sont plus de 60% des militaires et policiers qui ont voté pour un.e des candidat.es d’extrême droite. La manifestation concrète du racisme policier est largement documentée par les mouvements anti-racistes ou contre les violences policières. Son pendant dans l’armée française est moins connu.
À de nombreuses reprises, des militaires français ont commis des ratonnades d’ampleur sur le sol français : de la « nuit des Paras » à Metz en 1961, à la descente de membres du 3e RPIMA dans le quartier du Viguier à Carcassonne le 18 novembre 1990, ou à la « ratonnade anti-Noirs » menée par des légionnaires à Kourou en Guyane le 6 août 2006... Leurs exactions sur le sol africain, en opération ou non, sont plus difficiles à connaître. Plusieurs exemples sont tout de même documentés, de l’affaire Firmin Mahé assassiné par l’armée française en 2005 en Côte d’Ivoire, à des agressions et viols commis sur des femmes et des enfants, en passant par le bombardement d’un mariage à Bounti au Mali en 2015. On retrouve alors les mêmes mécanismes que pour les crimes policiers en France : impunité des auteurs, délégitimation des victimes, jusqu’à la criminalisation. Il en est ainsi dans l’exemple de la mort d’un enfant, Issouf Ag Mohamed, tué à l’âge de 10 ans par l’armée française au Mali le 30 novembre 2017. Ses proches indiquent qu’il était parti chercher de l’eau avec des ânes. La version française en a fait un « guetteur djihadiste ».
Il existe donc une continuité raciste dans la politique extérieure française en Afrique. La France a maintenu un système de domination multiforme que nous résumons sous le terme de Françafrique. Le racisme y est présent et renforce cette domination. Les discours de nos dirigeants et un traitement médiatique racistes ruissellent et créent un consentement aux guerres menées régulièrement sur le continent par la France. L’armée est d’ailleurs, au même titre que la police, un corps institutionnel raciste par son idéologie et ses pratiques, dans la droite ligne de sa tradition coloniale. Sur les autres volets de cette domination (diplomatiques, économiques, etc.), le racisme se manifeste par un mépris permanent que la comparaison avec d’autres situations révèle : accueil large des réfugié.es ukrainien.nes là où les africain.es sont réprimé.es, diktats économiques révoltants quand ils concernent la Grèce mais largement acceptés pour les pays africains, etc.
QUELLES LUTTES ? QUELLES PISTES ? COMMENT DÉCOLONISER ?
Pour combattre le racisme et ses effets, quelles luttes sont possibles ? Comment participer à décoloniser les politiques d’Etat et les imaginaires de la société française ? Il ne s’agit pas ici de donner des solutions toutes faites, mais de participer avec l’ensemble des mouvances anticoloniales, décoloniales, antiracistes, à proposer des pistes de lutte. Il faut pour cela s’attaquer aux politiques impérialistes de l’Etat français et à leurs effets. De même doivent être combattues les politiques d’Etat qui permettent à la fois les crimes policiers en France et les crimes militaires de la Françafrique. On y retrouve les mêmes processus de déshumanisation, la même criminalisation des victimes, la même valorisation des tueurs et la même impunité.
Au moment où l’extrême-droite n’a jamais été aussi proche de prendre le pouvoir par les urnes, il est urgent de lutter contre la fabrique des opinions et actes racistes qui émane d’une large partie des médias français. Décoloniser les imaginaires peut aussi passer par une décolonisation de l’espace public. Nos rues, avenues, écoles, statues doivent cesser de glorifier des personnes et des politiques criminelles.
Les politiques de "grandeur de la France", éternelle "gendarme de l’Afrique" doivent être combattues et déconstruites. Face à la persistance de l’idéologie impériale chez les tenants du pouvoir, nous devons opposer une « dépuissance », qui permettrait de sortir d’un complexe de supériorité mortifère. La puissance s’exerçant en effet au détriment d’autres, en l’occurrence, les peuples colonisés et leur descendant.es inferiorisé.es.
Il faut aussi soutenir et relayer les luttes d’émancipation dans les pays africains, qui intéressent bien trop peu le public français. L’actualité récente regorge d’exemples de luttes des peuples contre la domination française (luttes contre le franc CFA, la présence militaire ou diverses entreprises françaises). Il nous appartient de leur donner l’écho qu’elles méritent.
GLOSSAIRE
Les définitions qui suivent visent à préciser ce que nous mettons derrière des termes dont le sens peut varier en fonction de qui les emploie.
Blanchité/blanc.hes
Le concept de blanchité fait ressortir que le fait d’être une personne « blanche » est une construction sociale et historique au même titre qu’être une personne « noire » ou « arabe ». Comme la masculinité ou l’hétérosexualité, la blanchité est dans la société française une norme dominante, un standard, donc souvent un impensé. L’utilisation de ce concept exprime la volonté d’appréhender le racisme non pas seulement à travers les groupes racisés, mais en s’intéressant aussi au groupe majoritaire.
Décolonial
Les systèmes de pensées ayant justifié la colonisation ont tendance à persister dans l’organisation des sociétés actuelles (aussi bien dans les populations des ex-pays colonisateurs que dans les populations des ex-pays colonisés). Une attitude décoloniale vise donc à déconstruire ces mythes persistants, et lutter contre les pratiques, qui ont des effets néfastes concrets sur les groupes et les individu.es.
Antiracisme politique
Mouvement politique qui lutte contre le racisme considéré comme système de discrimination ayant des impacts concrets : difficultés d’accès à l’emploi, au logement, au soin, exposition accrue au contrôle et à la violence policière, etc. Il s’oppose à un antiracisme "moral" qui se focalise sur des actes et paroles racistes parfois individuels à qui il est fait la critique de ne pas considérer les racines profondes qui structurent la société. L’antiracisme politique affirme aussi la primauté de l’autonomie des personnes premières concernées par le racisme à qui il appartient de définir par elles-mêmes leur agenda, priorités, stratégies...
Discrimination
Traitement moins favorable ou inégalité de traitement envers une personne ou un groupe de personnes en raison de critères d’origine, de handicap, de genre, de religion, d’orientation sexuelle, d’apparence physique…. Impérialisme Politique d’un État visant à réduire d’autres États sous sa dépendance politique ou économique. L’impérialisme français s’est notamment appuyé sur une idéologie raciste et civilisatrice.
Islamophobie
Peur, rejet, vision altérée par des préjugés, de l’islam, de ses pratiques, des musulman.es et des personnes perçues comme tel.les. Elle se traduit concrètement par des actes quotidiens de racisme et de discrimination ou des manifestations plus violentes. Elle se nourrit aussi du racisme anti-Arabe dans une forme plus renouvelée qui passe d’un racisme biologique à un racisme culturel.
Néocolonialisme
Formes recomposées que prennent aujourd’hui les rapports coloniaux, généralement au niveau politique, économique, militaire et culturel. Les ex-puissances coloniales cherchent à maintenir leur domination sur leurs anciennes colonies (ex : politiques commerciales, exploitation des ressources naturelles et humaines, présence militaire, hégémonie culturelle...).
Pays (colonies) d’outre-mer
Anciennes colonies pérennisées sous des statuts administratifs divers. Cette appellation est un parti pris qui recouvre des réalités très différentes. La revendication indépendantiste peut y être très forte (Kanaky-Nouvelle Calédonie) ou presque absente.
Racisé.e
Ce terme désigne une personne assignée à un groupe minorisé, victime de discriminations raciste. La race n’est pas considérée ici comme une réalité biologique mais comme une construction sociale.
Racisme biologique
Idéologie qui valorise des différences biologiques, réelles et imaginaires, au profit d’un groupe humain, afin de justifier ses privilèges et sa domination sur d’autres.
Racisme culturel
Idéologie qui attribue une identité culturelle et une mentalité commune à une communauté imaginaire reliée par une appartenance religieuse, ethnique ou nationale. Sur la base de ces stéréotypes, le racisme culturel hiérarchise déprécie ou valorise certaines cultures, ou met en avant une incompatibilité de principe entre les différents groupes.
POUR EN SAVOIR PLUS
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955
Odile Tobner, Du racisme français, quatre siècles de négrophobie, Les arènes, 2007
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La découverte, 1961/2004
Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La découverte, 2009
Charles W. Mills, Le contrat racial, Mémoire d’encrier, 1997/2023
Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale : politique et racisme d’Etat, Fayard, 2009
Sven Lindquist, Exterminez toutes ces brutes, Les arènes, 2013
SOUTENEZ SURVIE
Survie est une association qui lutte contre le néocolonialisme français en Afrique sous toutes ses formes, la Françafrique. Elle milite aussi autour de situations toujours coloniales comme en Kanaky Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte aux Comores. Grâce à la mobilisation de ses membres et de groupes locaux dans toute la France, l’association produit un travail d’enquête et d’analyse critique, et propose des modalités d’action variées. Elle rassemble les personnes qui désirent s’informer, se mobiliser et agir. Voir en ligne : Survie, association de lutte contre la Françafrique et le nécolonialisme
[1] François Robinet, Silences et récits. Les médias français à l’épreuve des conflits africains (1994-2015), Ina Editions, 2016
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