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Avis de tempêtes #51 - Bulletin anarchiste pour la guerre sociale

Avis de tempêtes #51 - Bulletin anarchiste pour la guerre sociale

Pour lire, imprimer et diffuser ce petit bulletin autour de soi (il est en format A5, et celui-ci fait 16 pages), on pourra retrouver chaque nouveau numéro tous les 15 du mois, ainsi que les précédents, sur le blog.

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Logiques de Guerres

Campisme. Lors de la Première boucherie mondiale, si la terrible prise de position de Kropotkine en faveur de la victoire d’une partie des Etats belligérants et au nom de l’espoir d’émancipation même, est devenue célèbre, c’est sans doute parce qu’elle incarnait la faillite toujours possible de l’internationalisme et de l’antimilitarisme, malgré les réponses reçues d’autres anarchistes. Une position campiste même pas originale, puisque les principaux partis socialistes et syndicats ouvriers de l’époque avaient de leur côté déjà cédé aux sirènes de l’Union nationale en s’alignant derrière leur propre Etat belliciste. S’il serait absurde d’oublier que certains anarchistes ont parfois vacillé au pied du mur, y compris dans d’autres types de situations comme les guerres civiles (souvenons-nous du dilemme « guerre ou révolution ? » tranché en faveur de la première par la direction de la CNT espagnole), ce serait pourtant aller un peu vite en besogne de ne retenir que cela.

Au fil des guerres qui ont parsemé le siècle dernier, et dans lesquelles ont été pris les compagnons, c’est aussi envers et contre elles que bon nombre d’interventions subversives ont pu être mises en pratique en fonction de l’endroit où ils se trouvaient, comme celle de constituer des groupes de combat autonomes (généralement décentralisés et coordonnés), de bâtir des réseaux d’aide aux déserteurs des deux camps, de mener des sabotages de l’appareil militaro-industriel à l’arrière des fronts, de saper la mobilisation des esprits et de miner l’unité nationale, d’exacerber le mécontentement et le défaitisme en tentant de transformer ces guerres pour la patrie en insurrections pour la liberté. On nous dira peut-être que les conditions ont bien changé depuis ces expérimentations, mais certainement pas au point de ne pas pouvoir puiser dans cet arsenal-là si on souhaite intervenir dans les hostilités, c’est-à-dire en partant d’abord de nos propres idées et projectualités, plutôt que du moindre mal consistant à soutenir le camp et les intérêts d’un Etat contre un autre. Car si nous sommes contre la paix des marchés, contre la paix de l’autorité, contre la paix de l’abrutissement et de la servitude, nous sommes évidemment aussi contre la guerre. Parce que paix et guerre sont en réalité deux termes qui recouvrent une même continuité de l’exploitation capitaliste et de la domination étatique.

Energie. Parmi les différents trains de sanctions grandiloquentes prises par les Etats occidentaux pour frapper leur homologue russe à sa tête comme à sa base, chacun aura pu remarquer des petits jeux de dupe bien compris. Parmi les exceptions de taille à ces sanctions (qui en sont à leur quatrième salve), se trouvent en effet actuellement les exportations russes de matières premières énergétiques (pétrole et gaz) et minières. Et cela tombe bien, puisque la Russie produit 40 % du palladium et 25 % du titane dans le monde, tout en étant le deuxième producteur mondial d’aluminium et de gaz, ainsi que le troisième de nickel et de pétrole. Toutes matières dont les cours flambent depuis le début de l’invasion du territoire ukrainien en procurant davantage de rentrées monétaires à la Russie... qui lui sont par ailleurs en grande partie fournies par les puissants des mêmes pays qui poussent sans cesse de grands cris d’orfraie humanistes à propos la situation en cours. A titre d’exemple, depuis le début de cette guerre, l’Union européenne verse chaque jour à la Russie plus de 400 millions de dollars pour son gaz et près de 280 millions pour son pétrole, encaissés directement via les deux banques épargnées par les sanctions financières (et pour cause !), soit Sberbank et Gazprombank. Et on vous passe les montants gigantesques de tout le reste, indispensable aussi bien à l’industrie automobile occidentale (palladium), à son aéronautique et sa défense (titane) ou aux batteries électriques (nickel).

Quand on dit que la guerre commence ici, cela ressemble souvent à une simple resucée d’un vieux slogan idéologique du siècle dernier, mais si quelqu’un venait aujourd’hui à se demander qui finance de fait l’attaque russe, il pourrait alors se tourner exactement vers les mêmes qui financent le camp d’en face, à savoir la défense ukrainienne : il s’agit notamment du système techno-industriel des Etats occidentaux, qui ne va pas cesser de tourner à plein régime pour si peu, vu que la guerre, les massacres et les ravages sur la planète font déjà intrinsèquement partie de son fonctionnement.

Et comble d’ironie, il existe alors différents intérêts que les deux Etats belligérants se gardent bien de mettre en pièce dans cette guerre meurtrière, afin de ne pas nuire à leurs financeurs occidentaux communs : les deux immenses gazoducs Brotherhood et Soyouz venus de Russie, qui traversent ensuite tout le territoire ukrainien, avant de se rediriger vers l’Allemagne et l’Italie. Un peu de la même façon qu’aucun des deux belligérants ne souhaite toucher à d’autres objectifs aussi sensibles pour leur économie nationale qu’ils sont vitaux pour les industries aéronautiques de la défense européenne (notamment Airbus et Safran), comme l’usine de titane du groupe VSMPO-Avisma située dans la ville toujours sous contrôle ukrainien de Nikopol, et néanmoins propriété directe du principal exportateur du complexe militaro-industriel russe, Rosoboronexport. Ce qui pourrait sembler un paradoxe n’est en réalité que l’amère illustration d’une des caractéristiques des guerres inter-étatiques : bien qu’ils les déclenchent sans vergogne à coups de haine nationaliste, religieuse ou ethnique, ce sont rarement les puissants qui en font les frais –en étant évidemment capables de s’accorder entre eux au besoin–, mais bien les populations qui en subissent toutes les conséquences meurtrières. Un peu comme le fait que la France ait continué à fournir à la Russie entre 2014 et 2020 des caméras thermiques pour équiper ses blindés actuellement utilisés dans la guerre en Ukraine, ou des systèmes de navigation et des détecteurs infrarouges pour ses avions de chasse et ses hélicoptères, tout en fournissant désormais à l’Ukraine des missiles anti-aériens et anti-chars. En matière d’énergie comme d’équipements militaires, les financeurs et les profiteurs de guerre sont également ici, et c’est ici aussi qu’on peut les combattre.

L’un des avantages de la création de petits groupes autonomes décidant à la fois de leurs cibles et de leurs temporalités –pour qui ici regarderait la guerre d’un autre œil ou qui ailleurs n’aurait pas l’opportunité de fuir ou déciderait volontairement de rester–, pourrait ainsi par exemple résider dans le sabotage des intérêts capitalistes et stratégiques communs aux dirigeants des deux Etats et à leurs alliés, ne pouvant plus servir par la suite ni à l’un ni à l’autre quel que soit le vainqueur. Une autre possibilité certes, mais qui ne peut pourtant nulle part tomber du ciel au vu des difficultés à affronter, en nécessitant peut-être de l’avoir déjà développée et préparée avant, notamment à l’aide d’instruments organisationnels facilitant le partage d’efforts, de connaissances et de moyens adéquats. Cette vieille question des intérêts en jeu agitait d’ailleurs déjà les réseaux de résistants hexagonaux sous occupation allemande, dont le commandement comme les services anglo-américains insistaient bien entendu sur le fait que leurs sabotages industriels de tels sites et structures sensibles restent surtout réversibles en ne faisant que ralentir la production ennemie, ou ne viennent détruire que des objectifs non-critiques au futur redémarrage du pays.

Sujets. Dans cette guerre sale, faute d’engager pour l’instant d’intenses combats en zone urbaine, l’armée russe procède depuis plusieurs semaines à l’encerclement et à d’intenses bombardements sur plusieurs villes, selon une tactique déjà éprouvée à Alep. A Marioupol par exemple, où 300 000 personnes survivent assiégées dans de terribles conditions, beaucoup ont dû comprendre à leurs dépens qu’elles étaient en réalité prises en otage sous le feu des deux Etats. Au milieu des immeubles éventrés, c’est ainsi à leur propre armée que de nombreux petits groupes de civils affamés doivent faire face en sortant des abris pour se rendre en quête de nourriture dans les commerces abandonnés. Afin de maintenir son monopole sur les ruines et de continuer d’affecter prioritairement toute ressource aux hommes en armes, l’État ukrainien a ainsi confié aux volontaires des brigades de Défense territoriale (Teroborona) non seulement la tâche de protéger en deuxième ligne ses infrastructures critiques, mais aussi celle de préserver l’ordre public, qui concerne par exemple les tentatives de pillages des désespérés. Pour un Etat qui a décrété la loi martiale en tolérant essentiellement dans les villes bombardées des formes d’auto-organisation encadrées permettant de suppléer ses propres carences, le devoir patriotique serait bien entendu d’attendre ses miettes le ventre vide en buvant l’eau des radiateurs, puisqu’il est bien connu que les pillages de la sacro-sainte propriété désertée ne peuvent relever que de soldats ennemis ou de traîtres, comme le martèlent ses ordres du jour. Et au-delà de la situation tragique de Marioupol, c’est la même logique qui est mise en œuvre dans la capitale Kiev au fur et à mesure de son encerclement par les troupes russes, cette fois avec des couvre-feu dont le dernier en date n’était plus nocturne mais de 36 heures d’affilée afin de donner la priorité à l’armée et à la police, considérant « toutes les personnes se trouvant dans la rue pendant cette période comme des membres des groupes de saboteurs ennemis », avec les conséquences qui s’en suivent. Là encore, affirmer qu’en temps de guerre l’État impose sa main de fer davantage encore qu’en temps de paix non seulement sur les esprits mais aussi sur les corps de tous ses sujets, n’est pas qu’un simple poncif éculé : chair à canon ou chair à bombardements, en quête de nourriture ou de complices pour s’auto-organiser hors des carcans étatistes, voire simplement pour respirer un autre air que la promiscuité des abris ou comprendre la situation par soi-même, tout individualité est sommée de s’effacer de gré ou de force sur l’échiquier des deux armées en présence. Une situation qui s’étend évidemment jusqu’aux frontières occidentales de l’Ukraine, que plus de trois millions de personnes réfugiées ont déjà franchies... après avoir été dûment contrôlées pour en écarter tous les hommes entre 18 et 60 ans aptes au service. Si une vague d’entraide avec les familles s’est propagée des deux côtés de la frontière, l’un des aspects les plus remarquables concerne cependant la solidarité ténue qui commence à se mettre en place malgré l’hostilité d’une partie des habitants, avec ceux qui refusent de combattre et n’ont pas tous la possibilité de verser 1500€ aux gardes-frontières ukrainiens corrompus. Notamment grâce à l’établissement de faux certificats médicaux ou de dons de passeports biométriques, seul document officiel accepté en Hongrie ou en Roumanie pendant les deux premières semaines du conflit afin de laisser pénétrer les réfugiés sur leur territoire.

Trier, sélectionner, prioriser, enregistrer, classifier pour séparer aux frontières les bons pauvres des mauvais (y compris selon leur nationalité, comme l’ont constaté sur leur peau les ressortissants des pays africains) n’est bien entendu pas une spécificité de l’État ukrainien en guerre, mais la continuité d’un vaste enfer de collaborations inter-étatiques, de marchandages économiques et d’impératifs géostratégiques. C’est comme cela que les uns sont condamnés à se noyer en Méditerranée, les autres à croupir dans des camps du HCR afin d’être fixés sur des territoires voisins, et les derniers à servir glorieusement leur patrie ou comme esclaves salariés dans des pays riches toujours en quête de main d’œuvre exploitable à vil prix. Car en fin de compte, la férocité du pouvoir –qui ne se révèle jamais tant qu’à travers les guerres, la misère et les massacres qu’il engendre–, tient d’abord peut-être à cela : sa prétention intrinsèque à régner en maître au nom de ses propres intérêts sur le territoire qu’il contrôle, tentant alors de transformer chaque être qu’il dirige en sujets remplaçables, au prix de leur anéantissement comme individus.

Urgence. Depuis de nombreuses années, des vagues de menaces sont brandies et instrumentalisées à tout bout de champ pour distiller la peur, au sein d’une gestion toujours plus militarisée de la « paix » sociale : terrorisme, catastrophe écologique, Covid-19... ou désormais possible embrasement nucléaire dans l’extension du conflit qui brûle aux confins de l’Europe. Et naturellement, la petite musique d’énièmes sacrifices à consentir en rangs d’oignons derrière l’État devient ici aussi chaque jour plus stridente. Mais sur le fond, peut-être est-ce vrai qu’il y aurait quelque chose à sacrifier sans même avoir besoin de parcourir des milliers de kilomètres. Car tout ce vaste système de mort à grande échelle n’est-il pas alimenté par une énergie, une industrie, des transports, des communications et une technologie qui défilent quotidiennement juste sous nos yeux ? Renvoyer la guerre au monde qui la produit en interrompant son ravitaillement, serait alors une autre manière de rompre les rangs de l’ennemi, en dispersant partout le conflit contre lui.


Vous pouvez lire la suite du bulletin sur le pdf ci dessous.

Voir en ligne : Avis de Tempêtes

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