L’avènement du mouvement ouvrier socialiste au XIXe siècle est non seulement fait de l’histoire des luttes ouvrières, mais aussi de plusieurs tendances et d’associations allant de coopératives et d’organisations d’aide mutuelle, à la création de clubs de débats et de partis politiques. Ils ont en commun la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière et la reconnaissance de droits politiques et sociaux. Si les diverses tendances s’accordaient sur l’avènement d’une société nouvelle, plus juste et égalitaire, les idées pouvaient diverger sur le sens à donner à cette société et sur la stratégie à adopter pour y parvenir. Les socialistes pragmatiques voulaient des transformations par phases consécutives. Pour eux, le suffrage universel était le premier but à conquérir. D’autres croyaient fermement dans la révolution, pour refonder la société sur une base radicalement nouvelle. C’est au sein de cette dernière tendance qu’on doit situer la mouvance anarchiste antiautoritaire et antiétatique, avec des penseurs comme Pierre-Joseph Proudhon, Michael Bakounine, Pierre Kropotkine entre autres, mais également avec des anarchosyndicalistes et des terroristes, adeptes de l’action directe. Ce sont surtout ces derniers qui ont été mis en avant dans la presse populaire et qui ont marqué la mémoire du grand public. Le cliché de l’anarchiste, vêtu en costume noir et coiffé d’un grand chapeau, fut créé à l’époque. En Belgique, ces militants n’ont jamais réussi à dépasser les marges, mais la flamme de l’anarchie a bien attiré vers elle certains jeunes intellectuels, à la recherche d’une utopie émancipatrice, d’une liberté de parole, et aussi d’une réalisation de soi-même.
Dans Zwart licht (Lumière noire) Eric Min s’est focalisé sur l’anarchisme intellectuel et artistique dans la Belgique des années 1900. Dans son introduction, l’auteur nous met directement en garde : il n’a pas l’ambition de rédiger une encyclopédie exhaustive du mouvement anarchiste à cette période. Cette étude a déjà été réalisée en 1996 par Jan Moulaert, avec son livre Le mouvement anarchiste en Belgique 1871-1914 (chez Quorum). Il ne veut pas non plus nous présenter une analyse approfondie de toutes les théories anarchistes ou libertaires : avec une certaine lucidité, l’auteur nous décrit l’anarchisme comme un courant sans programme bien défini, avec des idées radicales et originales, mais non sans certains paradoxes et contradictions. Au-delà des idées politiques, l’anarchisme est présenté comme une contre-culture, une façon de vivre. En neuf chapitres, l’auteur nous présente ainsi le parcours de plusieurs intellectuels qui ont incarné l’anarchisme ou qui ont été influencés par ses idées. D’une certaine manière, il s’agit d’un réseau où tout le monde est lié d’une façon ou d’une autre. La plupart sont des professeurs, des étudiants ou des artistes, lecteurs de Kropotkine, Reclus, Ibsen et Verhaeren. Certains ont connu une certaine notoriété, d’autres beaucoup moins.
Il y a tout d’abord le géographe et le publiciste Élisée Reclus, dont les convictions anarchistes ont causé la scission de l’Université Libre de Bruxelles en 1894. Le vieux Reclus, qui a terminé sa vie en Belgique, est vraiment une figure charismatique, qui a influencé toute une génération d’étudiants et d’admirateurs. Puis il y a le luthier Charles Hautstont, qui fréquente le magasin de partitions et la maison d’édition Maison Beethoven, à Bruxelles, et qui imprime pas mal de brochures et des livres anarchistes. Hautstont invente un solfège simplifié et écrit le premier hymne national chinois en 1913. En passant, l’auteur évoque également Gennaro Rubino, un anarchiste italien, qui commet un attentat au pistolet (raté) contre Léopold II, dans les rues de Bruxelles, en novembre 1902. La chanteuse d’opéra Alexandra David est une autre admiratrice de Reclus, mais elle est également la compagne « mystique » de Jean Hautstont. Pour elle, il n’y a qu’un pas de la musique classique vers l’anarchisme, la théosophie et le bouddhisme. Elle commence à publier sous le nom de plume d’Alexandra Myrial, mais elle sera surtout connue pour ses récits de voyage au Tibet et au Népal, publiés sous le nom d’Alexandra David-Néel.
Dans ce petit monde anarchiste, Jacques Dwelshauvers occupe une place tout à fait particulière. À l’athénée de Bruxelles, il fait la connaissance d’August Vermeylen. Étudiants à l’ULB, les deux seront influencés par la conception individualiste de l’anarchisme. Vermeylen est l’auteur d’une Kritiek der Vlaamsche Beweging (Critique du mouvement flamand), et avec Dwelshauvers, il est parmi les fondateurs de la revue littéraire Van Nu en Straks (De maintenant et demain), qui se transforme en l’une des tribunes de l’anarchisme intellectuel en Flandre. Toutefois, les deux amis s’éloignent l’un de l’autre : August Vermeylen se marie officiellement et deviendra professeur à l’ULB, sénateur du Parti ouvrier belge en 1921 et le premier recteur de l’Université flamande de Gand en 1930. Jacques Dwelshauvers s’affirme comme publiciste anarchiste sous le nom de Jacques Mesnil : il est par exemple l’auteur d’une brochure sur Le Mariage libre. Il abandonne ses études de médecine, pour devenir un historien d’art, spécialiste de la Renaissance italienne. Fidèle à ses conceptions, il se lie pour la vie avec Clara Koettlitz. Avec la révolution bolchevique de 1917, Dwelshauvers penche vers le communisme, mais après 1921 il prend ses distances envers l’Union soviétique. En France, il continue à collaborer avec le groupe Révolution prolétarienne de Pierre Monatte et, à partir de 1933, il est également parmi les défenseurs inconditionnels de Victor Serge, prisonnier des goulags soviétiques. Les pages qui relatent la fin de Dwelshauvers dans un petit village de France sont les plus émouvantes.
Ensuite, l’auteur évoque ceux qui tentent de réaliser l’utopie anarchiste en formant des colonies libertaires. Émile Chapelier s’affirme comme l’un des promoteurs de ce modèle, mais la collectivité qu’il crée dans une petite ferme à Stockel n’est pas un grand succès. On y est voué à une misère quotidienne et l’idéal du mariage libre est bientôt confronté à ses limites : jalousies et frictions relationnelles amènent l’échec de l’expérience communautaire.
Les artistes ne manquent pas non plus dans l’univers anarchiste. À Bruxelles, Albert Daenens réunit ses amis artistes autour de la revue anarchisante Haro ! À Anvers l’idée est propagée à travers la revue Ontwaking (Réveil), éditée par l’imprimeur Victor Resseler. Une ancienne chapelle baroque y fait fonction d’espace libre : les expositions d’art contemporain alternent avec des conférences et des lectures.
L’idéal anarchiste a aussi ses répercussions dans le domaine de la pédagogie. Inspirées par l’exemple de L’Escuola Moderna de Francisco Ferrer à Barcelone, plusieurs écoles antiautoritaires sont créées en Belgique. Beaucoup de ces idées pédagogiques sont aujourd’hui intégrées dans notre enseignement. Une figure un peu à part se rencontre en la personne de l’écrivain et mathématicien Henri Roorda van Eysinga. En Suisse il fait la connaissance d’Élisée Reclus et il se manifeste comme un des théoriciens de la pédagogie antiautoritaire. Auprès du grand public, il est surtout connu pour ses essais humoristiques, qu’il publie dans la presse francophone du pays. Malheureusement, l’humour n’a pas sauvé l’homme…qui finit par se suicider.
Dans ce livre, Eric Min retrace donc avec précision le parcours d’une série de personnages et la façon dont ils ont vécu l’idée anarchiste. Il a littéralement suivi leurs cheminements, non seulement en Belgique, mais aussi en France, en Italie et en Suisse. On voit que l’auteur a été enthousiasmé par son sujet, mais qu’il a en même temps réussi à conserver une certaine distance critique. Il a également consulté une littérature abondante et a retrouvé des archives parfois inédites. Même pour les spécialistes du sujet, il y a donc des choses à découvrir. En conclusion, Zwart licht d’Eric Min est un livre remarquable, magistral dans sa synthèse, écrit avec panache et finesse.
Sur Eric Min, Zwart licht. Anarchisten in België rond 1900, Kalmthout, Pelckmans, 2023, 366 p.
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