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Je dois te dire les bons moments

Je dois te dire les bons moments

L’occupation Zone Neutre à Schaerbeek, ouverte le 6 octobre, est menacée d’expulsion. Un texte sensible, qui raconte.

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Je dois te dire également, malgré tout, les bons moments face à la catastrophe. Marwane qui, branché sur le son dans la salle commune, annonce qu’il s’en va, que si j’ai besoin de quelque chose, il sort, il peut me le rapporter. Je refuse et il insiste dix fois. J’apprends les codes marocains, qui ressemblent à ceux de l’Iran. Il me prend dans ses bras ursins et me dit qu’il m’aime en me serrant fort. « Toi, dix jours travailler avec nous. Parler tout le monde, accueillir les enfants, téléphone avocat, la musique… » La musique s’estompe par à coups comme il s’éloigne dans le couloir. Elle revient. Il a rencontré quelqu’un dans le hall. un mot gentil au concierge du moment, puis il sort et l’enceinte signale la perte de la connexion.

Les repas, les sourires, malgré la situation, l’angoisse quotidienne de l’hiver qui vient, de n’être compté pour rien : de ne pas compter ; malgré l’incertitude et le repli sur soi, les tensions brûlantes au sein du collectif et du mouvement en faveur des sans-papiers, parmi les alliæs et soutianz, avec la menace du lendemain pour deux des six collectifs de sans-papiers qui sont menacés d’expulsion dès ce mardi (la gécamine et rue royale
 [1] ) en cette saison de froid et de pluie sans regard pour le droit au logement : la propriété privée règne seule et si tu n’as pas la peau blanche tu ne vaux pas mieux que ces « brutes » génocidées systématiquement par l’Occident dès le XVe siècle.

Je veux te dire les bons moments, mais tu vois, l’ennemi est dans nos têtes, nos cœurs et jusque dans nos tripes ; le déconstruire dans cette urgence, le démanteler, en cesser la production, le rendre à sa propre peur de disparaître… demande un effort de quiétude, parfois, hors d’atteinte. Le temps trépasse… se fond dans l’ombre humide des nuits… nuits déjà trop précoces.

Le repas de midi fut englouti vers 16h30, dans l’attente fébrile d’un appel de l’avocate qui se démène au tribunal pour offrir auz membres du collectif un répit. Jamais repas ne s’ouvre sans quatre ou cinq personnes qui le partagent. La force de la présence passe du baume au cœur.

L’attente suit l’attente et précède l’attente. Point de nouvelle, notre avocate doit souffrir dans les méandres piégés de ce dossier juridique, sous les vents contraires, frêle esquif humain face à la multinationale. Monsieur Van Houtte veut-il nous ouster de la rue Linthout ? Si seulement il était conscient de la situation : abonderait-il dans le sens des plus démuniz ou bien préférerait-il l’assurance qu’aucun des nombreux immeubles inoccupés que sa compagnie détient ne devienne des refuges hivernaux ? Des slogans de manif fusent d’un terminal.

Le thé à la menthe est servi. Les corps se rassemblent dans une complicité qui tranche avec l’ampleur de la situation. Chaque peine a son temps. La bonne humeur et les rires qui éclatent au détour d’une phrase en arabe, en lingala, relaxent les muscles et réchauffent le cœur.

Il y aurait tant à dire de plus pour en faire un article de presse, une information sur les familles qui vivent ici, les bébés et les plus grands, tous tellement beaux avec leurs sourires insouciants — mais leur regards soucieux de l’amour de l’autre.

Ouvrir son cœur à la détresse d’autrui, l’accueillir en son sein, l’aimer, lui parler, l’écouter : n’est-ce pas là le devoir de chacan face à autrui ? N’est-ce pas là un soutien et une assurance de sa propre humanité ?

Six occupations, des dizaines de personnes qui se démènent pour que des centaines de personnes ne se retrouvent pas sans toit, sans logement à l’aube de l’hiver. la « destination du bâtiment » importe peu : s’il est vide il doit être réquisitionné pour l’accueil des sans-papiers, des sans-abris. Le Syndicat des IMMENSES a publié récemment une étude économique démontrant le coût annuel par personne à la rue pour l’État belge ; c’est un chiffre qui suffirait à loger touz les Immenses et les sans-papiers sans distinction et leur donner le point d’appui nécessaire pour se prendre en charge par auz-mêmes et en solidarité, dans les conditions de vie décentes supposément établies par le droit au logement et à une vie digne.

Je repète : il serait moins coûteux de sortir de la rue toutes les personnes précaires que de les maintenir dans la misère et la précarité. Dans ces conditions il devient facile de comprendre la situation : à qui profite-t-elle ? Deux types d’influence : le travail dissimulé, illégal, qui exploite les sans-papiers à 5 € de l’heure en toute impunité ; et le racisme génocidaire qui caractérise l’Occident. Pourtant tout l’occident n’est pas raciste, loin de là. Je veux m’adresser à ces personnes qui savent ressentir la douleur d’autrui : vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas. Ce n’est pas la connaissance qui nous manque, mais le courage de dire non ! Stop ! Pas en mon nom. Ceci est notre planète. Personne ne peut refuser à autrui le droit d’y vivre. Malgré tous leurs défauts, le droit international, les droits humains existent et les barbares qui les bafouent n’ouvriront jamais l’avenir à autre qu’auz-mêmes.

Ce qui nous attend globalement dans les mois et les années qui viennent réclame du courage et sera difficile à traverser. Deux grands chemins contradictoires se dessinent : celui qui passe par la solidarité et l’amour, l’autre poursuivant le funeste et tortueux chemin de la peur, la haine, le sentiment puéril d’une supériorité d’ordre divin. L’un mène à demain, l’autre à la continuité des génocides. Dans la ville-capitale, quelle politique se dessine : celle d’un apaisement ou celle de l’abandon des plus vulnérables aux seules conditions climatiques de l’hiver ?

Chaque étape juridique propose des barrières à franchir. Cela ressemble à un jeu de mérite : à chaque écran un puzzle à déconstruire pour avancer à l’étape suivante. Une requête unilatérale mène directement à la possibilité d’une expulsion (« ordre de déguerpir ») prononcée en première instance par un juge de paix ; les démarches nécessaires pour engager un débat contradictoire qui suspendrait cet ordre exécutoire peuvent prendre bien plus de temps : dès lors, une expulsion, même prononcée sur des bases illégitimes, est effective dans le cadre du droit belge. L’hypocrisie de la situation frappe par sa logique de continuité des relations coloniales. Bruxelles pourtant, tellement cosmopolite.

Face à çet appel d’air dans le labyrinthe juridique, comment la défense des droits humains face au droit de la propriété peut-elle rétablir un équilibre ? La spéculation immobilière crée le problème de logement. Le parc immobilier vacant est immense et peut loger l’ensemble des personnes présentes sur le territoire. Il y a parmi nous des frères, des sœurs, des amiz dont la situation n’est guère enviable. Mais als se serrent les coudes, résistent ensemble face au vent mauvais pour s’apporter un réconfort mutuel. Als vivent ensemble et traversent les épreuves avec dignité. Les rendre à la rue ?

La musique des langues, l’atelier coiffure sur demande, le thé à la menthe… Les conversations soutenues sur le sort des sans-papiers. Ni le cinéma et les spectacles du soir, ni les programmes TV n’abondent dans les paroles ; elles se donnent autour du quotidien, la cuisine, les vêtements, parfois le football, la date d’expulsion, la confiance dans le collectif. L’appel tant attendu, enfin !

Notre avocate est une spéléologue hors-pair. Scandalisée par le premier jugement elle a obtenu non sans difficulté la gratuité de l’aide juridique et des frais d’huis – ce passage de porte qui établit la frontière entre l’inviolabilité du domicile et l’expulsion de force. Il reste une chance d’obtenir une audience qui suspendrait l’exécution de l’expulsion : mun jeune amix Mohammed pourrait continuer de se rendre à pied jusqu’à son école, plus proche à présent que depuis l’ancienne occupation. L’enfant est adorable et curieux. Il se plaît bien ici mais sait qu’il faudra déménager de nouveau bientôt.

Face à l’adversité, notre brillante avocate est notre lumineux rempart. Nous nous rencontrerons bientôt, résistantz qui ont coopéré en toute confiance sans même se connaître, dans une collaboration intense et espérons-le fructueuse ; les bourgeons sont gonflés, mais le temps est à la pluie froide de novembre. Rien n’est joué : ne lâchons rien !

Voir en ligne : Source : THX

Notes

[1l’occupation de la gécamine a été prolongée d’une semaine et potentiellement renouvelable ; celle de la rue royale sera expulsée fin novembre.

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