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[Brochure] Le Q trans

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Dans ce fanzine, on discute des liens entre genre et sexualité, tout particulièrement dans le cas de la sexualité des personnes trans, dans une approche transmatérialiste.

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« Écœurant, ça va encore rendre des gens trans ça ! »

◦ Christine Delphy, féministe matérialiste mais cissexiste

« EW ! Je voulais pas savoir ça. »

◦ Marguerite Stern, cheffe de file des TERF

***

Pour toute remarque, question, critique, vous pouvez volontiers écrire à ckoilesbaux@proton.me :)

TABLES DES MATIÈRES

INTRODUCTION

- Le français est à nous !

- Approches queers et matérialismes trans

PREMIÈRE PARTIE : Genre et (homo)sexualité

- Homosexualité et essentialisme

- La construction sociale de la sexualité La sexualité comme expérience : les pratiques sexuellesLa sexualité comme identité : l’invention de la dichotomie homosexualité/hétérosexualité.La sexualité comme institution : le régime politique du genre et de la sexualité

- L’homosexualité dans le système de genre De l’inversion de genre à l’homosexualitéLes lesbiennes ne sont pas des femmes……donc les pédés ne sont pas des hommes ?

DEUXIÈME PARTIE : Transition, genre et sexualité

- La construction hétéro de la transsexualité

- La sexualité des personnes trans

- Analyse d’entretiens avec des personnes trans Le rôle de la sexualité dans la transitionL’évolution des attirances et pratiques sexuellesLes entretiens dans le cadre théorique

CONCLUSION

CITATIONS

(RES)SOURCES

INTRODUCTION

Salut !

Bienvenue dans ce fanzine qui parle des liens entre genre et sexualité, dans une perspective transmatérialiste. Le texte est tiré d’un travail de bachelor en sociologie de l’unx d’entre nous, dont on a adapté le format. On a essayé de le rendre moins universitaire et plus fun à la lecture, sans perdre la matière qu’on trouvait intéressante.

Le texte est séparé en deux grandes parties : Genre et (homo)sexualité Transition, genre et sexualité

Dans la première partie, on explique en quoi le genre et la sexualité sont intrinsèquement liées et dans la deuxième on applique ce constat à la sexualité des personnes trans.

Si jamais, on a mis toutes les références et pages des citations à la fin du fanzine (dans la partie « citations »). On s’est dit que ça alourdissait la lecture de citer les auteurices à chaque fois qu’on mettait des guillemets mais on voulait laisser la possibilité d’aller checker les textes originaux.

Ce fanzine fait bien assez de pages donc on va pas s’éterniser, mais si vous avez des retours, des questions, des critiques, etc, hésitez pas à nous écrire à ckoilesbaux@proton.me !

Bonne lecture !

Le français est à nous !

Dans une perspective matérialiste, on peut questionner certains termes utilisés pour parler des personnes trans et plus largement des personnes LGBTIQ+. On utilise le terme de cissexisme plutôt que celui de transphobie car il visibilise l’existence d’un système social d’exclusion des personnes trans. Le terme de transphobie renvoie à une peur irrationnelle et individuelle à cause du suffixe "phobie" alors que le terme de cissexisme montre que c’est une oppression systémique. Par la même logique, on utilise hétérosexisme plutôt qu’homophobie ou lesbophobie. Pour finir, le terme de transidentité sera remplacé par celui de transitude ( transness ) – "le fait d’être trans" – pour éviter de concentrer l’étude des personnes trans sur leur identité individuelle et pour plutôt l’orienter sur leurs conditions matérielles d’existence [1]. Les termes de transidentités et de transsexualité seront utilisés lorsque cela est cohérent avec le contexte dont on parle.

Approches queers et matérialismes trans

Les études trans ont émergé dans un premier temps en lien avec le développement des approches queers. Les personnes les plus connues sont Judith Butler, et plus récemment Sam Bourcier et Paul B. Preciado. Les théories queer ont pour but de dénaturaliser les normes de genre. Pour faire ça, elles mettent par exemple en avant les personnes trans comme "démontrant" la construction sociale de la différence des sexes. Dans les théories queers, les trans sont donc souvent vu.e.x.s comme subvertissant le genre par leur transition. Ces textes sont toutefois critiqués par des autrices matérialistes (comme Viviane Namaste, Julia Serano ou Pauline Clochec) car ils se focalisent théoriquement sur la subversion de genre et ne s’intéressent pas sociologiquement aux conditions matérielles d’existence des personnes trans [2].

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Prendre en compte les conditions matérielles d’existence des personnes trans est essentiel aux études sur la transitude

Le féminisme matérialiste est souvent décrit comme opposé au féminisme queer. Le féminisme matérialiste découle des théories marxistes, tout en s’en distanciant, et peut se définir par trois bases théoriques principales :

1) Tout d’abord, la thèse antinaturaliste du sexe : le sexe n’est pas la base biologique inchangeable sur laquelle se construit le genre. C’est le genre (système social hiérarchique) qui construit la division homme/femme et qui la naturalise.

2) La deuxième base reprend la division marxiste des classes sociales en la transposant au genre. Les hommes et les femmes sont analysées comme des « classes de sexe » pour « rendre compte de l’oppression des femmes à partir de leur position dans les rapports de production ». Cela donne une grande place à l’analyse du travail ménager gratuit des femmes au sein du foyer, considéré par ces féministes comme la base de l’exploitation des femmes par les hommes – comme les patrons exploitent les ouvriers à l’usine.

3) Pour finir, les féministes matérialistes sont résolument révolutionnaires et visent l’abolition du capitalisme en y ajoutant l’abolition du genre, les deux systèmes étant intrinsèquement liés.

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Schéma qui montre la reproduction des ouvriers par les femmes : elles les soignent, les consolent, les nourrissent, baisent avec eux (et leur font des enfants qui seront les prochainexs travailleureuses) et font le travail ménager nécessaire pour qu’ils puissent retourner à l’usine.

Affiche réalisée par le See Red Women’s Workshop, un collectif féministe anglais de sérigraphie dans les années 70

Depuis les années 2000, des militant.e.x.s et théoricien.ne.x.s trans, ont commencé à appliquer des concepts matérialistes aux réalités trans, mais il a fallu attendre les années 2010 pour voir l’émergence d’un réel mouvement de théorisation transmatérialiste.

L’approche transmatérialiste est basée sur plusieurs axes (dont les deux premiers sont les mêmes que le féminisme matérialiste), décrits par Pauline Clochec :

1) L’approche antinaturaliste, c’est-à-dire l’idée que le genre et le sexe sont des systèmes : hiérarchisants : la classe des hommes est au-dessus de la classe des femmes construits socialement : biologiquement il n’y a pas deux sexes mais plein de caractéristiques (chromosomes, taux d’hormones, organes génitaux, gonades) qu’on force à rentrer dans deux boites. naturalisés : on prétend que ces catégories viennent de la nature et ça les rend légitime.

L’approche antinaturaliste s’oppose au féminisme différentialiste qui pense les hommes et les femmes comme deux catégories naturellement différentes mais qui devraient être égales.

2) Le projet révolutionnaire, anticapitaliste et antipatriarcal ; visant l’abolition du genre plutôt non sa prolifération prônée par certaines approches queers.

Vouloir la prolifération du genre, c’est penser que le but après le patriarcat c’est que tout le monde ait son genre individuel qui lui convient et puisse l’exprimer librement. L’approche transmatérialiste voit pas le genre comme une donnée individuelle qu’il faut multiplier mais plutôt comme un système de domination qu’il faut combattre.

3) La spécificité du transmatérialisme est l’étude de la transitude par les conditions de vie des personnes trans. Dans les conditions de vie, il y a les aspects relationnels, juridiques et corporels. Exemples : perte de liens familiaux ou amicaux pendant la transition, possibilité de changement du sexe à l’état civil, accès aux hormones/chirurgies voulues.

De plus, la transitude est analysée « selon une conceptualisation du genre au singulier, comme système social, et non des genres au pluriel qui seraient individuels ». Le matérialisme trans étudie donc comment le genre impacte les transitions, plutôt que la manière dont la transitude subvertit (= remet en question) ou non le genre. Par exemple, on veut savoir comment le sexisme influence la transition des femmes trans, et pas si le fait qu’elles transitionnent est une attaque pour le système de genre.

Une vision marxiste des réalités trans commence aussi à émerger (voir le livre collectif Transgender Marxism). Son but est d’étudier l’oppression des personnes trans par le capitalisme plutôt que de se concentrer sur l’oppression cissexiste, comme le font les transmatérialistes.

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Aime les meufs trans, déteste le capitalisme

PREMIÈRE PARTIE Genre et (homo)sexualité

Homosexualité et essentialisme

Les discours militants sont parfois accusés de perpétuer une conception essentialisante et figée des identités sexuelles et de genre. En effet, ils ont réussi à faire avancer l’acceptation des sexualités non-hétéros grâce à un discours qui considère ces dernières comme des sexualités différentes de l’hétérosexualité, mais pas inférieures. Ça véhicule une vision essentialisée de la sexualité, comme si elle était détachée de tout contexte.

Les mouvements LGBTIQ+ ont connu, pendant les 20e et 21e siècles, deux vagues d’essentialisme, séparées par une période allant des années 1970 aux années 1990. Ces vagues sont schématiques, dans la réalité c’est moins clairement séparé.

Première vague d’essentialisme : les premier.ères activistes homosexuel.les ont, dès le milieu du 20e siècle, dit que l’homosexualité était innée et immuable. Iels disaient même parfois que c’était une maladie incurable. Comme ça, toute discrimination paraissait immorale : on ne peut pas moralement réprimer un sentiment ou des désirs qui ne sont pas choisis mais subis.

Entre les deux vagues : les années 1970 voient émerger des mouvements homosexuels plus contestataires. Ces mouvements voient la sexualité comme floue et changeante. Le slogan du groupe étasunien Lesbian Avengers : We recruit ! est un bon exemple. Ces lesbiennes retournent à leur avantage l’idée hétérosexiste de contagiosité de l’homosexualité. Leur slogan nie la théorie de l’intériorité innée de l’homosexualité et visibilise les identités sexuelles comme évolutives car forgées par le contexte et les interactions.

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Affiche des Lesbian Avengers avec leur super slogan anti-essentialiste

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Plus actuel, mais tout autant cool et anti-essentialiste !

Deuxième vague d’essentialisme : la crise du VIH/sida refait un lien entre homosexualité et maladie. Le sida était appelé « cancer gay ». Les discours médicaux et politiques ont promu l’idée selon laquelle les gays seraient, par leurs pratiques "déviantes", porteurs de maladies. Ça a eu comme effet de réactualiser l’homosexualité comme une essence. L’idée qu’il y a des gens qui sont hétéro et des gens qui ne le sont pas et que c’est comme ça est restée. Depuis, le mouvement LGBTIQ+ mainstream et réformiste milite pour des droits juridiques, comme l’égalité avec les (couples) hétéros [3], et non plus pour la remise en question de ces catégories.

Les mouvements LGBTIQ+ reprennent une rhétorique essentialisante : les personnes LGBTIQ+ sont nées comme cela, et ne peuvent rien faire pour le changer. Cette position a comme but de contrer les théories et discours hétérosexistes de contagion et d’anormalité. On observe cet essentialisme dans le slogan Born this Way, titre de l’une des musiques les plus connues de Lady Gaga, devenu un hymne LGBTIQ+ [4].

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Extrait du clip très flippant (mais iconique) « Born This Way » de Lady Gaga

Les discours actuels sur l’homosexualité sont largement ancrés dans ce discours essentialisant. Le livre Gustave Roud. L’univers pluriel de la poésie, consacré à ce poète vaudois du milieu du 20e siècle, est un bon exemple. Pour introduire l’homosexualité du poète, les auteurices écrivent :

"Alors qu’il découvre tôt son orientation homosexuelle, il l’accepte comme une « raison de vivre » qui justifie sa vocation de poète, mais il a fait le choix de ne pas la vivre et de garder à son sujet une stricte discrétion"

L’homosexualité est présentée ici comme une réalité intrinsèque à une personne, innée et immuable.

L’orientation sexuelle existerait en tant que telle, on ne peut donc que la découvrir et choisir de la vivre ou pas [5]. On voit donc que les discours autour de la sexualité produisent une vision de l’orientation sexuelle comme réalité ne dépendant pas de pratiques mais d’une disposition intérieure.

La "prolifération des catégories de l’identité sexuelle" [6], observée surtout sur internet ces dernières années est un bon exemple d’essentialisme. Cette prolifération est une forme d’essentialisme car elle détache l’identité de tout contexte et normes sociales et politiques pour en faire un objet psychologique, de connaissance de soi. L’identité sexuelle serait une réalité "close", "pas reliée au monde social, mais uniquement aux vécus des individus". Ce système d’identité sexuelle peut être comparé à la production des consommateurs par le capitalisme dans lequel "chaque acteur individuel se retrouve responsable et entrepreneur de sa propre identité […]".

L’identité sexuelle est donc conceptualisée comme déconnectée des pratiques. On peut se dire homosexuel sans avoir eu des relations sexuelles avec une personne du même genre ou avoir des relations sexuelles avec une personne du même genre sans se dire homosexuel. Cela peut nous paraitre évident aujourd’hui, mais cette perspective est basée sur une vision de la sexualité ancrée historiquement et culturellement. Catherine Deschamps explicite cela comme étant le passage "d’une sexualité préalablement pensée dans le « faire » à une sexualité pensée dans « l’être »". La sexualité telle qu’on la conçoit est une construction sociale récente. Les sciences sociales montrent que, contrairement à l’idée d’une orientation sexuelle figée, innée et intérieure, l’identité, les désirs et les pratiques sexuelles évoluent pendant la vie.

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Vous avez capté, encore un exemple de blague qui défonce l’imaginaire du « Born This Way »

La construction sociale de la sexualité

La sexualité est construite socialement et historiquement. On peut la définir de trois manières, qui se recoupent et s’influencent. la sexualité comme expérience, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques sexuelles. Par exemple le sexe anal, oral, le fisting, etc. les identités sociale et politique associées à l’hétérosexualité. En gros, l’orientation sexuelle. la sexualité comme institution qui met en place la hiérarchie des sexes et des sexualités. En gros, c’est un système social qui dicte les normes à suivre en termes de pratiques sexuelles et de genre.

On va développer chacun de ces points.

La sexualité comme expérience : les pratiques sexuelles

Les recherches sur la sexualité montrent que les pratiques ne sont pas en soi sexuelles ou non, mais que leur (non-)sexualisation est ancrée dans un contexte, une époque et une culture précise. Le concept de script de la sexualité met en avant la sexualité en tant qu’activité sociale, qui implique des représentations et des rôles appris socialement – par exemple selon le genre – et qui évoluent.

Un doigt inséré dans un vagin ou dans un anus prend des significations très différentes selon son contexte – par exemple médical ou intime. L’action de base est la même, mais on les pense comme complètement différentes. On ne les décrit d’ailleurs pas de la même façon : une médecin fait un toucher vaginal ou rectal, des partenaires sexuel.le.x.s se doigtent.

Les représentations attachées aux pratiques évoluent aussi selon l’époque. Le sexe oral a par exemple été fortement normalisé : d’une pratique sexuelle considérée comme déviante, il est maintenant largement accepté, considéré comme une pratique ordinaire. On peut donner un exemple de pop culture pour illustrer une autre évolution historique de la (non-)sexualisation : celle des parties du corps. Dans Les Visiteurs une scène montre un homme excité par les genoux d’une femme.

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« Oh mon Dieu, comme ils sont beaux !!! »

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Pour un autre exemple, en 1856, sort un roman : Les Filles de plâtre, écrit par Xavier de Montépin. Dans ce livre, l’auteur décrit une femme de manière très sexualisante en s’arrêtant sur ses "chevilles les plus provoquantes".

Ces réactions et descriptions, qui peuvent nous paraître aujourd’hui absurdes et exagérées, montrent l’évolution des normes d’habillement qui ont désexualisé cette partie du corps.

Les pratiques sexuelles ne sont donc pas essentiellement considérées comme sexuelles – ou homo/hétérosexuelles. Elles évoluent selon des critères comme le contexte, l’époque et la culture et changent de degré de sexualisation et/ou de normalisation.

Ce que la sociologie et l’histoire de la sexualité nous montrent aussi, c’est que la dimension de domination dans la sexualité n’est pas ancrée dans l’hétérosexualité mais dans la sexualité elle-même. En effet, les relations sexuelles – mais aussi souvent les relations tout court – se sont longtemps basées sur l’appropriation d’un corps par un autre. La sexualité n’était pas "une interaction égalitaire, mais une « action sur »".L’émergence d’une sexualité "égalitaire" date seulement de la fin du 20e siècle, si récemment que l’idée d’une domination intrinsèque des pratiques sexuelles est toujours très présente. Se faire pénétrer est vu comme "passif", "et donc féminin", alors que pénétrer est vu comme "masculin et donc actif". Cette séparation ne vient pas de l’essence des pratiques, mais bien du système de genre qui pose une domination sur des pratiques qui sont en soi vides de sens. Certaines pratiques sont pensées comme féminines, donc inférieures et stigmatisées, alors que d’autres, codées comme masculines, sont valorisées socialement. Cette hiérarchisation des pratiques se co-construit avec une valorisation différentielle et genrée de l’activité sexuelle : les femmes sont bien plus stigmatisées pour le sexe qu’elles pratiquent.

Cette domination n’est pas que chez les hétéros. Les pratiques sexuelles pas hétéro se basent aussi souvent sur une dichotomie qui est parfois considérée comme reproduisant des catégories hétéro passif/actif comme bottom/top ou fem/butch.

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On pourrait faire un autre fanzine sur les femmes hétéro qui sont des icones lesbiennes ou des hommes gays qui sont des sujets de désir hétéro, mais c’est pas le sujet !!!

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« As a gay man, you have options when it comes to sex, you can be a top or a bottom »

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« What if I’m a bottom and I fall for another bottom »

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Oh don’t !

Extrait d’un épisode de la série « Pose » où Bianca, une femme trans qui fait office de figure maternelle pour Damon, un jeune homme gay, lui explique comment fonctionne le sexe entre deux hommes.

La sexualité comme identité : l’invention de la dichotomie homosexualité/hétérosexualité.

Le livre de George Chauncey Gay New-York montre l’arrivée récente des catégories hétérosexuel et homosexuel [7], définies comme des entités opposées et faisant partie de l’identité des individus. C’est sur ce livre que se base cette partie et dont sont tirées les citations (plutôt son intro, on a eu la flemme de tout lire). Il montre que dans la culture occidentale contemporaine, on pense "que la sexualité d’un individu est définie fondamentalement par son homosexualité ou par son hétérosexualité". Cette vision est récente, pendant longtemps, les actes sexuels entre hommes ne les assignent pas forcément à une catégorie déviante – la figure de l’homosexuel.

En effet, avant le milieu du 20e siècle, les pédés (queers) n’étaient nommés comme tels que s’ils affichaient une féminité très marquée. "L’anormalité de la « tante » (« fairy »)" provenait autant de sa recherche de partenaires sexuels masculins que de sa propre féminité. Les hommes qui ne faisaient qu’accepter les avances des "tantes", et qui prenaient des rôles sexuels considérés comme masculins, n’étaient donc pas considérés comme anormaux, parce qu’ils respectaient les normes de la masculinité. On les appelait les « trades », étiquette qui n’était pas vue comme déviante. Des années 1890 aux années 1930, ce qui était considéré comme déviant n’était pas les pratiques sexuelles entre hommes mais bien "l’inversion de genre" (le fait qu’un homme soit féminin).

À cette époque, ceux que l’on regroupe aujourd’hui sous l’étiquette "homosexuels" étaient stratifiés en groupes distincts, par exemple les fairies (tantes) "qui s’habillaient ou se comportaient d’une manière […] outrancièrement efféminée" ou les trades, les plus masculins, qui constituaient l’idéal du partenaire dans la subculture gay. Cette hiérarchisation des gays trouve des échos dans notre contexte contemporain, cristallisée dans ce que certaine.x.s appellent la follophobie [8].

Dès le milieu du 20e siècle, "un nouveau système dichotomique de classification, fondé désormais sur le choix d’objet sexuel plutôt que sur le statut de genre (gender status), avait commencé à supplanter l’ancien". Les trades disparurent en tant que catégorie : tout homme ayant des relations sexuelles avec des hommes (ci-après HSH) risque désormais d’être considéré comme gay, et donc comme anormal. On voit bien ce changement dans le témoignage d’un barman gay regrettant le fait qu’il était devenu difficile "de se faire des hétéros" dans un contexte où tout homme qui couche avec lui se ferait étiqueter comme déviant, même en étant très masculin.

Il y a moins d’un siècle, on est donc passé d’une sexualité définie par le rôle de genre (actif/passif) à une sexualité définie par le genre des personnes que l’on désire (hétéro/homo). Autrement dit, alors qu’elle était définie par le statut (de genre) différent des partenaires, la sexualité occidentale actuelle est caractérisée par le statut similaire des partenaires.

Avant, deux hommes qui couchaient ensemble étaient considérés comme ayant des inclinaisons différentes et complémentaires : l’un était féminin/passif et l’autre était masculin/actif.

Maintenant deux hommes qui couchent ensemble sont considérés comme ayant la même inclinaison : ils aiment les hommes, ils sont les deux GAY.

La sexualité définie par des inclinaisons différentes est pourtant toujours ancrée dans la réalité de la sexualité ; les discours et représentations autour des positions sexuelles reprennent largement cette dichotomisation. On peut prendre l’exemple de l’application grindr [9] sur laquelle une des premières questions échangées porte souvent sur la position sexuelle – "actif/passif ?". Ça redéfinit la compatibilité sexuelle selon un critère d’inclinaisons opposées et complémentaires, reprenant largement des rôles genrés.

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Discussions Grindr qui illustrent bien les dynamiques top-bottom

On peut parler d’une invention de « l’orientation sexuelle ». Cette notion d’orientation sexuelle repose sur l’opposition hétérosexualité/ homosexualité, à laquelle les termes de bi- ou de pansexualité sont parfois ajoutés. Cette conception fait émerger une obligation de se définir selon ces termes. C’est pas possible de ne pas avoir d’orientation sexuelle, raison pour laquelle Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch parlent de « régime de l’orientation sexuelle ».

La sexualité comme institution : le régime politique du genre et de la sexualité

On l’a vu, l’hétérosexualité comme penchant personnel, comme orientation sexuelle intrinsèque à une personne et détachée de toute norme est largement réfutée par l’histoire et la sociologie de la sexualité. Dans les théories féministes « émerge ainsi l’idée selon laquelle l’hétérosexualité, loin d’être (seulement) l’expression d’un désir personnel, est (aussi) un système politique contre lequel le féminisme doit lutter ».

Paula Tabet, anthropologue et féministe matérialiste italienne, a par exemple lié système de genre et sexualité dans son livre La grande arnaque. Elle montre que la sexualité dans les relations hétéros n’est pas construite sur un échange égalitaire sexe contre sexe mais sur un échange inégalitaire sexe contre rétribution. Elle compare deux situations, le mariage et le travail du sexe – souvent pensées comme opposées – pour montrer qu’elles suivent la même logique. Le mariage comme le travail du sexe s’inscrivent dans le « continuum de l’échange économico-sexuel ».

Dans le cadre du travail du sexe, l’échange économico-sexuel est explicite : un client donne de l’argent à une femme pour qu’elle couche avec lui ; de l’argent contre du sexe. Dans le mariage, la même dynamique est présente, elle est juste moins explicite. Les femmes mariées effectuent dans les faits un travail gratuit – faire des enfants, s’en occuper, faire le ménage, les repas, etc. – qui comprend des relations sexuelles (le devoir conjugal était pendant longtemps un motif de divorce légitime) et reçoivent en retour l’argent et la sécurité matérielle de leur mari. Un autre exemple de rétribution au sein du mariage est le système de dot, dans lequel la famille de l’homme doit donner une somme d’argent à la famille de la femme. Le système de genre rend donc la sexualité fondamentalement inégalitaire et l’échange économico-sexuel structure l’hétérosexualité.

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Illustration de l’échange économico-sexuel hétéro, qui peut parfois donner des envies de meurtre

Monique Wittig, une féministe lesbienne, théorise l’hétérosexualité comme un régime politique créant le genre. Dans son livre La pensée straight, elle reprend l’idée de base du féminisme matérialiste, qui pense le genre comme un régime politique d’appropriation des corps des femmes, en appliquant cette idée à l’hétérosexualité. Selon elle, "la catégorie de sexe est le produit de la société hétérosexuelle" ; ce sont les relations institutionnalisées entre les femmes et les hommes – le rapport hétérosexuel – qui crée ces deux catégories.

Judith Butler a aussi lié sexe, genre et sexualité en une théorie unitaire dans son ouvrage Trouble dans le genre. Iel pense l’hétéronormativité comme le système qui fait que le genre, les désirs et la sexualité sont considérés comme alignés. En cas de déviation d’une des entités de la continuité, le genre est donc automatiquement impacté. On voit ici aussi à quel point la sexualité est constitutive du genre, ce dernier pouvant être troublé par toute déviation au sein de la triade. Être gay ou lesbienne a donc comme impact de faire "perdre sa place dans le système de genre", car pour être un vrai homme ou une vraie femme il faut garder une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir. (Pour une fois que Judith Butler écrit des choses compréhensibles et pertinentes !)

L’homosexualité dans le système de genre

De l’inversion de genre à l’homosexualité

Dès la fin du 19e siècle, "il n’existe qu’une forme normale de sexualité, l’hétérosexualité, autant que possible au sein de la même race, dans le cadre du mariage et à des fins fécondantes". L’homosexualité est donc considérée comme anormale. Celleux qui militaient pour une plus grande acceptation de l’homosexualité ont tenté de la justifier de différentes manières. Le juriste et militant homosexuel allemand Karl Ulrichs la médicalise, la présentant comme une condition biologique et théorise les homosexuels comme ayant une âme de femme dans un corps d’homme. Selon ce schéma, l’homosexualité n’est pas l’attirance pour une personne du même genre. C’est plutôt une "inversion de genre" – c’est pour ça que le mot « inverti.e » désignait les homos. Magnus Hirschfeld, docteur et militant homosexuel, soutient que l’homosexualité est une forme intermédiaire entre mâle et femelle, un "troisième sexe". L’homosexualité n’est plus considérée comme une inversion de genre, mais l’explication prend toujours son ancrage dans une altération du genre.

Le premier scientifique à s’éloigner des théories expliquant l’homosexualité par une "déviance" de genre est le biologiste Alfred Kinsey. Il propose une échelle de 0 à 6, allant de l’« hétérosexualité exclusive » à l’« homosexualité exclusive » tirée d’une étude qu’il a fait aux états-unis.

Les gays et lesbiennes sont, à partir du milieu du 20e siècle, bien des hommes et des femmes. Cette idée est largement adoptée par le grand public : c’est la sexualité des gays et lesbiennes qui est différente de la norme, pas leur genre. Dès les années 1970, alors que les normes de virilité s’adoucissent pour les hétérosexuels, les hommes homos se tournent vers un modèle plus virilisant.

Les normes de masculinité prennent donc parfois une grande place chez les gays : certains d’entre eux adoptent des normes très masculines et contribuent à créer une hiérarchisation au sein des HSH. La recherche de Matthieu Trachman sur un club de fessées masculin montre bien cela. Dans ce club, toute marque de féminité est exclue ; autant les femmes, les gays efféminés, les "travestis" et les "trans" car "le sexe assigné à la naissance importe moins que l’exclusion de la féminité". Certaines petites annonces des adhérents illustrent cette hiérarchisation entre les véritables hommes et les gays féminins : "efféminés s’abstenir, j’aime les mecs qui ont l’air de mecs". La vision de l’homosexualité dans ce club – mais elle ne s’arrête pas aux portes de celui-ci – est "définie par un style de genre et de sexualité dont l’efféminement est l’envers". On voit bien ici que les gays ne sont plus des "folles" qui contrent l’ordre de genre, mais bien des hommes comme les autres.

La sociologie de l’homosexualité et les études genre montrent que les lesbiennes et les gays ne sont pas des femmes et des hommes comme les autres, cette fois en abandonnant le point de vue médical.

Les lesbiennes ne sont pas des femmes…

Monique Wittig théorise l’hétérosexualité comme un régime politique produisant la différence des sexes – les hommes et les femmes. Elle poursuit la réflexion en affirmant que “les lesbiennes ne sont pas des femmes”. Elle argumente en écrivant que "la-femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels". Les lesbiennes ne sont pas l’objet d’une appropriation privée par les hommes dans les rapports hétéros. Cette appropriation constitue pour Wittig la définition même des femmes.

Plus récemment, le sociologue Emmanuel Beaubatie, qui s’inspire du féminisme matérialiste, va dans le même sens et explique que presque tous les hommes trans se considéraient comme des lesbiennes avant leur transition, et que

"l’orientation lesbienne constitue pour les futurs FtM’s [10] une prise de distance vis-à-vis des rapports sociaux de sexe et, plus spécifiquement, vis-à-vis de la place des femmes dans les rapports sociaux"

L’auteur a pu observer dans ses entretiens que "le lesbianisme autorise une progressive masculinisation", qu’il "permet aux futurs hommes trans’ de commencer à s’éloigner de leur assignation de sexe d’origine". Être lesbienne, c’est donc ne pas être une femme, ou du moins, c’est l’être moins qu’une hétéro [11].

Si les femmes sont celles qui sont appropriées par les hommes – ce qui exclut les lesbiennes de la définition –, on peut également se poser la question à l’inverse. Si les hommes sont ceux qui s’approprient les femmes dans les rapports hétéro, les pédés sont-ils des hommes ?

…donc les pédés ne sont pas des hommes ?

Le "pédé" est la figure repoussoir par excellence pour les hommes. Isabelle Clair explique cela par le fait que "la première cause d’exclusion pour les garçons, c’est qu’on puisse douter de leur virilité." Si l’étiquette de pédé est la pire qu’un garçon (puis un homme) puisse recevoir, c’est parce qu’un homme qui a du désir pour des hommes casse l’alignement sexe, genre et désir qui doivent être alignés dans le système cishétéronormatif.

Un élément de l’ouvrage d’Alizée Delpierre Servir les riches, sur les domestiques des grandes fortunes, va dans le même sens. Les femmes des couples fortunés sont celles qui s’occupent de gérer les personnes employées. Elles ont parfois de la peine à assumer leur autorité dans le cas où les domestiques sont des hommes. Dans ces situations, hiérarchie de genre et du travail se contredisent – les femmes sont les patronnes d’hommes – ce qui fait que "les femmes fortunées se sentent […] moins armées et légitimes que leurs époux à diriger les hommes.". Pour contrer cela, certaines de ces femmes "se convainquent que leurs domestiques hommes sont homosexuels", ce qui permet d’adoucir le renversement hiérarchique du système de genre. Assigner les domestiques hommes à l’homosexualité les désassigne de la masculinité et facilite la domination de travail. Les homos sont plus facilement exploitables que les hétéros car être "pédé", c’est ne plus être un homme.

On voit bien que les gays ne sont pas considérés socialement comme des hommes, ou pas autant que les hommes hétéros.

Par ailleurs, si l’on suit le raisonnement du féminisme matérialiste, qui définit la classe des hommes comme celle qui exploite celle des femmes, avec une analyse se concentrant largement sur le travail domestique gratuit, les gays ne sont pas des hommes car ils ne profitent pas du travail gratuit d’une femme au sein de leur couple.

Monique Wittig confirme cela dans ce passage de son article "On ne naît pas femme".

"Refuser de devenir hétérosexuel (ou de le rester) a toujours voulu dire refuser […] de devenir une femme ou un homme (pour les hommes homosexuels)."

À suivre :

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DEUXIÈME PARTIE Transition, genre et sexualité

La construction hétéro de la transsexualité

L’homosexualité a longtemps été considérée comme une question de genre plutôt que de sexualité – une inversion de genre. Cette manière de voir les personnes homosexuelles sera ensuite utilisée pour les personnes trans. Par exemple, dans les années 60, Robert Stoller, psychiatre étasunien, "sépare les transsexuels des homosexuels selon que leur désir est d’être, ou bien d’avoir un homme (ou une femme)". Dès lors, on voit les homosexuel.les comme celleux qui désirent des personnes du même genre, alors qu’on voit les trans comme celleux qui, dans les mots de l’époque, se revendiquent appartenir au sexe opposé à celui de leur naissance.

La pathologisation de l’homosexualité est reprise pour les trans. Certains médecins, endocrinologues [12] et sexologues, dès les années 1950, (comme Magnus Hirschfeld ou Harry Benjamin), proposent une prise en charge médiale qui modifie le corps des personnes trans. La demande de traitements hormonaux et chirurgicaux devient donc une des conditions pour être reconnu.e.x comme trans. Cela force les trans à se conformer aux standard binaires genrés. La catégorie médicale de "transsexualité" est construite sur des bases normatives de ce qu’est être un homme ou une femme : le but d’une transition est donc d’assimiler les personnes trans au reste de la population, de se fondre dans l’une des deux catégories de sexe.

Les trans ont dès lors adopté un essentialisme stratégique [13] pour pouvoir accéder aux changements corporels qui leur permettaient de passer [14] dans leur genre revendiqué. Les personnes trans doivent donc « jouer au bon trans » – par exemple pour les femmes trans mettre des talons, du maquillage et vouloir être mariée à un homme. La médicalisation des transitions de genre a établi des critères séparant les personnes trans. D’un côté, il y a celles qui peuvent accéder à un changement de genre médical (par des traitements hormono-chirurgicaux), et de l’autre, il y a celles qui ne peuvent pas y accéder. Ces normes face à la transition touchent à l’expression de genre ou à l’ancienneté de l’identification trans mais aussi à la sexualité. Par exemple, l’orientation sexuelle fait partie de manière plus ou moins explicite des critères médicaux d’accès aux transitions. Elle instaure donc dans les faits un tri entre les personnes trans. Pendant longtemps, l’hétérosexualité pré-transition rendait l’accès aux traitements souhaités impossible. Ainsi, une personne voulant rentrer dans une relation hétéro, voire avoir une vie maritale après la transition avait un meilleur profil.

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Eminem qui donne de la T à qui veut, contrairement aux médecins qui maintiennent un strict gatekeeping

Les normes hétéros ont largement diminué aujourd’hui, mais elles n’ont clairement pas disparu. Les hommes et les femmes trans doivent autant performer cette normativité, mais les femmes trans doivent souvent prouver cette volonté de l’hétérosexualité en essayant d’être attirantes pour les hommes en général y compris les médecins et psychiatre qui les suivent. On voit ici encore une preuve que sexualité et genre sont inextricablement liés et que faire le genre, c’est faire l’hétérosexualité.

La sexualité influence donc les transitions de genre et le genre cadre les (conditions des) transitions. Comme on l’a déjà vu, le genre et la sexualité sont inextricablement liées. On vient de montrer que le genre autant que la sexualité contraint les parcours des trans. On peut alors se poser la question de l’influence de la transitude sur la sexualité des personnes trans. Quel est l’impact d’un changement de genre sur la sexualité d’une personne ?

La sexualité des personnes trans

La sexualité des personnes trans a pendant longtemps été exclue des recherches en sciences sociales, alors qu’elle représente un aspect très important des transitions. Selon Beaubatie, c’est parce que la sexualité des personnes trans a largement été pathologisée. Les chercheureuses en sciences sociales ont donc longtemps évité les recherches sur ce sujet.

Beaucoup d’études sur la sexualité des personnes trans ont une perspective médicale (expliquer leur sexualité par les hormones et chirurgies) ou psychologique (expliquer leur sexualité par des attributs individuels des personnes). Elles méritent d’être critiquées au profit d’approches sociologiques. Ici, on va plutôt s’intéresser à l’effet des rapports de domination (cissexisme, hétérosexisme, sexisme) sur la sexualité des personnes trans. L’étude de la sexualité (des personnes trans) se doit d’englober les trois aspects explicités à la page 9 : les pratiques sexuelles, les identités sexuelles et le régime politique de la sexualité. Étant indissociables dans la réalité, ces trois aspects sont tous présents mais mélangés dans les analyses.

Les études trans, y compris celles sur la sexualité des personnes trans, gagnent à séparer femmes trans, hommes trans et personnes non-binaires dans leurs analyses, tant les parcours de transition sont cadrés par le genre. Les hommes trans, les femmes trans et les personnes non-binaires n’ont pas du tout le même parcours de transition et donc n’ont pas du tout la même sexualité. L’orientation sexuelle, comme toute autre caractéristique d’une personne, peut évoluer pendant la vie et cela semble largement être le cas pour les personnes trans. Une étude quantitative sur 452 personnes trans étasuniennes (Katz-Wise, Reisner, et al., 2016), montre que 64.6% des personnes qui ont transitionné socialement déclarent un changement dans leur orientation sexuelle. Les personnes transmasculines et non-binaires sont plus probables de percevoir une évolution, tout comme celles qui ont transitionné médicalement. Dans une autre étude (Davis et St. Amand, 2014), il est avancé que 73.6% des personnes qui prennent de la testostérone voient des changements dans leur sexualité. Donc, transitionner fait souvent changer de sexualité.

La littérature a proposé beaucoup d’explications à la question des changements dans les attirances sexuelles des personnes trans.

Les traitements hormono-chirurgicaux sont l’une des principales raisons utilisées pour expliquer les évolutions dans la sexualité des personnes trans. La fluidité sexuelle est considérée comme un effet secondaire de la prise de testostérone. En effet, celle-ci augmenterait biologiquement la libido, ce qui aurait pour conséquence d’élargir les objets de désir et de faciliter l’exploration sexuelle.

On peut argumenter, pour critiquer cette explication biologisante, que ces changements dans la sexualité sont dus aux effets physiques que les hormones ont sur les personnes trans plutôt qu’à leurs conséquences biologiques directes. Plutôt que simplement soumises à un effet biologique des traitements hormono-chirurgicaux, les personnes trans sont juste plus confortables avec leur corps, et donc avec leur sexualité. On peut supposer que c’est sentir son corps en concordance avec son genre qui impacte la sexualité, plutôt que l’effet biologique des hormones.

Certaines études émettent l’hypothèse, dans le cas des hommes trans devenus attirés par les hommes, que cette attirance était existante mais inexplorée avant la transition, pour que leurs attributs perçus comme féminins – seins, vulve – ne soient pas objectifiés ou pour éviter du sexisme dans des relations qui seraient considérées par les hommes partenaires comme hétérosexuelles.

On peut ajouter que la non-exploration d’une attirance pour les hommes est peut-être due à l’impact du lesbianisme chez les futurs hommes trans. Comme explicité plus haut, le lesbianisme des futurs hommes trans fait partie intégrante de leur transition car il les émancipe de la catégorie de femme constituée socialement dans l’hétérosexualité. Le genre des partenaires pouvant contribuer à construire son propre genre, les futurs hommes trans évitent, avant leur transition, d’explorer leur attirance pour des hommes afin de ne pas être vus comme une femme. S’ils semblent devenir attirés par les hommes, c’est donc que cette attirance les approche moins de la féminité qu’avant leur transition.

Par ailleurs, la pénétration réceptive est socialement fortement assignée au féminin. Les hommes trans, surtout avant ou au début de leur transition, évitent souvent les relations sexuelles avec des hommes, tant cette pratique reste la plus répandue dans le Q hétéro. Le rapport de pouvoir qui se joue dans les relations hétéros « semble assigner [les futurs hommes trans] fortement au sexe féminin ». À l’inverse, être pénétrée est souvent recherchée consciemment par les femmes trans tant cette pratique valide leur féminité.

La médicalisation des transitions est une autre des raisons utilisées pour expliquer les changements d’attirance sexuelle. Certaines personnes cachent, consciemment ou non, leurs attirances pour des personnes du même genre pour éviter des complications dans les parcours de transition. Par exemple une femme trans peut cacher son attirance pour les femmes. Comme mentionné plus haut, l’hétérosexualité pré-transition a pendant longtemps empêché des transitions médicales. Il est donc probable que le fait de jouer l’hétérosexualité pour avoir accès aux transitions souhaitées contraint les personnes trans à cacher certaines de leurs attirances au début de leur parcours de transition. Ce qui apparait comme une évolution dans les attirances sexuelles peut donc s’expliquer par une contrainte médicale.

Emmanuel Beaubatie a fait des recherches sur les changements dans la sexualité des personnes trans. Il montre que les hommes trans sont presque tous lesbiennes avant leur transition. Les femmes trans, elles, se divisent en deux groupes équivalents : celles qui, avant transition, étaient hétéros (attirées par les femmes) et celles qui étaient gay (attirées par les hommes). Les hommes trans ont, pendant et après leur transition, tendance à s’homosexualiser alors que les femmes trans s’hétérosexualisent. Les deux groupes se déclarent donc de plus en plus attirés par les hommes. En effet, aucun des hommes trans ne se déclarait attiré par les hommes avant la transition alors qu’ils sont 44.7% à se dire attirés par les hommes après transition. Pour les femmes trans, alors que 50% d’entre elles se disaient gay avant la transition, 64.6% déclarent une attirance pour les hommes après transition.

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Le sociologue explique cette hétérosexualisation des femmes trans et cette homosexualisation des hommes trans de deux manières différentes.

Les femmes trans s’hétérosexualisent tant la validation par le regard des hommes fait partie de la « fabrique de la féminité ».

Les femmes trans « en début de transition s’attachent, d’une certaine manière, à prouver qu’elles sont désormais des femmes. Cela implique de parvenir à susciter le désir masculin. En cela, le désir des hommes est constitutif non seulement du désir des femmes, mais aussi de leur catégorie de sexe. »

Socialement, c’est le désir des hommes qui crée la validation de la féminité. Pour Beaubatie, si les femmes trans deviennent attirées par les hommes, c’est car les relations hétérosexuelles construisent la féminité.

De l’autre côté, l’homosexualisation des hommes trans est plutôt une façon de se distinguer. En effet, certains hommes trans, issus des milieux féministes militants, voient les hommes comme l’oppresseur.

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Selon Beaubatie, si ces hommes trans s’identifient à l’homosexualité, c’est parce qu’elle les émancipe de la « masculinité hégémonique ». Les déclarations d’homosexualité chez les hommes trans ne sont parfois pas accompagnées de relations romantico-sexuelles avec des hommes, voire même de réelle attirance pour les hommes. Si certains hommes trans se disent gay, c’est donc plutôt pour ne pas être vus comme des hommes hétéros. On peut le voir lorsqu’un des hommes trans de l’enquête de Beaubatie dit qu’il est gay et déclare : « ça me fait chier par exemple qu’on me prenne pour un hétéro. Et en même temps, je sors avec des filles ».

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« gay est le genre avec lequel je veux que les gens me perçoivent. je veux que les gens me regardent et soient là "oh j’ai aucune idée ce que t’es mais t’es clairement un.e homosexuel.le" »

Pour résumer, plusieurs raisons peuvent amener les personnes trans à déclarer un changement dans leur sexualité.

(1) L’inconfort vis-à-vis de son propre corps est un frein à la sexualité. La transition peut donc aider les personnes trans à se sentir bien dans leur corps, ce qui a un impact sur leur sexualité.

(2) La médicalisation de la transition impacte beaucoup la sexualité : les personnes trans qui ressentent de l’attirance pour les personnes de leur genre revendiqué le cachent souvent pour augmenter leur chance d’accès à une transition.

(3) Le genre des partenaires sexuel.les peut contribuer à construire son propre genre. Par exemple, la pénétration (vaginale) réceptive est toujours majoritaire quand on couche avec des hommes cis hétéros. Elle assigne, par sa signification sociale, à la féminité. Les futurs hommes trans évitent donc la sexualité avec les hommes cis.

(4) Les femmes trans s’hétérosexualisent, à cause de la place prépondérante du regard masculin dans la construction de la féminité. En réaction à une vision négative envers les hommes cis hétéros, les hommes trans s’homosexualisent pour s’émanciper de la classe des hommes (hétéros).

Analyse d’entretiens avec des personnes trans

Dans cette partie, on va se pencher sur des entretiens menés avec deux personnes trans, Ellie et Pablo (prénoms d’emprunt). Evidemment qu’un échantillon aussi petit ne permet pas de tirer des généralités, mais on trouvait quand même intéressant d’illustrer les éléments amenés dans les parties plus théoriques et de les ancrer dans les discours et les vécus concrets. Ellie et Pablo sont d’accord pour que ce fanzine soit publié. Les entretiens desquels sont tirées les citations ont été faits en mars-avril 2023.

Ellie est une femme trans (qui se définit également comme non-binaire) [15]. Elle est en couple depuis 1 an et demi avec une personne non-binaire transmasculine et ne Q qu’avec ellui. Pablo est une personne transmasculine non-binaire. Il se définit comme queer, bi ou encore transpédégouine – pour la dimension politique de ces termes. Au moment de l’entretien, il Q avec quatre personnes, elles aussi trans. Ellie et Pablo sont des personnes blanches, les deux sont issues de milieux militants et Pablo est aussi universitaire.

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Haha ???

Le rôle de la sexualité dans la transition

La sortie du placard hétérosexuel a été pour Pablo une manière de commencer à s’émanciper des normes de genre, de s’éloigner de la féminité : « en tant que meuf cis bi, j’ai pu recommencer à m’habiller un peu comme je voulais en en ayant rien à foutre, […] j’avais pas besoin de performer quelque chose ». Le discours de Pablo ressemble à ce que Beaubatie observe sur le lesbianisme qui marque le début de la transition de genre. On constate ici que la non-hétérosexualité – au-delà du seul lesbianisme – peut avoir le même effet. De plus, se dire bi peut être un souhait de s’éloigner d’une sexualité binaire, en refusant l’identification homo/hétéro. Le terme « bi » est, au fur et à mesure de sa transition, remplacé par « queer » ou « transpédégouine ». Cela témoigne d’une volonté de transcender toute catégorie binaire d’identité sexuelle. « Queer » et « transpédégouine » sont d’ailleurs utilisés par Pablo pour définir son identité sexuelle autant que son genre. Pablo va donc jusqu’à flouter la distinction entre genre et sexualité.

La forte sexualisation de soi-même, autant théorique (parler beaucoup de sexualité) que pratique (avoir beaucoup de relations sexuelles) joue un rôle dans la transition des deux enquêté.e.s.

Ellie décrit sa vie sexuelle comme étant divisée en trois parties. La première, avant sa transition, est une période pendant laquelle elle a vécu beaucoup de relations sexuelles d’un soir (des plans Q) avec des hommes cis gays. Au début de sa transition, elle a continué ce mode de relation de manière bien moins fréquente avec des hommes cis hétéros. Ensuite, une fois sa transition bien entamée, elle s’est mise en couple avec un homme trans, puis avec son partenaire actuel. Pour Ellie, beaucoup Qer avec des hommes, avant et au début de sa transition, ne s’explique pas seulement par une forte libido. Cette activité sexuelle fréquente prend aussi racine dans « une intention de [se] chercher et aussi d’avoir des expériences et du coup de peut-être vivre des choses, expérimenter [son] corps, expérimenter le corps des hommes ». Avec les hommes cis gays, sa position dans la pénétration était le plus souvent réceptive, ce qui est devenu le cas systématiquement avec les hommes cis hétéros. Le nombre de partenaires sexuels semble ici décroitre avec l’avancée de la transition. On peut faire l’hypothèse que l’envie forte de ce type de relation sexuelle est liée au fait que la construction sociale de la féminité est largement ancrée dans la sexualité, et plus particulièrement dans la pénétration réceptive.

Pour Ellie, le fait de coucher avec beaucoup d’hommes hétéros au début de sa transition était peut-être une manière d’accéder à la féminité,

Voir en ligne : https://infokiosques.net/spip.php ?article2111

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