Sommaire
La binarité n’a pas besoin d’être détruite, mais bien d’être éclatée, élargie pour refléter la complexité de nos filiations écologiques et célestes. Je revendique une “queerness” qui est intrinsèquement inspirée par une solidarité inter-espèces - par le lichen, le chant de la forêt au crépuscule, les marais, le corail et le sol cryptobiotique. Nos genres sont des forêts pleines de grives solitaires, des canyons où résonne le chant du roitelet, des plaines régénérées par les sabots des bisons, des galaxies scintillantes, des ruisseaux qui gargouillent, des tourbières où poussent des rares plantes carnivores et des fleurs sauvages - l’expression d’une nature qui ne s’excuse pas d’exister. La queerness n’est pas une nouvelle manière de rejouer le simulacre de l’exceptionnalisme humain et de la suprématie blanche, qui servirait le dessein du colonialisme. Il s’agit d’une pratique dévotionnelle qui consiste à nous décentrer de l’humanocentrisme pour continuellement étendre notre co-libération et nous souvenir que notre queerness est un fruit de la Terre, qui simultanément dérange et soigne. Elle nous rappelle toujours que nous sommes en perpétuel devenir - un rappel incessant de l’art de vivre et mourir [1] .
Pınar et So Sinoupolos-Lloyd, Queer Nature
Se réunir et défaire le silence
Nous sommes là, assis.e.s en cercle dans ce local militant à Bruxelles. Nous sommes moins d’une dizaine. Certain.e.s se connaissent, d’autres se voient pour la première fois. Nous faisons tourner la parole autour d’une question simple : “Quelle est mon expérience des milieux écologistes, en tant que personne LGBTQIA+ [2] ?”. Les réponses fusent et varient, toutes chargées de sens et d’émotion, et on réalise à quel point nos vécus se rejoignent, sans doute plus qu’on ne l’imaginait. Au-delà de nos expériences particulières, nous partageons un sentiment de ne pas pouvoir être pleinement nous-mêmes au sein de ces espaces. Par la parole, nous recréons du sens et relions ces expériences que nous pensions isolées, nous comprenons qu’elles sont en fait politiques. Nous écoutons le récit d’une insulte qui a fusé, d’une blague mal placée ou d’un mégenrage [3] permanent. Nous réalisons que nous partageons les mêmes stratégies pour nous effacer, ravaler et souvent (finir par) nous taire face à une norme cis-hétéro [4] dominante. Nous comprenons comment on s’est habitué à militer dans des espaces qui parlent en permanence de “sauver la planète pour nos enfants”, mais ne s’intéressent jamais aux vécus particuliers des personnes LGBTQIA+ face aux questions écologiques, ni aux logiques d’exclusion et d’oppression qu’ils reproduisent en leur sein.
Autour de nous, il y a un deuxième cercle de personnes, qui nous écoutent. Ces personnes ne s’identifient pas comme LGBTQIA+. Elles savaient en venant qu’elles n’auraient pas la parole, mais sont néanmoins là car elles ont à cœur de construire avec nous un espace où ces questions importent et font sens pour construire une lutte et des alliances. Il y a quelque chose de très empouvoirant dans le fait de délier cette parole entre nous tout en étant écouté.e.s sans interruption. Mais c’est aussi très intimidant de se dévoiler de cette manière, de parler de cette expérience minoritaire, car cela nous demande de dépasser la honte imposée par l’oppression. Alors que la conversation s’étire depuis deux heures, je ne cesse de me sentir coupable pour les personnes qui nous écoutent. Je me dis qu’elles doivent s’ennuyer, se sentir frustrées ou mises à l’écart de ne pas pouvoir partager. Pourtant, quand nous clôturons ensemble l’expérience, c’est un sentiment de gratitude qui se dégage, elles disent s’être senties honorées et privilégiées d’avoir pu entendre cette parole, d’être témoin de ce partage.
Nous avions organisé ce moment en non-mixité avec des camarades du Climate Justice Camp en 2019 [5] et c’est la première fois que je participais à un tel espace de parole au sein d’un espace écologiste. C’est aussi la première fois que j’ai pu mettre si clairement des mots sur une expérience de solitude et d’isolement que je ressentais à travers mon militantisme et cette expérience a ouvert une porte en moi, que je n’ai pas refermée par la suite. En compagnie des camarades queer rencontré.e.s lors de ce camp, j’ai voulu explorer tout ce qui pouvait se situer au croisement des luttes écologistes et queer [6] et nourrir ainsi nos imaginaires de lutte, pour nous qui sommes héritier.e.s de ces deux histoires.
Malheureusement, cette curiosité est souvent restée frustrée par la difficulté à trouver ces histoires et ces ressources, en particulier dans le monde francophone, même si plusieurs publications récentes ont permis de répondre en partie à ce manque [7]. C’est pour contribuer à ce travail d’accessibilité et de visibilité que j’ai écrit ce texte, pour que ces réflexions et ces histoires circulent mieux, et qu’elles génèrent de nouvelles discussions, débats et recherches sur les questions queer-écologistes. J’ai envie qu’à travers ces discussions, des militant.e.s queer se sentent plus légitimes à affirmer leur présence dans des espaces écologistes et puissent y partager leurs joies, leurs colères et leus vulnérabilités. J’ai envie que des militant.e.s écologistes puissent prendre connaissance de la richesse et la vivacité des luttes queer et y trouver elleux-mêmes des inspirations pour penser des nouveaux chemins. J’ai envie enfin que puissent avoir lieu des discussions inconfortables, et très souvent évitées, sur les prises de positions LGBTphobes de certains “écologistes”, sur la vision que nous avons de la nature et du “naturel” ou sur les grilles de lecture binaires et réductrices qui nous sont imposées. J’ai envie qu’on se pose des questions sur la place du sexe, de l’affectivité ou de la famille dans nos espaces militants.
Les questions soulevées à la rencontre des mouvements écologistes et queer sont potentiellement très nombreuses et l’ambition de ce texte n’est pas d’être exhaustif, mais plutôt d’offrir diverses portes d’entrées et inviter chacun.e à continuer ce travail de curiosité. Je me vis comme un mec PD [8] cisgenre [9] et je suis une personne blanche qui a grandi dans un milieu paysan avec de l’argent. Même si ce texte n’est pas centré sur mon parcours personnel, ma perspective a forcément influencé son écriture et les choix que j’ai fait d’aborder ou non certaines questions. Par ailleurs, mon propos sur les mouvements écologistes se centre surtout sur ceux que je côtoie le plus directement, en Europe francophone. Parler d’écologie queer ne veut pas dire présenter un point de vue unique et consensuel, au contraire nos histoires sont multiples et extrêmement variées. Je ne pourrais donc que vous encourager à vous laisser toucher par d’autres histoires, notamment grâce à des références que j’ai reprises à la fin de ce texte.
Survivre en espace hostile
C’est un constat récurrent dans la plupart des espaces écologistes, ceux-ci se constituent en l’absence de personnes minorisées, qu’elles soient notamment racisées, pauvres et/ou handicapées. Les personnes LGBTQIA+ ne font pas vraiment exception à cette règle et celles qui tentent d’y militer se retrouvent souvent très isolées. Les quelques fois où elle reconnaît cette situation, la majorité ne manque pas d’arguments pour se justifier et j’ai souvent entendu dire que si elles n’étaient pas présentes, c’est sans doute car les personnes pauvres, racisées, handicapées et/ou LGBTQIA+ n’étaient pas assez sensibilisées aux enjeux écologiques [10].
Outre le fait qu’il n’est basé sur aucune donnée concrète, ce dernier argument a surtout l’avantage de ne pas questionner la manière dont la majorité occupe l’espace et comment elle y recrée des normes excluantes.
L’expérience du Climate Justice Camp m’a prouvé que beaucoup de personnes LGBTQIA+ (et minorisées plus généralement) ne se sentent pas moins concernées par les questions écologistes, mais que bien souvent elles se sentent peu accueillies et peu légitimes à s’y affirmer. Par peur d’y revivre de l’homophobie, de la biphobie ou de la transphobie, elles peuvent vivre une forme de “retour au placard”, qui les amène à dissimuler plus ou moins activement des parties de leur vie ou de leur identité. Malheureusement ces peurs ne sont pas que le fruit de notre imagination et beaucoup d’entre nous avons vécu des moments qui nous rappellent que notre existence est comprise comme une anormalité, une étrangeté, un sujet de blague ou de débat sur lequel chacun.e peut avoir son opinion. Or militer est un acte qui demande notre entière puissance et quand on n’est pas certain.e d’être en sécurité, compris.e et soutenu.e par ses camarades de lutte, il est beaucoup plus difficile de mobiliser toute son énergie pour se mettre en travers de l’ordre établi. C’est pour cela que, si nous manquons de confiance dans la manière dont nous serons traité.e.s, nous préférons nous tenir en retrait, le plus simplement en évitant ces espaces.
On peut espérer que, dans un grand nombre de cas, il y a surtout des maladresses, un manque de compréhension ou une difficulté à s’extraire d’une culture militante hétéronormée. Néanmoins, les questions queer rencontrent aussi une opposition plus profonde et explicite d’une partie de ceux qui se disent écologistes. Partant de l’idée que l’écologie signifie la “défense de la nature”, certain.e.s voient les personnes LGBTQIA+ et les luttes queer comme des ennemies de leur lutte, au prétexte que nos vies seraient “contre-nature”, des inventions - voire des symptômes dysfonctionnels - de la société hypermoderne. Pour être honnête, j’aurais aimé écrire ce texte sans avoir à mentionner leur existence, mais la virulence et la persistance de ces discours ne permet pas de les ignorer, d’autant plus qu’ils rencontrent une tolérance importante et dangereuse d’une grande partie du mouvement écologiste.
Ainsi, le journal “La décroissance” consacrait en 2019 un dossier entier à “la grande confusion” ; on trouvait dans ce dossier une critique frontale des luttes queer, au prétexte que celles-ci nient l’existence naturelle de dualités fondamentales (notamment la dualité homme-femme) et leur complémentarité (à travers l’union hétérosexuelle), ce qui ferait donc des mouvements queer des ennemis directs de la vision “écologiste” portée par les décroissants. Les revendications pour les droits des personnes trans en particulier soulèvent de nombreuses critiques au motif “qu’il s’agit d’une vaste offensive pour nier l’existence même des deux sexes, homme et femme ou mâle et femelle” [11]. Le journal reprend aussi l’idée fumeuse selon laquelle la défense des droits des personnes trans serait une forme de transhumanisme [12] . Les personnes trans seraient donc les alliées des capitalistes transhumanistes, partageant le projet de dépasser les “saines limites” de la nature, ce qui devrait finir de convaincre ses lecteurs que nous sommes les nouveaux ennemis à abattre. En Belgique, la revue antiproductiviste “Kairos” a suivi globalement la même ligne en publiant notamment en 2018 un dossier entier intitulé “la différenciation sexuelle comme fondement” qui développe de manière très explicite des prises de positions transphobes, homophobes et sexistes, sur base des mêmes arguments que “La Décroissance” [13]. Ces arguments sont la plupart du temps directement importés de mouvements réactionnaires et d’extrême-droite mais ils viennent aussi les nourrir en retour, leur apportant une touche “écologiste”.
Face à de telles attaques, on pourrait s’attendre à ce que d’autres revues, organisations ou collectifs se désolidarisent, confirmant une tradition progressiste en matière sociale chez les mouvements écologistes. Au contraire, malgré la persistance de ces prises de position de la part de ces deux journaux, très peu de réactions se sont faites entendre de la part des personnes et mouvements collaborant avec eux [14]. En fait, si ces attaques rencontrent une telle tolérance, c’est aussi car elles ne sont que la version la plus caricaturale d’une tendance qui traverse tout le mouvement écologiste et où s’expriment tantôt un rejet clair, tantôt du scepticisme face aux luttes queer. Par exemple, s’il a soutenu l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe, José Bové, figure du mouvement paysan et ancien député européen pour le parti Europe-Ecologie Les Verts, s’est dit “contre toute manipulation sur le vivant, que ça soit pour des couples homosexuels ou pour des couples hétérosexuels” [15] en visant la procréation médicalement assistée (PMA), tandis que son parti défendait l’ouverture de celle-ci à tous les couples au sein de l’Assemblée Nationale française. Au-delà du fait que la PMA ne constitue pas une manipulation génétique, il est intéressant de relever que son argumentaire se base sur une lecture des critiques de la technique héritées des philosophes Ivan Illich et de Jacques Ellul, deux figures très souvent mobilisées dans les mouvements écologistes.
C’est depuis cette même critique de la technique que Pierre Rabhi, figure centrale de l’agroécologie en France, s’oppose fermement à la PMA en affirmant : “Je ne peux pas comprendre qu’on fasse advenir sur Terre un être humain selon un tel procédé, qui l’engage pour toute sa vie, sans qu’il ait pu un seul instant être consulté auparavant. ” Pierre Rabhi associe plus généralement les luttes LGBTQIA+ à des luttes ultra-modernes et assez superflues, avouant que “c’est quelque chose qui m’intéresse assez peu, je suis beaucoup plus préoccupé par les enfants qui meurent de faim. C’est là qu’on se rend compte que nous ne subissons pas les problèmes fondamentaux, que nous sommes dans une sorte de délire généralisé. ”
L’idée de “délire” est assez symptomatique d’un grand nombre de positions anti-LGBTQIA+ développées par des mouvements écologistes. Elle rattache ces luttes à un “délire” plus général de la modernité qui a perdu le sens du réel, de l’ordre naturel de choses, et pour lequel il faut rappeler les limites que nous impose la nature. Mais il est aussi important de rappeler que la notion de “délire” renvoie directement à la pathologisation des personnes LGBTQIA+, considérées comme malades par l’Organisation Mondiale de la Santé jusqu’en 1990 pour l’homosexualité et jusqu’en 2018 pour la transidentité. En qualifiant les luttes LGBTQIA+ “d’invention de l’hyper modernité” et en critiquant nos revendications sous prétexte qu’elles entraînent une dérive de la technologie [16], ces déclarations réactivent des représentations homophobes et transphobes et finissent par nourrir l’argumentaire de mouvements réactionnaires qui se trouvent de nouveaux alliés au sein de mouvements écologistes.
Si de telles déclarations ont été assez souvent condamnées par les milieux écologistes radicaux, proches des mouvements anticapitalistes ou anarchistes, elles n’ont pas donné lieu jusqu’à présent à de grands débats au sein d’organisations écologistes “mainstream”, du moins en Europe francophone. Plus que les attaques produites par une frange minoritaire du mouvement, c’est le silence de la grande majorité du mouvement écologiste qui pose problème et peut révéler un malaise face à des questions qui dérangent, voire un soutien silencieux à ces prises de positions. Dans un grand nombre de cas, je pense en effet que c’est surtout l’indifférence face aux enjeux des luttes queer qui est à l’oeuvre. Cette indifférence est nourrie par l’idée que les luttes écologistes et les luttes queer n’ont pas grand-chose à voir et qu’il n’y aurait donc pas d’intérêt stratégique à se positionner plus fortement. Il y a aussi la peur d’affaiblir la lutte écologiste, considérée comme prioritaire face à d’autres, en s’aliénant une partie du mouvement. Ce silence affligeant est sans doute une raison importante qui pousse des militant.e.s queer à ne pas se sentir bienvenu.e.s dans les espaces écologistes, mais tout se passe comme si il ne s’agissait que d’un dommage de faible importance pour la majorité, d’autant plus quand on estime qu’au fond, nous ne représentons qu’une petite minorité de la société.
Cet “oubli” des réalités LGBTQIA+ transparaît plus largement au sein de beaucoup de mouvements écologistes à travers les narratifs utilisés, comme en témoignent des discours très souvent repris tels que : “il faut défendre les générations futures”, ou : “nous voulons sauver la planète pour nos enfants”. Ce genre de discours se veut neutre, mais est en réalité souvent centré sur le vécu de familles hétérosexuelles et notamment de jeunes parents entrés dans le militantisme pour leurs enfants. Un tel vécu est bien sûr complètement légitime et peut d’ailleurs être aussi celui de parent.e.s LGBTQIA+, mais il est souvent le seul mis en avant et ignore de ce fait le vécu de beaucoup d’autres personnes, queer notamment.
Beaucoup de militant.e.s queer ayant tenté de s’intégrer aux luttes écologistes finissent ainsi par se fatiguer et par abandonner de beaux espoirs de solidarité. Malheureusement, cette résignation nourrit aussi l’idée que le combat écologiste en lui-même ne nous concerne pas vraiment et que d’autres peuvent lutter pour nous. Nous en venons à croire celleux qui nous répètent que ces luttes n’ont pas grand-chose à se dire, et c’est à partir de ce point que je voudrais continuer. Que peut-on répondre à cet argument ou autrement dit, pourquoi il est important de penser la question écologique depuis des perspectives queer et qu’avons-nous à apprendre les un.e.s des autres ?
Les personnes queer et la catastrophe écologique : ce que justice écologique veut dire
« Pour celles et ceux d’entre nous qui sont déjà marginalisés, les périodes de catastrophe ne font que renforcer les inégalités et les injustices que nous subissons. Les travailleuses et travailleurs du sexe, les personnes LGBTQI [et] les personnes vivant dans la rue comptent [parmi] les plus touchés par le manque d’accès aux ressources. »
« Concernant les membres de la communauté LGBTQI, ceux qui [avaient] un travail se retrouvent soudainement sans emploi pendant de longues périodes [à la suite des cyclones], au point que certains ont été forcés de prendre certaines décisions, comme de vendre des interactions sexuelles en échange d’argent. Le travail du sexe implique de nombreux risques, parce que, à Fidji, il est encore érigé en infraction et non régulé, alors on entendait parler d’abus de la part des clients, de violence sexuelle, etc. »
Ces témoignages [17] ont été recueillis au foyer “Daulomani Safe Home”, un centre hébergeant des personnes précarisées et principalement LGBTQIA+ dans l’archipel des Fidji. Cet État situé dans le Pacifique Sud se situe à l’avant-poste des pays menacés par le changement climatique et ses habitant.e.s font déjà face depuis plusieurs années à l’augmentation du niveau de la mer, de la fréquence des cyclones, des vagues de chaleur et des sécheresses.
Dans ce contexte, de tels témoignages permettent de comprendre comment les personnes LGBTQIA+ sont touchées plus particulièrement et plus fortement à l’ère de la crise climatique. Ils illustrent des phénomènes déjà anticipés et observés dans d’autres régions du monde concernant l’exposition accrue des personnes LGBTQIA+ face aux catastrophes écologiques et aux nuisances environnementales. Dans le documentaire “Fire & Flood”, le collectif du Queer Ecojustice Project relate les récits de personnes LGTBQI+ (et la plupart du temps également racisées et/ou handicapées) qui ont subi les ravages de l’ouragan Maria en 2017 à Porto Rico et les feux de forêts en Californie en 2018 [18]. Iels relèvent que les personnes issues de minorités de genre, sexuelles et raciales subissent plus fortement ces catastrophes que le reste de la population et mettent également plus de temps à se reconstruire après celles-ci.
Les causes sont principalement à trouver dans les conditions de vie plus difficiles auxquelles elles font face en amont, telles qu’un accès plus difficile à un emploi, à un logement décent et l’absence de soutien familial. Il est par exemple établi qu’aux Etats-Unis, les jeunes LGTBQI+ ont 2,2 fois plus de chances de se retrouver à la rue et que parmi les jeunes personnes survivant en rue, 40% d’entre elles s’identifient comme LGBTQIA+, principalement du fait d’être expulsé.e.s du logement familial par leur famille ou d’y subir trop de violence [19]. Pour celles qui ont un logement, le manque de choix dû aux discriminations homophobes et transphobes les conduit à vivre dans des logements moins protégés et dans des zones plus à risque de pollution, d’inondation ou d’incendie. Pour les personnes pauvres ou appartenant à une minorité raciale, le fait d’appartenir à une minorité de genre ou sexuelle vient alors renforcer et complexifier les conditions de marginalisation et l’exposition à des risques de santé, de violences et d’isolement social.
Un facteur-clé dans toutes ces situations est le rôle joué par la communauté de support la plus proche et c’est justement sur ce point que les personnes LGBTQIA+ se retrouvent plus touchées. Pour une grande part d’entre elles en effet, les liens avec la famille d’origine sont plus distants ou conflictuels et il est dès lors plus compliqué d’y faire appel lors d’un événement de vie violent, tel qu’une catastrophe écologique. Elles sont plus susceptibles de dépendre des aides mises en place par les autorités publiques, tels que des refuges ou logements d’urgence en cas de catastrophes, quand d’autres personnes pourront plus souvent bénéficier d’un réseau de soutien familial, plus sécurisant et souvent plus efficace que les solutions publiques. De plus, faire appel à l’Etat crée le risque de vivre de nouvelles violences homophobes, transphobes et sexuelles :
« Lors des dernières catastrophes climatiques, on a aussi entendu dire que, dans des communautés voisines, les personnes LGBTQI ne se sentaient pas en sécurité pour accéder aux centres d’évacuation... des cas de violences et d’atteintes sexuelles ou liées au genre [contre] la communauté LGBTQI ont également été signalés dans ces centres. »
La question de la santé est aussi centrale pour comprendre les enjeux d’écologie du point de vue LGBTQIA+. Le fait d’appartenir à une minorité de genre et sexuelle expose à des violences physiques, verbales, psychologiques et institutionnelles et il en découle un plus grand risque de souffrir de pathologies mentales (telles que la dépression, des troubles anxieux ou le risque de suicide) et physiques (notamment sexuellement transmissibles telles que le VIH/SIDA) . Les personnes LGBTQIA+ ont également des besoins de santé spécifiques, liés à des traitements médicaux pour une transition de genre par exemple. Toutes ces particularités multiplient les vulnérabilités encourues en cas catastrophe, que ce soit du fait de l’arrêt d’un suivi médical, du manque de médicaments spécifiques ou de vulnérabilités psychologiques qui conduiront à un risque plus élevé de stress post-traumatique.
En Europe, où les statistiques et les recherches sur le sujet font encore défaut, la pandémie de Covid-19 a montré la complexité et la diversité des besoins en cas de crise : alors que le risque direct lié à la maladie était le plus important chez les personnes âgées ou immunodéprimées, les effets indirects de la pandémie, à savoir des mesures uniformes basées sur un confinement dans sa cellule familiale, ont fortement affecté d’autres groupes de personnes. Les personnes LGBTQIA+, notamment, se sont retrouvées isolées de leurs liens communautaires ou confinées dans des familles potentiellement violentes. De nombreuses personnes et associations ont alerté sur le risque de voir des comportements à risque augmenter, notamment la consommation de drogues, mais très peu a été fait pour écouter les besoins rendus invisibles d’une catégorie de la population. De même, les personnes exerçant diverses formes de travail du sexe (qui est la seule activité professionnelle possible pour beaucoup de femmes trans migrantes par exemple) ont vu leur source de revenu disparaître du jour au lendemain, pour des personnes n’ayant à l’époque pas de statut légal et ne pouvant bénéficier d’aucune aide publique.
Tous ces constats permettent de comprendre comment des catastrophes et des crises ont un impact beaucoup plus complexe que ce qui est habituellement imaginé. Il est par exemple encore courant d’entendre que, face au changement climatique “nous sommes tous dans le même bateau”. Or, si nous vivons la même tempête, nos embarcations n’ont rien de comparable et il est indispensable de penser les enjeux écologistes à partir des dominations présentes dans la société, comme le fait l’approche de la justice environnementale.
Né dans les années 80 à partir des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis, ce courant a permis de mettre en évidence depuis longtemps les inégalités structurelles qui existent en matière environnementale et de faire voler en éclat l’idée d’une crise écologique qui nous affecterait toustes de la même manière. Les recherches en justice environnementale, portées par des militant.e.s et des chercheur.e.s, ont pu démontrer comment les lieux de vie des personnes pauvres, noires et indigènes étaient systématiquement exposées à plus de pollutions liées à l’industrie, au rejet et traitement des déchets ou aux transports, créant une forme de “racisme environnemental” structurel et systémique [20].
Quarante ans plus tard, ce champ d’étude s’est approfondi et permet aujourd’hui de mettre en lumière la multiplicité des facteurs de discriminations en matière d’accès à un environnement sain, que ce soit du point de vue de l’eau, de l’air ou de la terre. Ainsi, en plus de l’appartenance raciale ou du niveau de pauvreté, le fait de porter un handicap ou d’être une personne LGBTQIA+ constitue également un facteur de risque et ces différents facteurs se renforcent mutuellement [21].
En Europe francophone, les études sur le racisme environnemental et la justice environnementale souffrent de l’absence de statistiques précises permettant d’analyser précisément la différence de traitement des groupes marginalisés aux nuisances environnementales. Néanmoins, il y a peu de doute sur le fait que ces mêmes dynamiques soient aussi à l’oeuvre, en témoigne notamment la forte ségrégation spatiale qui s’impose aux personnes racisées dans des quartiers souvent proches des axes autoroutiers ou des industries, de même que la surmortalité observée dans les quartiers populaires lors de l’épidémie de Covid-19. De même, en étudiant les zones d’emplacement réservées en France aux “gens du voyage”, William Acker a pu montrer que plus de 62% des aires d’accueil sont situées dans des zones à fortes nuisances industrielles ou environnementale [22], dénotant une planification raciste du territoire à l’encontre de populations semi-nomades soumises à des règles d’exception à peine voilées.
Se poser la question du traitement des personnes LGBTQIA+ en matière environnementale est donc une des nombreuses portes d’entrée permettant de comprendre plus largement les nombreux rapports de pouvoir à l’œuvre, révélant l’imbrication des oppressions de genre, de race, de classe ou de handicap avec les questions écologiques. À l’époque où se pose la question de l’impact des canicules, sécheresses ou inondations, qui s’annoncent plus fréquentes et plus intenses à travers le monde, comprendre qui sont les personnes les plus exposées se révèle fondamental afin de lutter contre le pouvoir destructeur de ces événements sur nos vies.
Des histoires de résilience
“Nos communautés ont une longue histoire de guérison, de résistance et de résilience, ce qui nous donne une compréhension unique de ce que ça coûte de changer, transitionner et survivre” [23]
Les questions de survie, de résilience ou de solidarité sont centrales pour les mouvements écologistes, mais ceux-ci peinent souvent à sortir d’une perspective très théorique sur la question, du moins en Europe occidentale. Beaucoup des conversations auxquelles j’ai assisté se basent sur des projections de ce qui pourrait “nous” arriver dans un futur plus ou moins proche, mais ignorent l’expérience des personnes et des communautés qui affrontent déjà des situations de crise similaires.
Or, comme d’autres groupes marginalisés, si les communautés LGBTQIA+ sont plus exposées aux vulnérabilités écologiques, elles ont aussi une expérience et une histoire de lutte à partager. En tant que communautés queer, nous devons apprendre à résister et prendre soin de celleux que le système attaque le plus agressivement, les personnes trans, les personnes queer racisées et les travailleur.se.s du sexe notamment. Nous devons faire de nombreux deuils, celui des adelphes [24] que nous perdons [25] , de nos liens familiaux brisés ou des lieux que nous avons dû quitter. Nous devons continuer à soigner durant notre vie entière des traumatismes hérités de la violence infligée parfois depuis très jeunes. Nous devons enfin créer nos propres modèles, représentations et visions d’une vie joyeuse, qui nous donnent la force de nous aimer, nous relier et maintenir l’espoir. Et ce travail doit être recommencé à chaque génération, puisque nous ne grandissons pas, pour la plupart, dans des familles queer qui nous raconteraient l’histoire de nos lignées ou de nos communautés et nous offriraient d’autres modèles pour nous construire. Cette culture de survie et de résilience fait partie intégrante de la culture queer, et c’est un héritage précieux que s’aliènent les écologistes en ne considérant pas les personnes queer comme des sujets à part entière de la lutte écologiste.
Sans vouloir romantiser une expérience d’oppression ou généraliser l’expérience des personnes LGBTQIA+, qui est en réalité extrêmement diverse selon nos positions sociales, je pense qu’il est important de comprendre en quoi ces cultures peuvent nous aider et nous inspirer pour faire face aux catastrophes écologiques et pour résister aux systèmes de domination qui les aggravent.
Les luttes queer ont déjà pu inspirer les mouvements écologistes, notamment à travers la lutte menée par les activistes d’Act-up contre l’épidémie de VIH/SIDA. Ce groupe d’activistes a été fondé en 1987 à New York, au moment où l’épidémie de VIH/SIDA faisait des ravages parmi les hommes gays, les femmes trans et les travailleur.e.s du sexe, entre autres. Il s’est distingué par une approche très novatrice de l’activisme, mêlant performances artistiques, actions “coups de poing” et interventions directes dans les débats médicaux sur la maladie, créant un rôle d’experts-activistes. Ces méthodes ont été reprises par de nombreux mouvements sociaux qui y ont vu le pouvoir d’actions directes originales et impactantes au niveau médiatique, dont des organisations écologistes comme Extinction Rebellion et Alternatiba [26] .
Malheureusement cette inspiration a jusqu’à présent surtout consisté en une “extraction” de certaines méthodes qui ont fonctionné plutôt qu’à une réflexion profonde sur la manière de penser l’activisme écologiste ou de construire de réelles solidarités avec les mouvements queer contemporains. On peut constater la même incohérence quand des mouvements écologistes citent à l’envi l’héritage des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis, et particulièrement l’approche non-violente de Martin Luther King Jr, tout en reproduisant des formes d’invisibilisation ou d’exclusion de collectifs écologistes antiracistes [27] . Au-delà de la récupération de certains éléments spécifiques, peu de réels dialogues ont réellement lieu entre ces mouvements, qui pourraient transformer une culture militante écologiste toujours très blanche, viriliste et hétéronormative. Cette transformation me semble importante, non seulement car elle permettrait à plus de militant.e.s minorisé.e.s de se sentir à l’aise dans les espaces écologistes, mais aussi car une telle culture est enfermante pour tout le monde.
Les questions d’affection, de soin, d’amour et de sexualité en particulier me semblent particulièrement absentes de la plupart des débats écologistes [28]. Alors qu’à priori, nous mobilisons notre énergie dans un engagement écologiste pour défendre ce que nous aimons ou ne voulons pas perdre, on agit comme s’il y avait un accord tacite pour ne pas laisser effleurer ces sentiments dès que l’on se réunit [29]. Cet évitement résulte peut-être du tabou de parler de notre amour et notre attachement à tout ce qui n’est pas humain, mais aussi certainement à une culture militante hétéronormative qui confine au “privé” (c’est-à-dire au cadre du couple monogame ou de la famille nucléaire) l’expression de tels sentiments.
L’activisme queer, au contraire, a toujours eu a coeur de placer ces questions au centre des luttes, précisément peut-être car c’est à partir de formes d’affection déviantes, entre autres, que nous expérimentons la marginalisation. Parce que notre militance est aussi une stratégie de survie, nous n’avons pas le luxe de militer sans créer et recréer des formes d’amitié, d’intimité et de soin. Ainsi, dans la lutte contre l’épidémie du VIH/SIDA, des collectifs comme Act-Up ont pu garder la force de lutter, quand les camarades disparaissaient les un.e.s après les autres, non seulement grâce à des méthodes d’action directe bien rodées mais aussi grâce à des pratiques de deuil, de soutien émotionnel, de fêtes et une importante création artistique.
J’ai parlé de soin et d’affection, mais d’autres thèmes mériteraient de se retrouver plus au coeur de nos conversations écologistes, concernant par exemple les questions de neuroatypie, d’addictions (sous toutes ses formes), de santé mentale, de violences sexuelles ou racistes. Loin d’être un objet distinct de la lutte écologiste, elles en sont toutes une forme d’expression dès lors qu’on reconnaît que les luttes écologistes sont fondamentalement aussi des luttes sociales et vice-versa. Réinventer collectivement nos pratiques activistes peut en outre libérer une puissance politique importante, nourrie par la joie de partager plus profondément nos blessures et nos espoirs. Cette capacité à nous relier plus profondément fait souvent défaut dans d’autres espaces militants, contraints dans des normes de socialisation dominantes. Je leur souhaite de pouvoir remettre en question ces normes et bénéficier de l’énergie que des camarades aujourd’hui absent.e.s ne manqueraient pas d’y apporter si iels s’y sentaient mieux accueilli.e.s. Cela nous aiderait ensemble à rendre plus complexes et plus profondes nos manières d’envisager ce que veut dire de “lutter pour la défense du vivant”.
Comme on l’a vu au long de la première partie de ce texte, les relations entre luttes queer et luttes écologistes sont compliquées et semées d’absence, d’incompréhensions ou même parfois de rejets explicites. Or, la question écologique n’est pas étrangère aux minorités sexuelles et de genre, au contraire, nous comptons parmi les communautés les plus durement impacté.e.s par les catastrophes présentes et à venir. Alors que les régimes autoritaires et néo-fascistes n’auront de cesse de désigner les minorités comme responsables de ces catastrophes, nous devons créer des pratiques qui permettent aux communautés queer de se saisir d’une lutte qui les concerne au premier chef. Nous avons aussi à inventer des narrations dans lesquelles nous sommes de réels sujets de la lutte écologiste et pas une entrave à la défense de “la nature”. Pour cela, deux pas me semblent importants. Il s’agit de comprendre, d’abord, l’histoire commune qui relie l’oppression des personnes queer et celle de la nature. Il nous faut, ensuite, ancrer les luttes écologistes dans une vision du vivant qui n’enferme pas nos sexualités et nos genres dans un carcan prétendument “naturel”, mais qui, au contraire, célèbre l’abondance et la créativité des pratiques d’affection, de sexualité et de rôles sociaux.
Aux racines communes d’une oppression du sexe et de la nature
Il est à priori contre-intuitif de penser ensemble l’oppression des personnes queer et celle de la domination du vivant, tant on nous a répété que l’existence des premières ne peut qu’être contraire aux “lois de la nature”. Cette conception, profondément ancrée dans l’idée d’une “nature” figée, est datée par rapport à ce que nous comprenons aujourd’hui du vivant, mais elle reste mobilisée dans la plupart des discours anti-LGBTQIA+ contemporains et il est difficile de s’en défaire complètement. Je pense qu’elle continue en fait de nous atteindre jusqu’au sein des luttes queer et que de ce fait nous avons toujours tendance à penser nos luttes hors de toute référence à la nature, plutôt que de la revendiquer comme une alliée.
Il est frappant de constater, pourtant, à quel point, dans l’histoire occidentale, l’oppression des personnes dissidentes aux normes sexuelles et de genre prend en fait place dans un projet plus général de domination de l’humain sur le vivant.
C’est la thèse défendue entre autres par Arthur Evans, militant gay états-unien, auteur de “Witchcraft and the gay counterculture”. Il trace dans son livre un continuum entre le développement de sociétés de plus en plus urbaines et impérialistes et l’imposition d’un ordre patriarcal et sexuel de plus en plus oppressif. Evans évoque la manière dont ces sociétés ont progressivement gagné du pouvoir en Europe à travers l’âge de bronze, l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge et montre en quoi cette montée en puissance s’est accompagnée d’une diminution du pouvoir des femmes et d’un rejet progressif de la sexualité du champ social.
Jusqu’à l’Antiquité ont existé des sociétés peu hiérarchisées, au sein desquelles les fonctions associées aux hommes et aux femmes n’impliquaient pas une différence de pouvoir, ni un contrôle des premiers sur les secondes. Ces sociétés, selon Evans, étaient caractérisées par des religions à tendance matriarcale, qui attribuaient un pouvoir magique et divin au monde qui nous entoure. Les rites et pratiques religieuses valorisaient donc l’appartenance des humains au reste du vivant et célébraient le pouvoir magique des corps et de la sexualité, notamment par des orgies rituelles en l’honneur de divers dieux et déesses. La sexualité faisait partie du champ social et pouvait revêtir diverses fonctions au-delà de la seule reproduction, incluant des rapports sexuels entres personnes du même sexe. Avec le développement de l’urbanisation sont progressivement apparues des sociétés tournées vers un pouvoir patriarcal et militaire. Les pratiques religieuses ont évolué vers des religions de plus en plus patriarcales, plaçant le divin au-dessus des humains et de la nature, et rejetant progressivement le corps et la sexualité du champ religieux. Ces deux tendances ont coexisté dans plusieurs sociétés, telles que les celtes ou les civilisation gréco-romaines. Bien que patriarcales dans leurs fondements, les religions gréco-romaines pouvaient toujours inclure des rites sexuels en l’honneur de déesses et la différence de sexes ne constituait pas une frontière infranchissable puisque les rites incluaient fréquemment des formes de travestissement. Ces normes religieuses allaient de pair avec une présence importante de formes d’homosexualité [30] dans le champ social, dans des sociétés où l’idée d’une orientation sexuelle individuelle était absente.
Cet état de fait fût progressivement remis en question au sein de l’Empire Romain, où s’établissait au cours du temps une morale de plus en plus ascétique, renforcée par l’établissement du christianisme comme religion officielle de l’Empire. Par son éthique du sacrifice, son essence patriarcale et sa conception d’un dieu supérieur, le christianisme était en effet une religion très adaptée au développement d’une culture impérialiste centrée sur le pouvoir de l’armée et des villes. Il rejetait les plaisirs terrestres au profit d’une élévation spirituelle par l’abstinence et faisait de l’obéissance à la hiérarchie un idéal moral, voire une voie pour accéder à la connaissance de Dieu. Avant que ne soit christianisées les classes populaires de la société, le christianisme s’est d’abord imposée comme la religion des élites urbaines, qui méprisaient les anciennes traditions [31] encore pratiquées par les paysans, d’où le rejet des cultures “païennes”, c’est-à-dire “issues de la campagne”. Construite contre les classes populaires rurales, la religion chrétienne s’est aussi construite contre l’idée d’une nature magique et puissante, telle que célébrée dans les traditions païennes, pour installer l’idée que le destin de l’homme était de dominer la nature.
Ces traditions païennes, aux héritages matriarcaux et polythéistes, ont malgré tout persisté en Europe à travers la christianisation et ont fortement inspiré les mythes et pratiques des sectes et courants hérétiques du Moyen-Âge. Ces courants, opposés au pouvoir central de l’Eglise romaine, offraient des alternatives spirituelles à leurs fidèles, mais constituaient aussi une opposition politique au féodalisme. Comme le relève Silvia Federici [32], beaucoup des mouvements hérétiques rejetaient la propriété privée et plaidaient pour un partage de la terre, certains allant jusqu’à expérimenter des formes de sociétés paysannes “proto-communistes”. Les cathares, qui constituèrent la secte la plus influente, rejetaient également le mariage et avaient une attitude négative envers la natalité [33] , mais ne considéraient pas la sexualité comme un péché. Celle-ci pouvait se pratiquer librement pour les croyant.e.s, en ce compris l’homosexualité, d’autant plus si elle ne débouchait pas sur la procréation. Cette attitude était à l’opposé de l’éthique chrétienne, qui rejetait globalement la sexualité au rang de péché, à l’exception du sexe reproductif dans le cadre du mariage et interdisait toute forme de contraception. Face au contre-pouvoir que représentaient les hérétiques, l’Eglise créa l’inquisition et organisa leur persécution. Il est important de voir que les arguments repris lors des procès faisaient tout autant références à des pratiques religieuses qu’à des accusations de sodomie [34] ou d’avortement. Le projet de répression sexuelle faisait bien partie d’un projet plus large d’imposition d’une organisation économique et religieuse toute-puissante et inégalitaire, fondée sur l’exploitation et le contrôle des corps.
Cette double oppression, sexuelle et économique, s’est poursuivie et amplifiée durant la Renaissance, visant cette fois les femmes et les peuples colonisés. Après avoir persécuté les hérétiques, l’inquisition s’est attaquée aux dites “sorcières”, en grande majorité des femmes. Celles-ci étaient jugées coupables d’une grande diversité de maux, allant de l’hérésie religieuse, à des crimes contre des enfants, maris ou voisins, en passant par un comportement sexuel immoral. Comme le montre Silvia Federici, derrière la dénonciation morale et religieuse de la supposée sorcellerie se trouvait un projet très concret d’affaiblissement du prolétariat paysan, au sein duquel luttaient ardemment les femmes. Munis d’arguments religieux, les inquisiteurs servaient en fait des intérêts de classe très concrets, à l’heure de l’émergence de premières économies capitalistes en Europe. La chasse aux sorcières visait particulièrement les femmes (et les dissident.e.s sexuel.le.s et de genre) à un moment où la peste noire venait de tuer plus d’un tiers de la population européenne, ce qui a entraîné une grave pénurie de main-d’œuvre. Il fallait repeupler l’Europe pour produire une nouvelle force de travail et l’Eglise et l’Etat y ont vu l’opportunité de condamner plus fermement toute pratique sexuelle non reproductrice, qu’elle soit homosexuelle ou non.
La figure de la sorcière est devenue l’incarnation du pouvoir de femmes non soumises et de leurs savoirs médicaux et botaniques, tout autant que de la transgression à un nouvel ordre sexuel patriarcal. Cette chasse aux sorcières s’est aussi abattue sur des hommes accusés de pratiques sexuelles contre-nature, c’est-à-dire le plus souvent d’homosexualité. A la même époque furent interdites les formes sociales et festives de nudité ou de sexualité, ainsi que les pratiques de travestissement qui existaient encore en Europe au Moyen-Âge sous formes de fêtes païennes. On assista à “une restructuration générale de la vie sexuelle qui, conformément à la nouvelle discipline du travail capitaliste, criminalisait toute activité qui menaçait la procréation, la transmission de la propriété au sein de la famille, venait occuper le temps ou prendre l’énergie destinés au travail” [35].
La période de la chasse aux sorcières coïncide avec les premières vagues de colonisation et on a pu voir la même restructuration de la vie sexuelle à l’œuvre dans les colonies, en sus d’une exploitation des peuples colonisés et d’une destruction de leurs cultures et leurs écosystèmes. Alors que les colons installaient dans les territoires conquis une agriculture extractiviste et esclavagiste, sous la forme de la plantation, les religieux imposaient la conversion au christianisme, sous prétexte de “civiliser” les peuples “sauvages” . Quand ils constatèrent que la sexualité à seul but reproductif était loin d’être une norme unique parmi les peuples colonisés, les colons en firent un argument supplémentaire pour justifier cette nécessité d’y apporter la civilisation. Qualifiées de “contre-nature” ou “primitives”, les formes de sexualité non reproductive, homosexuelles ou non, furent ainsi combattues, comme en témoigne la politique de l’empire colonial britannique qui a introduit au XIXe siècle des lois réprimant la sodomie et toute forme de sexe non-reproductif dans ses colonies [36].
La colonisation a aussi oeuvré à imposer une binarité plus stricte des genres sociaux, alors qu’à travers les continents asiatique, océanien, africain ou américain, il existe de nombreux exemples d’identités non réductibles à cette binarité : chez de nombreux peuples natifs Nord-Américains par exemple, les personnes Two-Spirit [37] remplissent un rôle social d’un autre genre que le genre “homme” ou “femme”, ouvrant le spectre social du genre à trois, quatre ou même cinq genres. Parmi les Zapothèques au Mexique, les Muxe sont des personnes assignées homme à la naissance et occupant les rôles sociaux attribués en général aux femmes, ce qui est aussi le cas des Bakla aux Philippines, ou des Hijras en Inde. Les colons ont partout cherché à marginaliser et faire disparaître ces identités, qui menaçaient de manière trop évidente l’ordre patriarcal binaire caractérisant la “civilisation” et la chrétienté. Beaucoup des identités “intermédiaires” au système binaire de genre occupaient d’ailleurs (et occupent encore aujourd’hui) un rôle spirituel particulier au sein de leur communauté, que ce rôle soit nommé chamane, homme/femme médecine ou guérisseur.e [38], ce qui rendait leur existence d’autant plus dangereuse du point de vue du colonisateur.
L’histoire de la répression sexuelle dans le nouvel ordre capitaliste mondial s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, et je n’ai malheureusement pas l’espace pour la raconter plus en détail, mais il est intéressant de voir comment l’argument religieux a été progressivement remplacé par un argument économique et civilisationnel, pour être enfin repris par la science et la médecine. Dès le XVIe siècle en effet, l’Etat capitaliste et les tribunaux laïcs prirent le relais de l’Eglise pour persécuter les sorcières, tandis qu’à partir du XIXe siècle, la médecine et la psychiatrie commencèrent à inventer et pathologiser des “perversions sexuelles”. Un grand nombre de celles-ci était attribué aux femmes ainsi qu’aux “pédérastes” ou “invertis”, nommés plus tard homosexuels [39]. Loin d’être un progrès, cette laïcisation et médicalisation de la politique sexuelle marque une naturalisation supplémentaire d’une sexualité “normale”, au détriment de “perversions contre-nature”.
Il ne faut pourtant pas s’y tromper et il faut comprendre comment cette association de la dissidence sexuelle à un crime contre-nature a été construite depuis une conception très dominante envers celle-ci. La nature ne peut parler pour elle-même et ce qu’on en dit reflète en fait la morale dominante de l’époque, chrétienne d’abord et capitaliste ensuite. Il est ironique que des écologistes s’emparent aujourd’hui de cette idée figée de la nature construite par le christianisme et le capitalisme, pour prétendre la défendre en renouvelant les attaques contre les nouveaux “pervers”, visant par exemple les personnes trans.
À une époque où le capitalisme et l’impéralisme cherchent à récupérer les luttes queer en se présentant comme leurs alliés, il est aussi important de comprendre à quel point les luttes queer sont intrinsèquement liées aux luttes féministes, anticoloniales, antiracistes, anticapitalistes et, finalement, écologistes. Bien qu’une certaine propagande voudrait nous faire croire à la possibilité d’un “capitalisme rose”, l’histoire de nos oppressions est inhérente à l’histoire de l’expansion capitaliste et coloniale. Les libertés que nous avons pu récemment conquérir dans le contexte néolibéral du XXIe siècle ne sont que des concessions accordées par un système qui se presse de les capter pour en faire de nouveaux débouchés de marché, en tentant de faire oublier la longue histoire de répression sexuelle qui les précède.
Cette histoire longue nous rappelle enfin que les luttes queer ne peuvent être résumées à des luttes pour la reconnaissance d’identités particulières, mais questionnent plus généralement la place que nous accordons à la sexualité, au plaisir et aux corps. Ces questions ne peuvent être oubliées par les écologistes, qui ont souvent eu tendance à penser une écologie “immaculée”, dans la lignée d’un ascétisme chrétien qui rejette la sexualité hors du champ moral. Non seulement cet ascétisme opprime les corps humains, mais il impose aussi une vision très restrictive du vivant, dont sont chassées les questions de désir, plaisir, de diversité sexuelle et de fluidité de genre. Il y a là une tromperie sur la nature dont nous héritons et dont nous devons urgemment nous débarrasser pour revendiquer, sans essentialisme, que nos vies queer sont bien une expression parfaite de la nature.
Penser la nature au-delà du naturel
“L’exubérance biologique est surtout une affirmation de la vitalité de la vie et de possibilités infinies : une vision du monde qui est à la fois primordiale et futuriste, dans laquelle le genre est kaléidoscopique, les sexualités sont multiples et les catégories de mâle et femelle sont fluides et transmutables. Un monde, en résumé, qui ressemble exactement à celui que nous habitons” [40]
Il nous faut donc renouveler la vision que nous avons de “la nature” (si ce concept a encore une pertinence) et du vivant, pour y prendre pied et penser plus profondément les luttes écologistes et les luttes queer comme des alliées. Ce travail est profond et nous ramène à l’idée, dont nous héritons en Occident, d’une séparation nette entre la nature et le monde des humains. La nature est vue comme ce qui n’est pas humain et son fonctionnement s’explique par des lois fixes. Surtout, la nature n’a pas de conscience propre, ce qui justifie de lui accorder une valeur inférieure au monde des humains et à leur culture. La vision évolutionniste apportée par Darwin et ses successeurs a rendu cette conception plus dynamique, mais elle reste ancrée dans l’idée d’un monde vivant assez rustre, dont l’évolution est guidée par des stratégies compétitives de survie et de reproduction. La conception darwiniste du vivant laisse ainsi peu de place pour penser la manière dont les vivants non-humains entrent en relation, collaborent, jouent, prennent du plaisir ou s’accompagnent, c’est-à-dire, en fait, vivent. Le champ de la sexualité animale est particulièrement marqué par cette conception, en ce sens que les seules relations sexuelles à but reproductif ont été considérées comme dignes d’êtres étudiées. Cette approche “fonctionnelle” était très compatible avec la morale sexuelle occidentale, pour qui le sexe et le plaisir ne peuvent être valorisés en soi. Elle a débouché sur une vision très restrictive de la sexualité des animaux, enfermée dans le même carcan hétéronormatif que celui imposé aux humains.
Pourtant, toute observation honnête de la réalité doit conclure que la “nature” fait peu de cas de nos projections et les espèces animales rivalisent en réalité de créativité, de fluidité et de frivolité en matière de sexualité ou de rôles de genre. Considérés comme “déviants” ou “pervers”, puis comme “marginaux”, les comportements sexuels non reproductifs ne sont que récemment pleinement considérés comme faisant partie du comportement naturel des animaux, en particulier s’ils impliquent des animaux de même sexe. Ces comportements sont pourtant légion et souvent difficiles à ignorer, mais ont été longtemps victimes d’une forme de mise au placard scientifique, orchestrée par des chercheur.e.s qui craignaient soit pour leur réputation professionnelle, soit de devoir remettre en cause leurs système personnel de valeur [41]. De la même manière, beaucoup d’entre nous pouvons nous souvenir d’avoir été témoins de comportements homosexuels chez des animaux, mais notre vision hétéronormative de leur sexualité nous poussait à penser que ces dits animaux devaient se tromper ou agir par frustration de ne pas avoir de partenaire d’un autre sexe à leur portée. Cette mise au placard prend fin peu à peu et laisse place à une étude plus honnête de la sexualité animale, recensant des comportements “homosexuels” chez plus de 1500 espèces (précisément documentés chez environ 500 d’entre elles) [42], ainsi qu’une grande fréquence de pratiques sexuelles collectives ou masturbatoires.
Que ce soit chez les macaques ou les mouflons, chez les chèvres ou les pingouins, peu d’espèces sexuées semblent donc s’en tenir uniquement à une sexualité purement « fonctionnelle ». Depuis leurs lunettes évolutionnistes, les biologistes ont souvent cherché à trouver d’autres fonctions que la reproduction à ces pratiques sexuelles, attestant par exemple du fait que, chez les bonobos, la sexualité, omniprésente et souvent collective, revêt une fonction de pacification des conflits au sein du groupe. Mais cette recherche a souvent témoigné d’une obsession à ne pas considérer la sexualité non-procréatrice, et en particulier l’homosexualité, comme naturelle ou comme une fonction en soi. Cette obsession a pu pousser ces biologistes à imaginer toutes sortes d’hypothèses, comme le fait de supposer que des femelles macaques aient des relations sexuelles pour attirer les mâles à copuler avec elles ou que la présence chez certaines populations de mouettes de nombreux couples lesbiens soit le résultat d’un déséquilibre environnemental [43]. Dans le premier cas, l’homosexualité servirait une stratégie de reproduction, tandis que dans le second elle té
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