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#7 Lettre du Rojava : Bonbons, martyrs et coopératives

#7 Lettre du Rojava : Bonbons, martyrs et coopératives

Partout | sur https://stuut.info | Collectif : Front Antifasciste de Liège 2.0

Cela faisait belle lurette que je n’avais plus pris la plume. Or, cela me fait du bien, ça m’aide à tenter de digérer un peu mieux l’aigreur de ce monde et puis je continue à espérer que ça puisse être un brin utile. Si j’ai levé le pied sur l’encre jetée sur mes idées c’est d’abord parce que ma situation ces derniers mois est assez particulière (m’ayant fort peu permis d’être au contact de la réalité sociale vécue au Rojava), mais aussi, soyons honnêtes, en raison de quelques doutes, me disant parfois que cela était futile (au vu des réactions clairsemées que mes écrits précédents ont pu susciter).

Ces doutes ont d’ailleurs aussi été alimentés par cette relative déconnexion avec le quotidien des ’gens d’ici’, imposée par les circonstances. Aussi paradoxal et honteux que cela puisse paraître, l’isolement relatif est propice à un égo qui se fraye, sournoisement, un chemin, au détriment d’une sensibilité empathique, quotidiennement aiguisée, envers ce qui se vit autour. Il y a eu des jours où j’ai pu, et j’en suis peu fier, en oublier la beauté et la dureté des combats menés dans ce coin du monde. C’est que lire des nouvelles sur ANF [1], même en étant proche des lieux, n’arrivera jamais à la cheville d’un regard, d’une poignée de main, d’un sourire pour, réellement, comme le préconisait le Ché : « Être capable de ressentir au plus profond de son cœur n’importe quelle injustice commise contre n’importe qui, où que ce soit dans le monde ».

Il y a quelques jours, a eu lieu la plus importante fête musulmane de l’année, l’Aïd elKébir (ou Aïd al-Adha), lors de laquelle la générosité et la solidarité avec les personnes les plus démunies est mise à l’honneur. Comme souvent, sans crier gare, un de mes responsables m’annonce : « On part dans 5 minutes, sois prêt ! ». Sans savoir la destination, nous prenons la route sous un soleil bien réveillé, ce que nous évitions de faire ces dernières semaines. Les déplacements exclusivement nocturnes étaient à nouveau de mise, au vu de la recrudescence des attaques de drones turcs, venues allonger, dans l’indifférence des grands médias occidentaux, la longue liste des assassinats politiques. Car, c’est bel et bien de cela qu’il s’agit, lorsque cette technologie meurtrière vient faucher la vie de femmes et hommes, élu.es locaux, enseignant.es, paysan.nes œuvrant au quotidien pour une société multiculturelle, aspirant à une authentique démocratie. Parmi les récentes victimes [2], des mulsulman.es et des chrétien.nes, des kurdes, des arabes et des assyrien.nes, conscient.es qu’aujourd’hui assumer des fonctions publiques, dans ce coin du globe, c’est courir le risque de voir l’armée du pays voisin réduire en poussière leur véhicule et leur existence. Ces attaques ciblées se font sans avoir à déplacer d’hommes ni à risquer la moindre remontrance d’une communauté internationale à l’indignation à géométrie décidément bien variable.

La première escale arrive très vite. Nous nous arrêtons à la ’Malbata Şehîd’ locale. Ces maisons accueillent les institutions qui accompagnent et organisent les familles des milliers des personnes ayant perdu la vie, pour avoir cru en un monde meilleur. Dans les escaliers étroits que nous montons, nous croisons une quinzaine de personnes qui font le chemin inverse, nous serrant chaleureusement la main. C’est que nous sommes un peu en retard. Les groupes sont formés, certains sont d’ailleurs déjà partis. « Aucun souci, nous rassure-t-on. Venez avec nous, c’est super d’être là ! ». Notre véhicule quitte la petite ville, direction un des ’gund’ (village) à proximité. Nouvelle escale et serrements de mains, quelques discussions majoritairement en arabe. Si je suis déçu de mon niveau de kurde, dans la langue d’Averroès il frôle bon l’inexistence. Mais, j’apprécie d’écouter des échanges qui, s’ils étaient en français, laisseraient penser qu’il y a de la tension dans l’air. Ici, manifestement, leur volume et dynamisme ne sont, en rien, signal de problème. Re-départ sous un cagnard qui, en cette fin juin, a déjà tout de la fournaise. Moi qui, il y a quelques semaines plaisantait, vu une clémence printanière étonnamment prolongée : « Sait-on jamais, cette année, l’été passera peut-être son tour », avais-je osé dire. Me voilà copieusement servi. Je pars avec deux hommes un peu plus jeunes que moi qui ne parlent qu’arabe et un duo plus âgé bilingue arabo-kurde.

Notre première visite nous mène à une dame seule avec une petite fille. Elle nous accueille en toute simplicité dans une pièce pratiquement vide ce qui dénote a priori une certaine précarité. Le doyen de notre délégation nous sert de traducteur. Il m’explique que ce village est entièrement arabe. On y dénombre environ 400 familles dont 16 comptent en leur sein des martyrs. Notre hôte a perdu son époux dans la guerre contre Daech. Contrairement aux familles kurdes, il est moins fréquent d’exposer les portraits des défunt.es dans les demeures m’explique-t-on, même si cela peut se faire. Elle nous sert un café et des sucreries, omniprésentes durant ces trois journées sacrées de l’Aïd. La veille, notre porte a été assaillie de groupes d’enfants venus nous souhaiter une ’joyeuse fête’, tendant de petits sachets, désireux de voir leur butin sucré s’agrandir. Elle remercie pour la visite à plusieurs reprises et me demande lorsque je me présente : « Pourquoi es-tu venu ? Est-ce que tu préfères le Rojava à la Belgique ? »

Mon kurde limité me permet d’expliquer que je crois en l’importance de cette révolution en cours, que je trouve qu’on n’en parle pas assez dans mon pays, qu’elle est la preuve que la violence n’est pas fruit de la diversité des peuples ni des croyances, que j’ai l’espoir, en venant, d’apprendre et de susciter davantage d’intérêt. Quant à ma préférence, ce que des élèves dans les écoles m’ont souvent demandé, je réponds avec cette petite métaphore, sans doute un peu simpliste, mais qui sied à mon niveau linguistique et au jeune public que j’ai côtoyé : «  Mon pays, c’est un peu comme une jolie et confortable maison. Si vous la regardez de l’extérieur sans rien en savoir vous pouvez vous dire -’Waow quelle belle demeure’. Mais, si je vous disais que son propriétaire, pour la bâtir a volé, exploité, voire tué ses voisins, que penseriez-vous alors ? La trouveriez-vous toujours aussi belle ?  » Je conclus, malgré tout, en soulignant, et j’y tiens, que les personnes dignes et altruistes ne manquent pas dans cette ’bâtisse’ et que j’espère que nous pourrons nous inspirer de ce qui se fait ici, pour, notamment, vivre davantage ensemble, évitant de nous laisser happer par cet individualisme si destructeur.

Nous rendons visite, en tout, à cinq familles. Entre elles, des points communs faits de souffrance et de fierté, des différences dans les compositions familiales, l’aménagement des demeures et les personnalités bien sûr. Je me sens honoré de l’accueil et de découvrir des petits morceaux de la vie de ces personnes. Entendant leurs récits, je me dis qu’il nous faut, encore et toujours, marteler que cette révolution est aussi portée par des Arabes. Leur clan, me dit-on fièrement, dans une des familles, a la particularité de ne pas compter de migrant.es vers l’Europe ou ailleurs. "Nous restons sur la terre qui nous a vu naître et nous nous battons s’il le faut pour la défendre !". Les échanges autour d’un thé, d’un café et en déballant des bonbons de toute sorte, sont l’occasion pour notre petite délégation de parler de politique et en particulier du souhait de dynamiser et accompagner la création de coopératives dans ce village. Sans comprendre tous les tenants et aboutissants j’assiste, avec intérêt et émotion, à ces discussions qui évoquent la mémoire des disparu.es et l’importance de s’associer pour créer de meilleures conditions de vie et davantage d’autonomie locale. La Malbata Şehîd, expliquent-iels, a la possibilité d’apporter une aide matérielle (en équipement agricole, par exemple) aux familles à même d’organiser ensemble leur production. L’intérêt premier est de pouvoir collectivement et progressivement réduire le besoin d’achats alimentaires à l’extérieur.

Je dis au revoir à la dernière des familles du jour en me penchant vers la doyenne de la maison. Je ne saurais dire son âge, elle est assise sur un tapis posé sur le sol (les chaises sont plutôt rares, surtout à l’intérieur). "Elle est aveugle", me précise-t-on. Elle me prend la main avec énergie et m’embrasse chaleureusement. Je porte un baiser sur sa joue et repars le cœur gros, me sentant proche, malgré nos différences, de ces familles qui mènent une vie si digne. Je pense au contexte dans nos pays où l’opportunisme médiatico-politique alimente haine, stéréotypes et répression envers des populations ayant des racines arabo-musulmanes, profitant trop souvent du manque de connaissance et de contact envers l’immense richesse et diversité de ces cultures. Terminant ce texte, je recherche en ligne des portraits de certaines des victimes récentes. J’y découvre que 11 corps, dont ceux d’enfants, viennent d’être rapatriés, au Rojava, depuis les côtes algériennes où iels ont perdu la vie, en tentant de trouver refuge en Europe. Je me dis, une fois de plus que décidément : « Ce monde va bien plus mal que ce que les gens qui l’habitent sont mauvais… mais il est vraiment plus que temps de nous lever et de nous organiser pour empêcher qu’il parte davantage à la dérive ! »

Diego Del Norte

Voir en ligne : #7 Lettre du Rojava : Bonbons, martyrs et coopératives

Notes

[1Ajansa Nûçeyan a Firatê – ANF en kurde (Firat News Agency) est une agence de presse kurde basée à Amsterdam. Son site internet offre des productions en huit langues : https://anfenglishmobile.com/

[2Ce sont les portraits de certaines d’entre elles, ainsi que ceux de migrant.es originaires du Rojava, récemment décédé.e.s, qui illustrent cet article, avec l’espoir que leurs visages traversent quelques-unes des frontières de l’indifférence.

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