Sommaire
De nombreux facteurs poussent la société techno-industrielle vers une modification importante de sa production énergétique. Certains ont argumenté que la croissance progresse directement proportionnellement à la disponibilité d’énergies. Plutôt qu’une substitution d’une ressource énergétique par une autre, elles se sont additionnées : l’exploitation du pétrole n’a pas fait disparaître le charbon. Aujourd’hui, au vu des quantités astronomiques d’énergie qu’engloutit la production industrielle, il est totalement inconcevable – sans renoncer à la croissance - d’abandonner certaines ressources énergétiques au profit d’autres. Pour les États et les industriels, il s’agit plutôt de diversifier le mix énergétique afin de pouvoir tirer un profit maximal des caractéristiques particulières des différentes ressources et d’étayer des stratégies géopolitiques. Cette diversification n’est pas nouvelle : elle est au cœur du développement capitaliste depuis le début de l’industrialisation.
Cette continuité dans la course effrénée d’additions énergétiques alimentant l’enfer industriel ne rend pas moins réelle l’actuelle « transition énergétique », c’est-à-dire, la reconfiguration du mix énergétique pour diminuer la part d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz). Quelque part, la gravité de la crise écologique (et des effondrements systémiques qui pourraient en découler), la finitude des énergies fossiles et la complexité du nucléaire, a fini par rendre économiquement envisageable et géopolitiquement soutenable l’exploitation d’autres sources énergétiques, comme en témoignent les investissements massifs dans l’éolien, le photovoltaïque et la biomasse.
Les objections à cette quête énergétique qui pointent du doigt le faible rendement énergétique du photovoltaïque, les mauvais facteurs de retour énergétique sur l’investissement [1] de l’éolien ou les quantités astronomiques de matières premières qui doivent être extraites pour les technologies liées aux énergies renouvelables [2] seraient théoriquement suffisamment consistantes pour renvoyer toute la transition énergétique à la poubelle des entreprises humaines absurdes. Mais la croissance industrielle n’a jamais été une affaire de rationalité au sens strict du terme, c’est plutôt une question de pouvoir, de domination. C’est cette même logique, la recherche de pouvoir, qui est à la base du déploiement des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, de la construction de nouveaux barrages hydroélectriques et de centrales marines, des projets de géothermie et de centrales de biomasse.
C’est dans cette optique qu’il faut considérer le lapin blanc de l’hydrogène. Les industriels se font de moins en moins timides à son sujet, et d’autres l’ont d’ores et déjà baptisé « le pétrole du futur ». Si les bases scientifiques et les technologies pour produire de l’électricité à partir de l’hydrogène datent de plus d’un siècle, c’est en 1970 que le terme « économie d’hydrogène » aurait surgi pour la première fois lors d’une discussion entre électro-chimistes au centre technique de General Motors dans le Michigan (États-Unis). Toutefois, ce n’est qu’aujourd’hui que les technologies de l’hydrogène s’apprêtent à prendre leur envol.
L’hydrogène
Les acteurs de la filière hydrogène aiment bien citer Jules Verne qui prophétisa en 1874, à travers un de ses personnages de « L’île mystérieuse », une économie d’hydrogène : « L’hydrogène et l’oxygène, qui (…) constituent (l’eau), utilisés isolément ou simultanément, fourniront une source de chaleur et de lumière inépuisable et d’une intensité que la houille ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers et les tenders des locomotives, au lieu du charbon, seront chargés de ces deux gaz comprimés, qui brûleront dans les foyers avec une énorme puissance calorifique ». L’hydrogène, H2, est un gaz extrêmement inflammable et réactif ; c’est le plus léger de tous les corps. Dans les piles à combustible, l’hydrogène est combiné avec l’oxygène de l’air. Cela génère un courant d’électricité, produit de la chaleur, n’émet pas de gaz à effet de serre et le résultat est une molécule bien connue : H2O, soit de l’eau.
L’hydrogène est présent dans la nature : il est trouvable dans des dégazages venant de la croûte terrestre, il émerge de la réaction entre l’eau et les roches ultrabasiques ou encore de la décomposition des hydroxyles (OH) dans la structure des métaux. Si des projets sont en cours pour extraire cet hydrogène natif, quasi tout l’hydrogène employé actuellement dans l’industrie doit être produit. En effet, l’hydrogène n’est pas une énergie primaire à l’instar du pétrole ou du charbon, mais un « vecteur énergétique ». Il est produit en séparant une molécule d’eau (H2O) en hydrogène et en oxygène, ou une molécule de méthane (CH4) en deux molécules d’hydrogène et un atome de carbone. Ce dernier procédé est actuellement encore le plus répandu. A partir du méthane présent dans le gaz naturel qu’on fait réagir avec de la vapeur d’eau à haute température (vaporeformage), on produit de l’hydrogène en émettant d’importantes quantités de gaz à effet de serre. L’autre procédé consiste à séparer la molécule d’eau par électrolyse, mobilisant d’importantes quantités d’énergie.
Le déploiement massif d’énergies renouvelables n’a produit aucune diminution de la consommation mondiale d’hydrocarbures, uniquement une augmentation de la quantité d’énergies consommées.
Afin de distinguer les différents procédés de fabrication à l’origine de l’hydrogène, les industriels ont fini par leur octroyer des couleurs. L’hydrogène naturel est l’hydrogène blanc ; celui produit par électrolyse à partir d’énergies renouvelables, de biomasse ou du nucléaire [3] est vert. L’hydrogène produit par gazéification du charbon est noir, le vaporeformage à partir du gaz naturel est gris et enfin, l’hydrogène produit à partir du gaz naturel mais avec des techniques de captage de CO2 est bleu. Il existe encore d’autres méthodes de production d’hydrogène, avec des rendements énergétiques généralement encore moins favorables, mais au vu des ambitions de la filière en plein essor, on peut s’attendre à la création d’autres procédés.
Si toutes les conversions énergétiques (comme par exemple de la chaleur à une énergie de mouvement) entraînent d’importantes pertes, l’hydrogène est particulièrement mal classé. Avec les technologies actuelles, son rendement énergétique global ne dépasse pas les 25% de la source électrique jusqu’à la roue du véhicule à hydrogène. [4] Même les plus techno-optimistes ne pensent pas que ce pourcentage pourrait augmenter significativement grâce à des nouvelles technologies dans les décennies à venir. A l’instar des autres conversions énergétiques perdantes, l’hydrogène va pourtant se révéler un allié indispensable dans l’électrification de l’économie et de la société.
Un programme mondial, européen, français
Tous les pays industriels avancés ont mis sur pied des programmes pour stimuler la création d’une filière d’hydrogène. Cela n’est pas sans rappeler comment il y a toujours eu besoin de la puissance économique, militaire et politique de l’État pour « créer un marché » et lancer de nouvelles filières, ce qui est encore plus flagrant sur le domaine énergétique. [5]
Le développement de l’hydrogène prend une place importante dans les stratégies étatiques parce qu’il promet d’accroître la puissance énergétique, et éventuellement de rééquilibrer le mix énergétique avec une diminution des énergies fossiles. Éventuellement, soulignons-le, car ce rééquilibrage reste pour l’instant totalement hypothétique : à l’heure actuelle, aucune diminution mondiale de la consommation de combustibles fossiles n’a été constatée, uniquement une augmentation de la quantité d’énergies consommées. [6] L’hydrogène représente aussi un avantage géopolitique non-négligeable : il n’est pas lié à un territoire spécifique comme l’exploitation du pétrole ou du gaz naturel. Et comme nous le verrons par la suite, l’hydrogène est particulièrement intéressant pour les secteurs les plus énergivores de l’industrie.
En 2019, une étude commanditée par la Commission Européenne et réalisée avec le concours des acteurs industriels majeurs propose une « Feuille de route pour l’hydrogène en Europe ». Le rapport argumente que « la réalisation de la transition énergétique de l’Union Européenne nécessitera l’hydrogène à une vaste échelle. » Sa feuille de route prévoit le développement de la filière hydrogène pour équiper le secteur du transport lourd (camions, navires), pour produire les hautes températures requises dans certains secteurs industriels comme la sidérurgie, la papeterie, la cimenterie ou encore la chimie sans avoir recours au charbon, au gaz naturel ou au pétrole, et enfin l’usage d’hydrogène pour stocker l’électricité produite par des sources intermittentes comme l’éolien ou le photovoltaïque. [7] L’enjeu est de « créer pour les compagnies pétrolières, gazières et pour les équipementiers un marché de 130 milliards d’euros à l’horizon 2030, et de 820 milliards à l’horizon 2050 ». Un an plus tard est lancé le Projet Important d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) d’hydrogène pour subventionner des projets sélectionnés pour bénéficier de soutiens financiers à hauteur de 5 milliards, avec en France par exemple la construction d’une usine de production d’hydrogène par électrolyse à Saint-Jean-de-Folleville (76) portée par Air Liquide ou d’une gigafactory d’électrolyseurs à Belfort (90) portée par McPhy ; la substitution d’hydrogène gris par le vert à la raffinerie de La Mède à Châteauneuf-les-Martigues (13) portée par Total et Engie.
Le site de production d’hydrogène vert de Lhyfe à Bessières (Occitanie) pourra produire jusqu’à 2 tonnes d’hydrogène vert par jour.
« L’industrie européenne est cheffe de file à l’échelle mondiale dans le domaine des technologies de l’hydrogène. Le temps est maintenant venu de déployer ces technologies dans les usines européennes. C’est justement ce que nos PIIEC dans le domaine de l’hydrogène soutiennent : une première génération de projets industriels de grande envergure liés à l’hydrogène en Europe » s’exclamait un commissaire européen lors du lancement des financements. Au-delà des projets spécifiques, la feuille de route prévoit d’atteindre en 2023 la production de dix millions de tonnes d’hydrogène vert dans l’UE, et l’importation de dix millions de tonnes supplémentaires. A partir de 2030, les industriels comptent déployer « l’hydrogène à grande échelle dans tous les secteurs difficiles à décarboner [c’est-à-dire, d’électrifier]. »
Cette stratégie européenne est en phase d’être déclinée dans les différents pays-membres qui ne veulent pas rester sur le côté dans la course mondiale. L’Allemagne mise plutôt sur d’importants contrats d’importation d’hydrogène (venant des pays du Maghreb ou des pays pétroliers tels que le Qatar) et entame donc la construction des infrastructures portuaires et gazières requises. Pour la France nucléarisée, la filière hydrogène constitue une véritable manne. En février 2023, l’État a présenté sa « stratégie nationale pour l’hydrogène » qui reprend les trois axes européens : déploiement de l’hydrogène dans les industries énergivores, les transports lourds et le stockage d’électricité. Elle rentre parfaitement dans les vastes programmes de « réindustrialisation » de la France, avec notamment la création d’une filière de A à Z pour la production et l’exploitation d’électrolyseurs. C’est aussi l’occasion rêvée pour ancrer le nucléaire dans la transition énergétique. Qualifié de vert par l’UE, le nucléaire génère l’électricité qui peut être utilisée pour produire de l’hydrogène. Pour ne pas laisser planer de doute, Macron a enfoncé le clou lors d’une visite à Framatome dans le bassin industriel du Creusot en 2020, où sont fabriquées notamment les cuves pour réacteurs nucléaires : « La filière nucléaire est essentielle au développement de l’ambition en matière d’hydrogène. Aucun pays européen ne peut produire de l’hydrogène avec un mix électrique décarboné comme nous pouvons le faire grâce au nucléaire. » Le programme de développement des petits réacteurs nucléaires modulaires (SMR) est ainsi ancré dans la stratégie d’hydrogène.
L’hydrogène est l’ami parfait du nucléaire et de l’éolien et c’est ce qui va lui assurer son ticket d’entrée dans l’arène industrielle.
Face à l’engouement, l’alliance des industriels français pour l’hydrogène, Hydrogène France, a lancé cette année un appel à l’État pour « revoir ses ambitions à la hausse » et pour ne pas limiter le déploiement de l’hydrogène aux 50 sites industriels les plus émetteurs de CO² comme prévu d’ici 2030. L’alliance souligne que « le couple décarbonatisation-réindustrialisation est au cœur du projet d’une filière française de l’hydrogène », ne laissant ainsi persister le moindre doute quant au véritable objectif de la dite « décarbonatisation ». Dans les échéances prévues par le gouvernement français, 1 million de tonnes d’hydrogène seront produites par électrolyse d’ici 2030, engloutissant au minimum 10% de la consommation totale d’électricité. D’où l’urgence d’augmenter la capacité de production d’électricité : principalement l’éolien, le gaz naturel et le nucléaire. Le président de McPhy ne cache pas ses ambitions : « Par rapport à la situation actuelle, nous sommes devant une multiplication par 1 000 des capacités de production en dix ans ! », et il rajoute encore que c’est bien sûr « grâce aux plans vigoureux de soutien mis en place par les pouvoirs publics » [8] : c’est bien l’État qui crée les marchés et dirige ainsi le développement industriel.
La production d’hydrogène, comme ici par le groupe allemand Linde, se fait actuellement essentiellement à base de gaz naturel fossile au prix d’un fort dégagement de CO².
Il va sans dire qu’au fil de toutes ces conversions d’énergies, les matières premières extraites, les infrastructures construites et entretenues, les facteurs de rendement énergétique, d’émissions de gaz à effet de serre, d’efficacité des cycles de vie, tombent au plus bas. Si bas qu’à la fin, il devient très difficile d’y voir clair : c’est un autre exemple de la déréalisation qu’opère l’épopée technique sur le monde tel que nous pensons l’appréhender. Et l’hydrogène est véritablement emblématique pour ce que promet la transition énergétique : ni sobriété, limitation ou diminution, mais maintien et augmentation de la croissance industrielle. [9]
La promesse de l’hydrogène : décarboner et réindustrialiser
En parallèle avec le développement de tout ce qui lié à la production d’hydrogène (fabrication d’électrolyseurs et de piles à combustibles, usines de production d’hydrogène, sites de stockage, sites d’extraction d’hydrogène blanc, voire l’adaptation des gazoducs existants), l’hydrogène est dans un premier temps en passe d’être déployé dans les industries qui émettent le plus de gaz à effet de serre (et qui sont souvent aussi parmi les plus polluantes et dangereuses). Certains secteurs en utilisent déjà beaucoup, entièrement produit à partir de carburants fossiles : les raffineries de pétrole, l’industrie chimique (pour la production de différents types de plastique) et l’industrie des engrais. Pour ces secteurs-là, l’enjeu est plutôt de passer à l’ « hydrogène vert » afin de réduire leur « empreinte carbone ». Pour d’autres industries, il s’agit de remplacer presque entièrement les carburants fossiles (charbon, gaz naturel et pétrole) par de l’hydrogène plus ou moins vert : la sidérurgie, la cimenterie, la papeterie. Ce sont principalement ces branches industrielles, dont la consommation énergétique ne permet pas d’électrification totale, qui sont aujourd’hui concernées par différents projets d’adaptation : c’est la course vers la production d’ « acier vert », de « ciment vert », de « plastique vert », etc.
Le deuxième axe, c’est encore et toujours le maintien, puis l’expansion du système industriel de transport. Comme il est techniquement impossible (du moins, actuellement) de faire rouler des véhicules lourds tels que des camions, ou des bus dans des régions vallonnées, sur des batteries électriques, et que les secteurs logistiques et de transport dépendent entièrement du pétrole [10], l’hydrogène va très probablement s’imposer comme une alternative de premier choix au pétrole. Des industriels rêvent également de propulser les bateaux ou les avions à l’hydrogène, même si pour l’instant cela ne semble pas être tout à fait faisable. Et en troisième lieu, il y a le déploiement de l’hydrogène comme stockage d’électricité. L’électricité générée par les sources intermittentes (surtout le vent et le soleil) peut être convertie en hydrogène par électrolyse. Stocké dans des grosses cuves, l’hydrogène ainsi produit peut être reconverti en électricité en cas de besoin. Plus la production d’électricité dépendra de sources intermittentes, plus il y aura besoin d’une solution pour pallier à cette intermittence. Évidemment l’hydrogène à lui seul ne pourra jamais solutionner cela, ce qui fait comprendre une fois de plus que même techniquement, la substitution pure et simple d’une source énergétique par une autre est presque impossible. Il y aura toujours besoin de centrales thermiques ou nucléaires (sources non-intermittentes) pour garantir la production et garder le réseau électrique stable. On peut le prendre par n’importe quel bout, l’hydrogène reste l’ami parfait du nucléaire et de l’éolien et c’est ce qui va lui assurer son ticket d’entrée dans l’arène industrielle.
Les infrastructures de la filière
Répétons-le : si une filière est en train de se mettre en place avec plusieurs projets d’usines, des PME spécialisées et des recherches, pour l’instant tout l’hydrogène produit est de l’hydrogène bleu ou gris, donc issues de carburants fossiles. Cette production se fait au sein des raffineries et des complexes chimiques par vaporeformage avec ou sans captation des émissions de gaz à effet de serre.
La production d’hydrogène vert, donc issue du nucléaire ou du renouvelable, requièrt des gigafactories de production d’électrolyseurs, de piles à combustibles, des cuves et des réservoirs de stockage. Plusieurs sont en cours de construction ou en projet. [11] Elles vont équiper les différentes usines de production d’hydrogène, comme à Port-Jérôme-sur-Seine (Seine-Maritime) où le démarrage est prévu en 2025 ou à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), démarrage prévu en 2026. Ensuite, comme dans le reste du monde, en France il y a aussi plusieurs projets d’exploration et de forage en cours pour extraire l’hydrogène blanc présent à l’état naturel dans le sol. Dans ce cas, il ne s’agit donc plus seulement d’un « vecteur énergétique », mais bien d’une ressource à extraire [12] , même si la mise au point d’un procédé d’extraction industriel pourrait encore prendre 20 ans.
Pour permettre l’acheminement de l’hydrogène depuis les usines de production et l’importation, une vingtaine d’opérateurs gaziers ont débuté en juillet 2020 la construction d’une dorsale de gazoducs pour l’hydrogène (European Hydrogen Backbone). Le plan vise la construction d’un réseau de 39 700 km d’infrastructures pour l’hydrogène en Europe, s’étirant jusqu’au Maghreb, d’ici à 2040. Deux tiers de ces hydrogénoducs seraient des canalisations de gaz naturel reconverties. Selon ce schéma, « 4 400 km de réseaux d’hydrogène seraient ainsi développés en France reliant les principales zones de consommations telles que les ports, zones industrielles, hubs logistiques et aéroportuaires ainsi que les stockages massifs souterrains. » [13]
Une partie de l’hydrogénoduc en construction entre Barcelone et la France.
Pour ce qui est des infrastructures de mobilité : plus de 736 projets de déploiement de bus à l’hydrogène, et donc de stations de recharge, sont en cours en France, dont un tiers est déjà réalisé ou en construction. Plusieurs entreprises logistiques ont installé sur leurs plateformes des stations de recharge pour les camions roulant à l’hydrogène.
Le stockage de l’hydrogène, compressé ou liquéfié se fait dans des grandes cuves, dans des cavités salines, dans des grands réservoirs souterrains. Pour l’instant, en France, les projets industriels d’exploitation des cavités se limitent à la mise en place de dits « démonstrateurs » pour mettre à l’épreuve les techniques envisagées. Les sites choisis répondent notamment au plan Zero Emission Valley de la région Auvergne-Rhône-Alpes appuyant le passage à l’hydrogène des complexes industriels et chimiques présents sur son territoire. A noter aussi que les industriels n’ont pas encore tranché entre un réseau totalement centralisé ou un tissu d’unités de production plus localisées. Si les grands groupes pétroliers et gaziers préféreront sans doute rester au plus proche du modèle qu’ils connaissent [14], beaucoup de facteurs tels que les technologies d’intelligence artificielle, les théories sur le smart grid, les soucis de résilience du réseau électrique et surtout la nature différente, plus petite, des structures de production énergétiques nouvelles comme l’éolien ou l’hydrogène, laissent plutôt prévoir une dissémination et une décentralisation. Même pour la filière nucléaire, un secteur mastodonte, la recherche s’oriente maintenant plutôt vers des mini-centrales nucléaires, plus faciles à implanter un peu partout, alimentant des zones précises telles qu’un bassin industriel, un port, une ville de taille moyenne.
Enfin, le déploiement de la filière s’appuie aussi sur la recherche technologique, la formation de personnel spécialisé et la création de startup pour développer des nouvelles technologies liées à l’hydrogène. Des cours spécifiques Hydrogène ont été créés dans des universités, des incubateurs dédiés sont en train de voir le jour et des formations spécifiques sont organisées au sein des acteurs majeurs comme Total, Air Liquide ou Alstom.
Ce survol est certes rapide [15], mais il permet quand-même de saisir dans quel ordre de grandeur les industriels pensent quand ils évoquent la création d’une filière hydrogène et ce qu’elle implique en termes d’implantations de nouvelles infrastructures industrielles. Il ne rend cependant pas compte de l’« intensité matérielle », c’est-à-dire des quantités de matières premières nécessaires, et donc des mines, du raffinage des métaux, du transport,… La production d’hydrogène bas-carbone requièrt notamment d’importantes quantités de platine, de ruthénium et surtout d’iridium. La demande de ce dernier, un métal très rare et pour l’instant uniquement extrait en Afrique du Sud, devrait augmenter de 90% d’ici 2050. De même, la filière hydrogène génère une forte demande en eau (elle comptera pour près de 10% de la consommation totale d’eau du secteur énergétique d’ici 2050). Curieusement, un bon nombre des projets d’hydrogène et des centres de production sont situés dans des pays soumis au stress hydrique (le pourtour méditerranéen, la péninsule arabique et les plaines chinoises) qui va s’aggraver dans les années à venir. [16] La filière ne manquera donc pas de devenir une source de tensions géopolitiques à l’instar des autres ressources énergétiques.
Un cheval de Troie
Les industriels et les États ne cessent de présenter l’hydrogène vert comme un allié précieux dans « la lutte contre le réchauffement climatique ». Les apparences jouent en leur faveur : le produit final émis par les piles à combustion est… de l’eau. Mais à l’instar de la réalité bien différente derrière les énergies « propres » générées par les éoliennes et le photovoltaïque, l’hydrogène n’est pas neutre pour le climat. Si l’hydrogène n’est pas un gaz à effet de serre comme les autres, il a un impact indirect : il perturbe la concentration et la durée de vie des autres gaz à effet de serre présent dans l’atmosphère. Il favorise par exemple la concentration de méthane (CH4) qui, lui, provoque directement un puissant effet de serre. [17] Cela en fait un gaz avec une puissance de réchauffement au moins 13 fois plus élevés que le CO² : chaque tonne d’hydrogène a le même effet que 13 tonnes des CO².
La toute récente gigafactory d’electrolyseurs de Siemens et Air Liquide a Berlin
L’hydrogène, gaz extrêmement léger, arrive dans l’atmosphère principalement par les fuites dans les processus de production, le transport et le stockage. La dernière étude en date estime que l’hydrogène vert (en excluant donc le bleu, le gris, …) pourrait être « bénéfique dans la réduction du réchauffement climatique » [18] à condition que les fuites restent en-dessous de 3%. Mais cela paraît extrêmement improbable. Aujourd’hui, les fuites sont estimées à 10% pendant l’électrolyse, à 13% pendant le transport par camion-citerne et à au moins 3% pour la pile à combustible : c’est un problème intrinsèque à la nature même de l’hydrogène auquel aucune course en avant technologique ne pourrait raisonnablement pallier. Autant dire que la filière hydrogène produira certes de l’eau, mais va continuer à avoir un impact important et négatif sur le réchauffement climatique. Sous les apparences d’une énergie propre, il y a donc, sans ambiguïté ou forçage rhétorique, une filière énergétique qui va continuer à pousser la planète vers l’abîme. C’est le cheval de Troie de la transition énergétique.
A l’heure d’une résurgence des combats contre la dévastation de la planète d’un côté et de l’urgence climatique mobilisée aujourd’hui par les États et les industriels pour justifier un nouveau projet industriel de l’autre, il semble d’autant plus important de développer une critique approfondie de la société techno-industrielle en tant que telle. S’il est judicieux de démonter les narratifs qui présentent l’éolien industriel comme « durable », l’acier ou le ciment produit avec de l’hydrogène comme « vert », la pollution et l’intoxication qu’ils représentent pour la nature et le vivant n’est pas le seul argument contre. Même si ce n’étaient pas que des mensonges de bas étage, il y a toujours des raisons d’être contre, car ils restent des manifestations tangibles et néfastes de la colonisation de la planète par la société techno-industrielle et sa logique d’accaparement, d’accumulation et de pouvoir. C’est là que réside la signification des luttes contre les projets industriels verts comme les éoliennes, les centrales photovoltaïques et bientôt les gazoducs et les centrales à hydrogène.
Maciej Puszcza (hiver 2023) Voir en ligne : Les cahiers de Takakia
[1] Il existe beaucoup de méthodes de calcul en lien avec la production et la consommation énergétique qui permettent de se faire une idée de la viabilité de telle ou telle ressource, d’estimer le coût de son « cycle de vie », de calculer les matières premières nécessaires, les émissions de gaz à effet de serre ou encore de visualiser le rapport entre l’énergie initiale nécessaire pour exploiter une certaine ressource et l’énergie que cette ressource va libérer (Energy Return on Investment, EROI). Ce dernier facteur par exemple permet de calculer que pour chaque unité d’énergie investie dans une centrale nucléaire, elle en restitue 75 en retour. Pour l’énergie éolienne, ce ratio tombe la plupart du temps en dessous de 10, soit juste au-dessus de la barre des 7, ce qui est considéré comme le minimum viable pour les investisseurs. Ajoutons encore que les différentes sources énergétiques possèdent aussi des qualités moins facilement quantifiables, mais pas pour autant moins décisives, comme la polyvalence, la transportabilité ou justement l’infinitude théorique.
[2] A titre d’illustration : Par térawattheure (TWh) produite (l’équivalent de ce que consomment les 7 millions d’habitants du Grand Paris en 10 jours), il faut pour permettre la production d’énergie :
Charbon : 750 tonnes de béton et 314 tonnes de métaux
Gaz : 400 tonnes de béton et 171 tonnes de métaux
Nucléaire : 760 tonnes de béton et 168 tonnes de métaux
Hydraulique : 14000 tonnes de béton et 68 tonnes de métaux
Eolien : 8000 tonnes de béton et 1978 tonnes de métaux
Photovoltaïque : 4500 tonnes de béton et 9430 tonnes de métaux
(Chiffres publiées par le US Department of Energy (DOE),Quadrennial Technology Review 2015)
Cet aperçu permet de se rendre compte de l’immensité du chantier entrepris avec les énergies « renouvables ». De même, on comprend immédiatement que ces sources (le vent, le solaire, l’énergie hydraulique) sont de fait loin d’être « infinies » : la quantité de matières sur la planète pouvant être extraite est limitée, sans parler de l’impact écologique désastreux de l’extraction existante et l’immensité de celle qui se profile avec la transition.
[3] En 2023, l’Union Européenne a qualifié le nucléaire comme « énergie verte ». Cette blague d’un particulier mauvais goût n’aurait aucune importance si elle ne permettait pas aujourd’hui d’orner tout ce qui est produit à partir d’électricité venant du parc nucléaire comme « énergie verte », comme c’est le cas de l’hydrogène.
[4] C’est-à-dire que 25% uniquement de l’énergie mobilisée est de l’énergie utile, dans cet exemple-ci, utilisée pour faire tourner la roue. A titre de comparaison, un véhicule thermique a un rendement avoisinant les 40% ; pour un véhicule électrique, malgré les 90% souvent affichés n’ayant trait qu’à son moteur électrique, le rendement (de la centrale électrique à la roue) descend jusqu’à moins de 27%.
[5] Pour une histoire iconoclaste du « marché », voir notamment David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire (2011).
[6] En 2022, la demande mondiale d’énergie a augmenté de 1%. Malgré une augmentation importante de la capacité de production d’énergies renouvelables (+ 266 gigawatts), la part du pétrole et du gaz dans la production énergétique est restée stable (82%). A noter aussi que le charbon ne diminue pas, mais ne cesse d’augmenter (+145% en Europe). (Statistical Review of World Energy, Rapport de 2022). Plus probablement, les hydrocarbures seront extraits et brûlés jusqu’à l’épuisement total, ce qui s’est révélé difficile à projeter.
[7] Contrairement aux centrales classiques, les énergies renouvelables telles que l’éolien et le photovoltaïque sont des énergies « intermittentes » : leur production dépend d’éléments extérieurs et changeants tels que la force du vent, le jour ou la nuit, … Le stockage direct de l’électricité étant impossible (l’électricité est un flux), on ne peut la « stocker » qu’en la convertissant (avec les pertes qui vont avec), par exemple dans des piles à combustible, d’énormes batteries ou encore en pompant de l’eau dans un lac artificiel situé en hauteur d’une centrale hydraulique.
[8] Les ambitions démesurées de l’hydrogène, dossier établi par Usine Nouvelle, 15 décembre 2021.
[9] Et cela y compris en dépit de tout « calcul rationnel », tel que l’on peut le retrouver justement dans les méthodes d’analyses de rendement, d’efficacité, de « retour sur investissement » etc. On entre pleinement dans le domaine de la croyance, ou plutôt, de la déréalisation au sein de la Matrice.
[10] La mobilité créée par le moteur thermique telle qu’elle s’est développée et qui a profondément changé les géographies de la terre et de la société humaine, est entièrement basée sur les caractéristiques particulières de sa source énergétique : le pétrole. Il est plus que pertinent de se demander s’il serait vraiment possible de maintenir le même système de mobilité en ayant recours aux moteurs électriques : même simplement au niveau des structures de production d’électricité, électrifier tous les véhicules exigerait une augmentation de la production d’électricité de 40 à 50 % et une révision du réseau de distribution conséquente pour supporter une telle augmentation.
[11] En France, ces projets sont principalement portés par McPhy, Elogen, John Cockerill, Genvia, Alstom, Symbio, Arkema, Faurecia, Plastic Omnium et Hyvia.
[12] En mai 2023, une forte concentration d’hydrogène est détectée via le puits de Folschviller, en Moselle, par des chercheurs qui visaient plutôt à trouver du méthane. Cette découverte a stimulé plusieurs demandes de permis d’exploration, notamment dans le Béarn et le Doubs. Voir L’hydrogène naturel sera-t-il le nouveau pétrole, publié sur Reporterre.org le 24 juillet 2023.
[13] Dans La course aux hydrogénoducs est partie dans Hynovations, newsletter de France Hydrogène, 27 avril 2023. Parmi les projets en cours de développement, citons par exemple H2Med qui vise à créer un corridor d’hydrogène reliant le Portugal, l’Espagne et la France au réseau énergétique de l’UE, avec une liaison maritime reliant Barcelone à Marseille, puis une extension vers l’Allemagne.
[14] C’est-à-dire, des grands groupes privés avec une forte participation des États, contrôlant l’ensemble de la chaîne de production et de la distribution, avec un fort penchant vers l’accaparement pur et simple (il suffit de regarder comment ces groupes mènent leurs projets notamment dans les pays pauvres), protégés par la force armée et politique des États.
[15] Sur leur site web, l’alliance France Hydrogène informe régulièrement sur l’avancée des différents projets de la filière hydrogène. L’Agence pour la Transition Écologique (ADEME) tient à jour une carte des projets qu’elle soutient (actuellement une cinquantaine sur tout le territoire).
[16] World Bank Group, Hydrogen Council et Climate Smart Mining, Sufficiency, Sustainability and circularity of critical materials for clean hydrogen, 2022.
[17] « La molécule de dihydrogène s’oxyde en effet dans l’atmosphère en réagissant avec le radical hydroxyle (OH). Par conséquent, il reste un peu moins de OH pour détruire les molécules de méthane. « C’est le principal mécanisme qui explique le pouvoir réchauffant de l’hydrogène » […] L’oxydation de l’hydrogène réagit aussi avec l’acide atmosphérique, ce qui contribue à produire de l’ozone troposphérique, un autre gaz à effet de serre. Enfin, le méthane, dont la durée de vie dans l’atmosphère augmente avec la présence d’hydrogène, génère lui-même de l’ozone et de la vapeur d’eau dans la stratosphère, des gaz aux propriétés radiatives. » dans Les fuites d’hydrogène réchauffent le climat, paru le 2 janvier 2023 sur Reporterre.org
[18] Climate benefit of a future hydrogen economy, publié dans Communications Earth & Environment, n° 3, 2022
Texte originellement publié dans la revue Takakia, rugissements contre la société techno-industrielle, #1 (hiver-printemps 2023-2024).
Les cahiers de Takakia : takakia.blackblogs.org
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