Chapitre III : pourquoi on dit "antisémite" ?
Etymologiquement, le mot « sémite » désigne tous les peuples parlant des langues sémitiques (arabe, hébreu, maltais, araméen, amharique…). Cela a mené à la conception erronée de "peuples sémites" comme une catégorie ethnique, alors qu’il ne s’agit que d’une classification linguistique. On entend même parfois que le mot "antisémitisme" désignerait la haine envers toutes les personnes "sémites" ; ce qui est incorrect et hors-sujet.
Alors comment se fait-il que le terme antisémitisme désigne spécifiquement le racisme envers les personnes juives ? Revenons ensemble sur l’histoire de ce concept :
En 1855, le philologue, historien, et philosophe breton Ernest Renan publie son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, dans laquelle il distingue les peuples "aryens" (ou indo-européens) des peuples "sémites". La linguistique historique était devenue un critère de catégorisation raciale (au même titre que l’apparence et la religion). Ces catégories linguistiques racialisées étaient liées à l’histoire biblique des trois fils de Noé qui auraient repeuplé la terre après le déluge : Sem (les Sémites d’Asie), Ham (les Hamites d’Afrique) et Japeth (les Japethites d’Indo-Europe), avec les Indo-Européens au sommet de la hiérarchie.
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Couverture du livre d’Ernest Renan, qui popularise l’idée de "races sémites" © 3e édition, 1863
Il utilise fréquemment le terme de « race » pour désigner ces deux peuples, et affirme que le climat du Moyen-Orient fait que « les sémites n’ont pas de mythologie » car leur « psychisme du désert » ne serait pas assez créatif pour imaginer autre chose qu’un unique Dieu tout-puissant. Dans ses écrits, il affirme que la contribution des sémites a l’humanité reste limitée à la religion monothéiste, et que c’est la civilisation européenne chrétienne qui produit la connaissance et la science. Toutefois, il remercie le « miracle juif » que fut la fondation du christianisme, et précisera qu’il considère les juifs européens « éduqués et assimilés » comme n’étant plus « sémites ». Son racisme s’exprime bien plus violemment lors de son voyage au Liban, où il qualifie les populations musulmanes de « races inférieures »« à demi sauvages ou abruties ». En 1862, il ira jusqu’à déclarer que
« la condition nécessaire à la propagation de la civilisation européenne est la destruction de la chose sémitique par excellence, la destruction du pouvoir théocratique de l’islam, et donc, la destruction de l’islam. L’islam est la négation la plus totale de l’Europe. »
Le mot "antisémite" apparaît pour la toute première fois en 1860, lorsque le bibliographe autrichien et juif Moritz Steinschneider dénonce les « préjugés antisémites » de Renan. Cet universitaire a dédié sa vie à répertorier l’histoire juive, et étudiait par extension l’histoire médiévale de la philosophie, la médecine, les sciences, les mathématiques, et la littérature. Ayant étudié l’hébreu et l’arabe, et connaissant l’histoire et l’immense apport scientifique et culturel de ces "peuples sémites", il peut facilement constater que les thèses de Renan sont bien plus racistes que scientifiques. Ce premier usage du terme "antisémite" est donc étymologiquement exact, car les préjugés de Renan visent les "sémites" en général. Mais il passera pratiquement inaperçu.
Car malheureusement les écrits de Steinschneider circulent peu, alors que ceux de Renan connaissent un grand succès. Dans une Europe coloniale, obsédée par l’étude pseudoscientifique des "races humaines" afin de justifier sa prétendue mission civilisatrice, l’idée selon laquelle les juifves appartiendraient à une « race sémite » distincte des indo-européens se répand.
C’est en 1879 que l’antisémitisme politique émerge réellement dans les discours, par la publication d’un pamphlet du journaliste allemand Wilhelm Marr intitulé La victoire de la Judéité sur la Germanité. Il y affirme que, dans une guerre qui dure depuis 1800 ans, la race germanique sera vaincue par « la Juiverie », désignée à elle seule comme « la race sémite ». Marr étant à l’origine un révolutionnaire laïc, il fonde sa haine des juifves (Judenhass en allemand) sur des critères qu’il considère comme scientifiques, et non religieux.
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"La victoire du Judaïsme sur le Germanisme, d’un point de vue non-confessionnel" © Wilhelm Marr, 1879
Reprenant les concepts pseudoscientifiques d’auteurs comme Ernest Renan, c’est aussi en 1879 que Wilhem Marr crée la Ligue Antisémite, la première organisation politique dédiée spécifiquement à lutter contre "l’influence juive". Soutenant que les juifves ne pourraient jamais s’assimiler en Allemagne (car appartenant à une race étrangère) il prône leur déportation totale vers la Palestine.
L’historien Helmut Berding explique que « ce nouveau concept se transforma en slogan et donna un contenu émotionnel et politique aux positions antijuives qui existaient déjà à l’état latent. Avec son caractère pseudo-scientifique, le terme d’“antisémitisme” donnait l’impression que l’on pouvait justifier rationnellement les accusations portées contre les juifs. »
Ce n’est toutefois pas la première fois que la haine des personnes juives se dissocie du sujet religieux. Dans la péninsule ibérique, les juifves avaient pu vivre dans une relative tolérance au sein des royaumes musulmans de Al-Andalus (on parle même de « l’âge d’or des juifs en Espagne » pour désigner la période 929-1031 du califat de Cordoba). Cela s’achève avec la Reconquista des royaumes chrétiens d’Espagne et de Portugal, les rois catholiques ordonnant aux juifves et aux musulman-es de choisir entre l’exil ou la conversion au christianisme, sans quoi ce serait la peine de mort.
S’il ne s’agissait que d’une question de religion, alors la conversion au christianisme aurait dû assurer l’acceptation des conversos. Pourtant, se mettent en place à partir de 1449 des statuts de limpieza de sangre (« pureté de sang ») qui exigent d’avoir un arbre généalogique 100% chrétien pour accéder à toute fonction publique, pour vivre dans certaines villes, pour se marier avec les chrétiens non-conversos… L’inquisition catholique passera plusieurs siècles à traquer, torturer, et brûler celles et ceux qu’elle considère comme des hérétiques. En 1673, l’inquisiteur Fray Francisco de Torrejilla écrira :
« Pour prêcher la haine des chrétiens, du Christ et de sa Loi divine, il n’est pas nécessaire d’avoir un père et une mère juifs. Un seul suffit. Si le père ne l’est pas, il suffit que la mère le soit. Et celle-ci n’a pas besoin de l’être entièrement, l’être à demi suffit ; bien plus, un quart suffit, ou même un huitième. Notre Sainte Inquisition a découvert des gens qui, séparés de leurs ancêtres juifs par vingt et une générations, continuaient de judaïser… »
A l’époque médiévale, il y avait donc déjà une forme d’antisémitisme distincte de la religion, quasiment biologique. On voit donc dans l’Espagne médiévale quelque chose qui ressemble au futur antisémitisme racial (et notamment aux lois de Nuremberg de 1935 sur la pureté du sang !) alors même que le débat pseudoscientifique sur les races humaines n’a pas encore commencé. Mais revenons en 1879.
Partant de l’Allemagne vers le reste de l’Europe, le mot antisémite devient l’identité de tous ceux qui prônent spécifiquement la haine des juifves. Une « Antisemitenpetition » est lancée en 1880 pour demander la révocation des droits civiques des juifves, et recueille plus de 200 000 signatures de citoyens allemands (grâce notamment au soutien de certains professeurs d’université et de lycée, libéraux-conservateurs et anti-immigration). Cette pétition s’inscrit dans le cadre du Mouvement Berlinois de 1879-82, campagne massive de diffusion d’idées antisémites, marquée par des violences (Affaire Kantorowicz, incendie de la synagogue de Neustettin, pogroms synchrones avec ceux de l’empire russe…)
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"Mal à l’aise" - Caricature des débates entre antisémites et anti-antisémites à Berlin © Revue satirique "Kladderadatsch" du 28 Novembre 1880
En Hongrie, Győző Istóczy fonde le Parti National Antisémite en 1883 (Országos Antiszemita Párt). Au parlement, il avait déjà plaidé en 1878 pour la déportation des juifves d’Hongrie vers la Palestine, et son parti fera élire en 1884 seize autres députés pour réclamer l’interdiction du mariage entre juifves et non-juifves, leur expulsion des universités, ou encore leur exclusion de la presse.
La Roumanie, où il n’y avait eu aucune émancipation légale des juifves malgré les demandes d’états occidentaux, est particulièrement atteinte par la vague antisémite. En 1878, l’écrivain Ioan Slavici publiait un pamphlet qualifiant les juifves de « peuple étranger » « d’une race qui n’est pas la nôtre », et appelle à l’extermination de ces « sémites mosaïques » [venant de Moïse] qu’il faudrait couper en morceaux et jeter dans le Danube. C’est dans ce contexte que la capitale Bucarest accueille en 1886 le Congrès Antisémitique, qui adopte les résolutions du Congrès international anti-Juif de Dresden de 1882. On voit que l’idée d’antisémitisme, en tant qu’haine raciale et pseudoscientifique, prend progressivement la place centrale dans toute la pensée anti-juive européenne. Le député Alexandru C. Cuza fondera en 1895 l’Alliance Antisémite, et utilisera plus tard la croix gammée comme symbole, sur le modèle allemand.
En France, Edouard Drumont et son camarade Jacques de Biez fondent en 1889 la Ligue Nationale Anti-Sémitique de France. La Ligue essaye de se faire une place dans les milieux socialistes ; De Biez déclare même qu’ils sont « des socialistes nationaux » « attaquant la finance internationale » pour obtenir « la France aux Français ». Ces prétendus socialistes bénéficient pourtant de soutien venant de la bourgeoisie, comme le duc d’Uzès, le duc de Luynes, le prince de Tarente, le comte de Dion, le Marquis de Morès… l’escroquerie sera finalement identifiée par la gauche. L’antisémitisme politique se traduira néanmoins par un Groupe Parlementaire Antijuif/Antisémite, réunissant 28 députés à l’Assemblée Nationale de 1898 à 1902.
En Belgique, c’est le juriste Edmond Picard qui portera les thèmes antisémites, notamment par son livre Synthèse de l’Antisémitisme publié en 1892. Inspiré par Drumont et par ses voyages coloniaux (notamment au Congo) il développe une vision racialiste du monde, dans laquelle la « race d’élite » Aryenne s’oppose aux « races parasitaires » Sémites. D’après lui, le juif « prend sans produire. Il suce, il gonfle comme une sangsue. ». Les juifs représentent « la peste », la « race judaïque » est « comme la vermine ». On retrouve encore aujourd’hui des rues Edmond Picard dans la région bruxelloise.
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Juriste de formation et cherchant à baser la loi sur les prétendues "races humaines", Picard est très pointilleux sur ses concepts racistes. Il remarquera donc que « Le Juif est tenu pour le Sémite par excellence. C’est une erreur : il n’est qu’un Sémite, une des nations sémitiques » car « c’est surtout un Arabe ». Et c’est là un symbole révélateur de la pensée de l’immense majorité des antisémites européens qui l’entourent : déjà à son époque, quand le terme antisémite était employé, cela correspondait presque toujours au racisme envers les personnes juives. Même si l’utilisation du mot ne correspond pas à son sens littéral, l’histoire s’est faite ainsi : l’antisémitisme désigne aujourd’hui les préjugés et le racisme envers les personnes juives ou perçues comme telles, et il serait faux d’y voir un autre sens.
De la même façon, quand on parle d’islamophobie aujourd’hui, ce n’est pas littéralement la peur de l’islam, mais les préjugés et le racisme envers les personnes musulmanes ou perçues comme musulmanes (par exemple, elle atteint aussi les arabes athées ou chrétien-nes). Malgré cela, des figures réactionnaires insistent pour prendre le mot au sens littéral, et défendent un "droit à l’islamophobie" au nom du droit au blasphème et de la laïcité. Ces mêmes réactionnaires sont pourtant capables de comprendre que l’antisémitisme ne désigne pas la haine envers les "sémites" comme l’indique son sens littéral, mais envers les personnes juives. Faut-il alors voir de l’hypocrisie dans les positions des Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Sophia Aram, Nadia Geerts, Georges-Louis Bouchez et al. ou simplement de l’ignorance aveugle ? Citons simplement le sociologue Pierre Bourdieu :
"Il est infiniment plus facile de prendre position pour ou contre une idée, une valeur, une personne, une institution ou une situation, que d’analyser ce qu’elle est en vérité, dans tout sa complexité."
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Couverture représentant plusieurs figures de la mouvance raciste "printemps républicain" © Revue Politis, Septembre 2024
Nous avons vu comment le concept même de “racisme” et celui des “races humaines” correspond à un projet politique, inscrit dans l’histoire coloniale. Les étiquettes peuvent changer selon les périodes, la société qui les définit, les intérêts politiques... on est loin du sens étymologique de “race” tel qu’utilisé pour les animaux domestiqués.
C’est par la construction sociale et politique que des groupes ethnoculturels aussi différents que les ashkénazes d’Europe, les sépharades de Méditerranée, les mizrahim du Moyen-Orient, les communautés juives éthiopiennes, indiennes, caucasiennes, ont pu être regroupées au 19e siècle sous l’étiquette de “race juive”. Cela s’appelle le processus de racisation.
L’Université Populaire de Bruxelles lutte pour une Palestine libre de la mer au Jourdain, dans laquelle toute personne pourra vivre en paix et à égalité, peu importe sa religion, son ethnie, ou son identité. Nous luttons pour exactement la même chose ici en Belgique, là où nous vivons. Contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie, contre toutes les formes de racisme. Et peu importe que tous ces mots soient mal nommés ; l’important est de comprendre l’origine des discriminations, comment elles s’expriment, et comment en venir à bout. Car il n’y a pas de libération possible pour nous sans la libération de toutes les personnes opprimées.
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Banderole déployée devant le bâtiment Walid Daqqa par le mouvement étudiant © Université Populaire de Bruxelles
Cet article a été rédigé par les étudiant-es du mouvement de solidarité avec la Palestine « Université Populaire de Bruxelles », en collaboration avec plusieurs membres du collectif AJAB (Alliance Juive Antisioniste de Belgique). Il s’inscrit dans une série d’articles sur l’histoire de l’antisémitisme, en amont de conférences sur ce sujet dans l’année 2025. Car c’est en comprenant l’histoire de l’antisémitisme qu’on peut lutter efficacement contre l’antisémitisme aujourd’hui, et contre le racisme dans sa globalité.
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