
Depuis plusieurs mois, Bruxelles dévie, publie une série d’articles sur des censures d’opinions politiques sur internet car elles critiquent la police. Pour rappel : des Sanctions Administratives Communales (SAC) pouvant aller jusqu’à 500 euros ont été dressées par l’Officier de Police Judiciaire de la cellule radicalisme de la Ville de Bruxelles à l’encontre d’au moins 5 personnes. Deux d’entre elles ont également été convoquées au commissariat et interrogées pour avoir critiqué ou dénoncé des violences policières sur Instagram.
Une de ces SAC a abouti à une peine de 1 jour de travaux forcés (Peine de Travail Autonome) et une autre à 270 euros d’amende. Ces deux personnes ont été sanctionnées par l’administration, car elles avaient partagé dans une de leurs stories éphémères sur Instagram l’expression populaire « ACAB » pour « All Cops Are Bastards », notamment à la suite d’une expulsion violente de sans-papiers palestiniens par la police.
Pour mieux comprendre les enjeux derrière ces SAC nous avons interrogé Alexis Deswaef, ancien président de la Ligue des Droits l’Homme belge (LDH) et avocat défenseur des droits sociaux.

« Historiquement, les SAC ont été inventées pour lutter contre les incivilités que le Parquet n’avait pas le temps de poursuivre, afin d’éviter une impunité de fait face à ces incivilités. Au fil des années, l’usage des SAC comme outil de répression a été élargi, au point qu’il y a maintenant visiblement même une cellule de veille au sein de la police qui passe ses journées à scroller sur les réseaux sociaux, non pas pour voir si des infractions s’y commettent (racisme, discrimination, appel à la haine ou à la violence de l’extrême droite par exemple) mais pour débusquer la moindre critique de la police ou de son action (par exemple quand l’action de la police est disproportionnée ou qu’elle réprime une manifestation avec violence). » Alexis Deswaef
« On arrive à une situation inacceptable où la police est ainsi juge et parti, avec les fonctionnaires sanctionnateurs des communes qui suivent aveuglément ce que demande la police. Or, il est important de rappeler que ce sont les bourgmestres qui sont les chefs de la police et pas l’inverse. Le résultat de tout cela ? C’est la liberté d’expression qui est attaquée par la police qui tente d’étouffer toute critique à son égard, pourtant autorisée en démocratie. La police semble oublier la jurisprudence de la CEDH qui rappelle que la liberté d’expression protège les propos qui heurtent, qui choquent et qui blessent. On arrive à une situation paradoxale : au plus la police fait mal son travail, au moins on peut la critiquer. » Alexis Deswaef
Il est important de souligner que c’est la cellule radicalisme de la Ville de Bruxelles qui est à l’initiative de ces SAC et de ces intimidations. Cette dernière est un maillon de la lutte anti-terroriste en Belgique. Mises en place dans le cadre du Plan R (R pour Radicalisme), puis celui Stratégie T.E.R, les cellules radicalismes sont implantées dans chacune des zones de police du pays. Elles sont la colonne vertébrale de la stratégie « anti-terroriste » belge, mises en place à la suite des attentats à Bruxelles en 2016. Leur objectif est de lier les services de renseignement et d’analyse de menace terroriste et « extrémiste » avec les autres acteurs de l’Etat directement « sur le terrain » comme la police locale, les services sociaux, etc.

Comme nous l’avons déjà souligné dans des articles antérieurs, il est inquiétant qu’on utilise des moyens issus de la lutte contre le terrorisme pour surveiller et censurer les opinions politiques sur les réseaux sociaux, en particulier si ces opinions critiquent une institution de l’État belge, telle que la police.
Il apparait que ces censures et intimidations s’inscrivent dans le cadre de la répression du mouvement étudiant pro-palestinien qui a mené une occupation à l’ULB en mai dernier. Pour rappel, à l’issue de ce mouvement étudiant, près de 120 personnes ont été convoquées par la police, suspectées d’appartenir « à un groupe prônant la ségrégation ou la discrimination raciale« . Comprenons par là, soupçonnées d’antisémitisme, car ils et elles avaient soutenu la libération de la Palestine et dénoncé le génocide commis par l’Etat fasciste israélien contre le peuple palestinien.
Dans les deux dossiers, c’est la même cellule radicalisme et le même OPJ qui est aux manettes.

Nous avons également interrogé Alexis Deswaef au sujet de l’usage de moyens anti-terroristes contre des mouvements sociaux et en particulier au sujet de leur usage contre le mouvement qui a occupé le bâtiment B de l’ULB en mai dernier :
« La police et la justice se plaignent souvent, et à juste titre, de manquer de moyens pour lutter contre la grande criminalité, le trafic de drogue et les fusillades à Bruxelles, etc. En tant qu’avocat, je suis alors très surpris de voir les moyens en policiers, en argent et en mesures de surveillance (analyse d’images de caméras de surveillance, contrôles bancaires, etc) déployés pour réprimer des étudiant·es qui manifestent leur solidarité avec le peuple palestinien et se mobilisent pour le respect du droit international en Palestine.«
« Sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, on en arrive à criminaliser celles et ceux qui dénoncent un génocide à Gaza. C’est Netanyahu qui doit être content que notre police en Europe applique à ce point ses consignes. Les responsables politiques et les médias, chantres du « #JeSuisCharlie », semblent aujourd’hui timorés et ne veulent pas ou n’osent pas dénoncer cette dérive inacceptable en démocratie, par crainte d’être traités d’antisémites. Or, rappeler l’ABC du droit international, comme le font ces mouvements étudiants, n’est évidemment pas antisémite. «
Les moyens anti-terroristes débordent donc sur la répression des mouvements sociaux. Ceci est une tendance qui est souvent critiquée et dénoncée par le monde académique et judiciaire : les mesures exceptionnelles mises en place sous l’état d’urgence ont tendance à durer et a être utilisées contre d’autres objets que la lutte anti-terroriste elle-même. Ce faisant, ces moyens exceptionnels, qui dérogent souvent au droit et sont extrêmement intrusifs, deviennent progressivement la norme. Ils constituent alors de puissants outils répressifs pour les Etats autoritaires ou en voie de fascisation.
En Belgique comme au niveau européen, les différentes législations anti-terroristes ont été les premiers coups portés à “l’Etat de droit” comme il s’est construit dans les conceptions libérales. Le concept « d’État de droit » en philosophie politique suppose une organisation sociale où le droit et la Loi règne sur le pouvoir politique, et que tous et toutes, gouvernant•es et gouverné•es sont tenu•es de la respecter. On pourrait résumer ceci par la formule « Personne n’est haut dessus de la Loi. » Au sein de la philosophie libérale, l’État de droit est censé encadrer et limiter le pouvoir de l’État pour protéger les libertés individuelles, en entretenant une justice indépendante, une séparation des pouvoirs et des contre-pouvoirs forts.
Cependant, même avec des définitions toujours plus élargies, nous enfonçant dans des dispositions autoritaires, les lois anti-terroristes ne semblent plus suffire aux instances dirigeantes des organes politiques et policiers. C’est là qu’intervient depuis une dizaine d’années une proposition d’élargir les mesures de contre-terrorisme aux “extrémistes”. Sous prétexte que le radicalisme/l’extrémisme ne serait que l’anti-chambre de la préparation mentale au terrorisme …
La différence est fondamentale : par exemple, en Belgique, pour tomber sous le coup des législation anti-terroristes il est nécessaire d’avoir entrepris des actes “matériels” dans le sens d’une action “terroriste”. Ici, avec ces nouveaux concepts, le simple fait d’adhérer à une vision critique radicale de notre société suffirait à être susceptible de la surveillance anti-terroriste.
Par exemple, une personne estimant que la société devrait radicalement changer vers plus de démocratie, de partage des ressources, vers l’absence de discriminations structurelles basées sur la « race », le genre etc, … est considérée comme un extrémiste, qui pourrait potentiellement devenir un terroriste.
Initialement prévues pour la prévention et la répression d’attaques indiscriminées contre des civils, ces législations et outils sécuritaires sont finalement utilisés dans la perspective de protéger un ordre social et son État.

En septembre dernier, Frank Barat avait reçu une amende similaire à la suite d’un commentaire mentionnant « ACAB » sous une publication au sujet de l’expulsion illégale du mouvement étudiant à l’ULB, pour non-respect aux forces de l’ordre. Cette fois la SAC n’avait pas été dressée par la cellule radicalisme mais par la zone de police d’Uccle. Cette affaire s’est finie au Tribunal de Police où le caractère tout à fait inopportun et zélé de cette amende a été soulevé, les poursuites ont par ailleurs été immédiatement abandonnées par le fonctionnaire sanctionnateur avant que l’affaire soit plaidée. L’amende a été contestée et l’avocate Selma Benkhalifa qui a déployé plusieurs arguments pour motiver la contestation.

Premièrement, « ACAB« , une opinion qui dénonce « tous les policier.es » est une critique de l’institution policière en tant qu’institution étatique et non un manque de respect ou une insulte envers un agent de police. C’est une opinion politique qui relève de la liberté d’expression défendue par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Secondement, la commune d’Uccle ne dispose pas de la compétence territoriale pour sanctionner administrativement des commentaires sur des réseaux sociaux.
Cependant, parce que le fonctionnaire sanctionnateur a abandonné directement les poursuites sans que les arguments de Maître Khalifa puissent être plaidés, il n’est pas certain que les autres SAC vont être abandonnées de la même manière. Comme nous l’avons déjà vu plus haut, certaines sont arrivées à terme, sous forme d’amende, de médiation ou de peine de travail.
Le déroulement de l’affaire de la SAC émise par la police d’Uccle, semble démontrer qu’il n’y a pas lieu pour la cellule radicalisme de dresser ces amendes, ni en droit, ni en compétence, et qu’elles s’apparentent à des grossières et graves tentatives de censure et d’intimidations.
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