
Depuis la publication d’un rapport français alarmiste aux relents complotistes sur les Frères musulmans*, une série d’articles sensationnalistes accusent la Belgique, et notamment Bruxelles, d’être un “carrefour européen” de la mouvance frériste.
Plus récemment encore, le MR a annoncé vouloir lancer un « rapport fédéral » sur l’influence supposée des Frères musulmans en Belgique, reprenant ainsi à son compte les termes et l’imaginaire du rapport raciste français.





Dans ce rapport, cinq communes de la capitale sont par exemple, désignées comme « sous contrôle islamiste« . Le terme d’ »entrisme » est brandi à tout-va, et les médias multiplient les titres alarmistes sur une supposée infiltration de la société par les « Frères musulmans« *. Des titres comme “Des écoles belges sous l’emprise des Frères musulmans” ou encore “L’entrisme musulman : une menace à combattre partout” sont sortis dans la presse. Plusieurs personnages politiques belges, à l’instar de Denis Ducarme (MR), n’ont pas tardé à affirmer que les Frères musulmans avaient infiltré la Chambre, citant sans preuve des groupes comme Ecolo-Groen.

Denis Ducarme (MR).
Pourtant, à y regarder de plus près, cette soi-disant “alerte sécuritaire” relève moins d’une analyse scientifique rigoureuse que d’un recyclage de peurs islamophobes et racistes profondément enracinées dans l’Histoire européenne.
Un rapport contestable, aux méthodes plus que discutables

Le rapport français qui a provoqué cette panique est présenté comme une étude rigoureuse sur « l’influence » des Frères musulmans en Europe. Pourtant, comme le souligne Franck Frégosi, directeur de recherches au CNRS, l’approche est clairement biaisée et alarmiste, employant un vocabulaire conspirationniste plutôt qu’analytique. Plusieurs sociologues et scientifiques, comme Vincent Geisser, ont refusé de participer au projet, directement commandé par l’Etat français.
» « La conclusion était donnée avant même que le rapport soit conduit. »
Le politologue Michaël Privot , dénonce la pauvreté méthodologique du rapport : « L’analyse est complètement à côté de la plaque », affirme-t-il, ajoutant que certains passages « répercutent des éléments conspirationnistes » qui sont également entretenus par certains cercles politiques belges.
Le rapport, censé documenter des faits, s’appuie en réalité sur des hypothèses invérifiées, des suppositions, et des citations de certains « experts » et sociologues très engagés politiquement, et connus pour leurs positions anti-Islam, voire islamophobes. Le vocabulaire employé (« califat mondial », « infiltration », « dissolution des valeurs occidentales ») relève clairement du conspirationnisme, davantage que de l’analyse scientifique.
L’écriture de ce rapport, et son manque total de rigueur scientifique, démontre une nouvelle fois l’islamophobie présente en France et en Belgique. L’impressionnante couverture médiatique est, elle aussi, inquiétante : des « expert·es« , des politiques et des journalistes, main dans la main, ont pu orienter le débat public en se nourrissant du climat fascisant. Les faits et leur véracité importent peu face à la volonté de continuer à créer un « ennemi intérieur« .
Entrisme, séparatisme, et communautarisme

La rhétorique de l’entrisme employée dans le rapport repose sur un postulat raciste : la simple expression religieuse musulmane est déjà suspecte. Porter le voile, prier dans une association, être actif dans la vie civique : autant d’actes utilisés comme indices d’un « projet politique caché« . Ce soupçon permanent essentialise les citoyen·nes musulman·nes et les transforme en suspects par défaut. Il ne s’agit plus maintenant de « communautarisme » ou de « séparatisme » : c’est l’existence même des musulmans dans la société qui dérange.
En Belgique, cette panique sur l’ »entrisme frériste » a été recyclée sans le moindre esprit critique. Certains responsables politiques, comme Denis Ducarme (MR), ont sauté sur l’occasion pour accuser sans preuve des partis entiers comme Ecolo-Groen d’être infiltrés. Ces accusations qui visent explicitement le groupe sans fondement, nourrissent une suspicion diffuse envers des élus d’origine musulmane ou engagés dans la défense des droits des minorités. C’est une méthode bien connue : faire diversion, détourner l’attention de la rue, et pointer un coupable commode. Ces polémiques montées de toute pièce sur ce rapport permet de ne pas parler du mouvement social naissant contre les mesures de l’Arizona, par exemple.
La campagne médiatique a aussi visé des associations actives contre le racisme. Alors que le CCIB (collectif contre l’islamophobie en Belgique) devait siéger au sein du Conseil wallon de lutte contre le racisme, sa participation a été suspendue, puis annulée, sous la pression médiatique et politique de certains partis (notamment le MR), en raison de liens présumés avec la mouvance frériste. Ces liens n’ont pourtant jamais été étayés. Cela signifie que des structures antiracistes peuvent être écartées si elles déplaisent aux bons cercles politiques ou si elles sont jugées trop « musulmanes« . Or, on ne lutte pas contre le racisme en excluant ceux et celles qui le subissent.
Par ailleurs, cinq communes bruxelloises ont été nommément été désignées dans ce rapport comme « sous contrôle islamiste« , une affirmation balayée par de nombreux experts belges. Corinne Torrekens, directrice du GERME à l’ULB, a rappelé que ces affirmations relèvent davantage du fantasme que de l’observation empirique : « Dire que ces communes sont aux mains des Frères musulmans prête à sourire, si ce n’était pas si grave.«

Corrine Torrekens, chercheuse professeure à l’ULB et directrice du GERME.
Le spectre de la chasse aux sorcières politiques

Ce climat d’accusation généralisée n’est pas sans rappeler d’autres chasses aux sorcières politiques et les pires complots de l’Histoire. Le ministre de l’Intérieur belge Bernard Quintin s’est servi de ces fausses polémiques pour envisager la mise en place d’un cadre juridique et interdire certaines « organisations radicales dangereuses« . La première cible annoncée dans le collimateur du gouvernement ? Le réseau de solidarité avec les prisonnier.es palestinien.nes Samidoun.
L’OCAM (Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace) a pourtant affirmé qu’aucun élément nouveau de radicalisation n’avait été constaté par les services de renseignements.
En s’attaquant à des associations, des écoles ou des figures politiques sur la base de leurs convictions religieuses ou de leur engagement communautaire, on franchit une ligne rouge : celle de la liberté d’association et d’expression. Le rapport présente certaines communes bruxelloises comme « sous contrôle islamiste » simplement parce qu’elles sont majoritairement habitées par des personnes d’origine musulmane. C’est une logique de stigmatisation ethno-religieuse dangereuse et profondément fascisante. Elle s’inscrit dans une stratégie électorale claire : dénoncer un dit « laxisme coupable » à Bruxelles pour mobiliser l’électorat conservateur sur des thèmes identitaires, en réactivant les peurs racistes et les clivages communautaires.
Sur fond d’islamophobie désormais décomplexée, la fabrication d’un “ennemi intérieur” et la relance du fantasme d’un vaste complot “musulman” orchestré par l’exécutif français, visent détourner les colères sociales vers une cible facile : la minorité musulmane.
Cette stratégie a des répercussions directes en Belgique, où certains responsables politiques embrayent sans le moindre recul critique. En alimentant le racisme structurel et en exacerbant les tensions communautaires, l’élite française cherche à désigner les musulman·es et les arabes comme boucs émissaires de tous les maux, comme l’histoire européenne raciste a rendu les Juif.ves coupables de tout, au siècle dernier.
Ce récit, appuyé sur un vocabulaire emprunté aux pires théories conspirationnistes, après le “complot judéo-bolchévique” ou “franc-maçonnique”, voici le spectre du “complot frériste” soutenus par les délires « fréristes » et « islamogauchistes« , s’inscrit dans une logique bien connue : manipuler l’opinion publique en attisant les peurs racistes pour mieux faire oublier les vraies urgences sociales. Alimenter un climat de peur permet de détourner l’attention des vraies questions sociales : pauvreté, logement, emploi, crise écologique.

Manifestation en hommage d’Aboubakar Cissé, tué dans une mosquée en France.
Légende :
Les Frères musulmans sont un mouvement islamiste sunnite fondé en 1928 en Égypte, qui s’est progressivement structuré en une nébuleuse hétérogène de groupes, réseaux et figures aux profils très divers selon les contextes nationaux. Certains courants ont participé à des processus électoraux et à des actions sociales, tandis que d’autres ont adopté des positions plus radicales. Dans certains pays comme l’Égypte, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis, le mouvement est classé comme organisation terroriste. Il ne s’agit donc pas d’une organisation unifiée ou centralisée, mais d’un courant aux expressions multiples, parfois divergentes.
Sources :
- L’entrisme musulman ? Une menace qui doit être combattue, partout. La DH/Les Sports+. https://www.dhnet.be/actu/edito/2025/05/22/lentrisme-musulman-une-menace-qui-doit-etre-combattue-partout-IBZGLBLWWVHXDLWFDIYRVBEMEM/
- RTBF. Frères musulmans : le ministère de l’Intérieur travaille à l’interdiction des organisations radicales dangereuses, affirme Bernard Quintin. https://www.rtbf.be/article/freres-musulmans-le-ministere-de-l-interieur-travaille-a-l-interdiction-des-organisations-radicales-dangereuses-affirme-bernard-quintin-11551033
- Des écoles belges sous l’emprise des Frères musulmans ? Virgule. https://www.virgule.lu/international/des-ecoles-belges-sous-l-emprise-des-freres-musulmans/31354465.html
- La Belgique, “carrefour européen” des Frères musulmans : un laxisme au nom d’un clientélisme électoral. Sudinfo. https://www.sudinfo.be/id999572/article/2025-05-22/edito-la-belgique-carrefour-europeen-des-freres-musulmans-un-laxisme-au-nom-dun
- Marie Lecocq inquiète par les éléments pointés par le rapport français sur les Frères musulmans. La DH/Les Sports+. https://www.dhnet.be/actu/belgique/2025/05/22/marie-inquiete-par-les-elements-pointes-par-le-rapport-francais-sur-les-freres-musulmans-si-cest-avere-il-faut-prendre-des-mesures-IBYAH4LZTZAZ7FVQBS2GL6VRXU/
- Denis Ducarme estime que les Frères musulmans ont infiltré la Chambre. La DH/Les Sports+. https://www.dhnet.be/actu/belgique/2025/05/22/denis-ducarme-estime-que-les-freres-musulmans-ont-infiltre-la-chambre-jai-de-forts-soupcons-envers-un-groupe-politique-6XKDEKHOTNCWZJ4GEN4HYQCVVM/
- RTL Info. “Leur but final, c’est le califat mondial” : comment les Frères musulmans s’infiltrent-ils en Belgique ? https://www.rtl.be/actu/belgique/societe/leur-final-cest-le-califat-mondial-comment-les-freres-musulmans-sinfiltrent-ils/2025-05-22/article/750716
- Cinq communes bruxelloises “sous le contrôle des islamistes” des Frères musulmans selon un rapport français : vraiment ? RTBF. https://www.rtbf.be/article/5-communes-bruxelloises-sous-le-controle-des-islamistes-selon-un-rapport-francais-vraiment-11550882
- ECOLO, noyauté par les Frères musulmans ? PAN.be. https://pan.be/une/ecolo-noyaute-par-les-freres-musulmans/
- 7sur7.be. Un rapport alerte sur la menace des Frères musulmans : la Belgique qualifiée de “carrefour européen de la mouvance frériste”. https://www.7sur7.be/monde/un-rapport-alerte-sur-la-menace-des-freres-musulmans-la-belgique-qualifiee-de-carrefour-europeen-de-la-mouvance-freriste~a1e3a9c5/
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