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[Brochure] En attendant la guérilla anarchiste

[Brochure] En attendant la guérilla anarchiste

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Sommaire :

  • À propos de visibilité et de la proposition de guérilla
  • En attendant la guérilla anarchiste
  • À propos de la capacité d’agir anarchiste. Une réponse au texte « En attendant la guérilla anarchiste »
  • Le secret est de continuer à commencer

À propos de visibilité et de la proposition de guérilla

Nous sommes en 2024 et la brutalité génocidaire au cœur des États-Unis n’a jamais été aussi flagrante. Les tentatives les plus prometteuses de ces dernières années pour mettre en place des campagnes activistes et anarchistes de grande envergure n’ont pas atteint leurs objectifs. Au contraire, elles subissent actuellement des représailles vicieuses, l’État montrant une fois de plus qu’il ne renoncera jamais volontairement à un quelconque aspect de son pouvoir. Cependant, ces campagnes ont réussi à raviver les flammes de l’attaque violente et autonome et à les répandre dans tout le pays. Il est donc compréhensible que, alors que le monde continue de s’effondrer et que de nouvelles infrastructures de domination, des pipelines aux cop cities, sont construites tout autour de nous, de nombreux anarchistes et autres radicaux à travers le pays ont proposé de poursuivre l’escalade.

Maintenant que la pratique de l’attaque par de petits groupes d’affinités s’est relativement répandue aux États-Unis, beaucoup d’entre nous sont confrontés à ses limites. Les attaques sporadiques semblent peu susceptibles de nous faire progresser vers quelque chose comme une rupture insurrectionnelle dans laquelle l’État perd le contrôle de sa population – et, au-delà d’une telle rupture, vers une transformation sociale révolutionnaire elle-même. Ces limites ne se limitent pas à l’organisation informelle – une organisation formelle (c’est-à-dire permanente, nommée) peut souffrir d’attaques qui ne mènent nulle part, tandis que l’organisation et la coordination informelles peuvent, au contraire, permettre des attaques qui nous rapprochent de toutes sortes d’objectifs. Cette dernière approche n’a pas été largement discutée ou explorée aux États-Unis, du moins pas ces dernières années. Ainsi, lorsque les anarchistes proposent l’escalade, beaucoup imaginent qu’ils se débarrassent de l’informalité et qu’ils mettent en place une sorte d’organisation formelle. Plus précisément, l’une des propositions les plus populaires est la création d’une organisation de guérilla.

L’approche de la guérilla promet des solutions à beaucoup de ce qui semble manquer dans les cercles anarchistes contemporains : l’engagement, la cohérence, ce que certains pourraient appeler une sorte d’« intelligence » ou de pensée stratégique, un ciblage incisif, et des projets spécifiques centrés sur des objectifs ambitieux à long terme, comme la révolution. Pourtant, il y a au moins deux problèmes importants dans la façon dont la proposition de guérilla a été discutée aux États-Unis au cours de l’année écoulée : l’un concerne les hypothèses sur le niveau de clandestinité nécessaire pour l’escalade, que je discuterai plus loin dans cet article. L’autre concerne la manière de s’organiser. En adoptant un modèle d’organisation formel, spécialisé, militariste et souvent hiérarchique, l’approche de la guérilla sacrifie trop de ce vers quoi nous prétendons tendre en tant qu’anarchistes.

Comme le demande l’auteur de « Le secret est de continuer à commencer » dans le dernier numéro de Tinderbox, en abordant des questions similaires : « Comment construire quelque chose au-delà d’un simple groupe affinitaire sans créer des structures qui nous obligent à sacrifier notre propre autonomie au nom d’une unité plus large ? » [1].

En d’autres termes, comment une approche organisationnelle informelle peut-elle être approfondie et élargie pour incorporer certains des avantages des formations de guérilla ? Le texte d’Avis de tempêtes intitulé « La forêt de l’agir » (publié en 2021) propose une hypothèse en réponse à ces questions. Les auteurs proposent d’agir « en ordre dispersé », ce qui signifie agir « sans former des colonnes compactes, sans construire des campements permanents et indéfendables ; c’est agir en rompant toute symétrie dans l’affrontement. […] Puis, "guérilla autonome", que nous pouvons entendre comme une lutte offensive sur la durée, un combat qui ne veut pas se réduire à un coup d’éclat, mais qui cherche à prolonger les hostilités. ». Les auteurs proposent une formation autonome de tout type de politique, de structure hiérarchique et de la représentation (par exemple, en opérant en tant qu’organisation nommée).

Cette proposition nous donne quelques idées pour répondre à la question de savoir comment passer du groupe d’affinité à des réseaux coordonnés plus larges. Les auteurs imaginent un niveau « d’organisation informelle qui rassemble des groupes qui n’ont pas le même poids ou les mêmes possibilités s’ils sont isolés. C’est une sorte d’amplificateur pour nos sphères d’action, quelles qu’elles soient ». Il s’agit de « rassembler des informations, maintenir des contacts, avoir des racines locales, transmettre des débats et des doutes entre différentes constellations, organiser la logistique, partager des connaissances, s’occuper de refuges et de points de repos » - des activités et des tâches que nous réalisons déjà, mais qui, diffusées plus largement que le seul groupe d’affinité ou le réseau anarchiste local, peuvent approfondir nos activités sans créer de centres de pouvoir ou établir des rôles permanents.

Plutôt que de lancer un appel à la création d’une organisation, ce type de coordination peut être initié en présentant en personne une proposition qui peut être discutée et développée ensemble.
L’auteur de « Le secret est de continuer à commencer » remarque : « Nous pouvons avancer nos propres propositions et élaborer nos propres interventions ; si celles-ci trouvent un écho auprès d’autres personnes, anarchistes ou non, le projet devient partagé. Différentes interventions sont alors intégrées dans ce projet commun, sans que les groupes d’affinité ou les individus aient à renoncer à leur autonomie pour y contribuer ».

Ce qui n’est pas abordé dans la proposition de guérilla et dans la formation en ordre dispersée autonome supposée par « La forêt de de l’agir », pour autant que je puisse en juger, c’est l’élément social qui donne aux ruptures insurrectionnelles le pouvoir de devenir des ruptures permanentes avec l’autorité et de se transformer en de nouvelles façons de vivre et d’être en relation les uns avec les autres. Par « le social », j’entends généralement la manière dont nous nous relions les uns aux autres (des relations interpersonnelles quotidiennes aux relations structurelles massives comme la gouvernance étatique), mais aussi, plus spécifiquement, comment (ou si) nous, en tant qu’anarchistes, orientons nos luttes par rapport à des personnes qui ne sont pas anarchistes. Poursuivons-nous nos projets de manière à impliquer les non-anarchistes et à donner à plus de gens une expérience de l’anarchie, comme dans la méthode de la lutte spécifique, ou nous concentrons-nous sur les réseaux anarchistes préexistants pour approfondir nos propres capacités de lutte et d’attaque ? Bien que certaines organisations de guérilla essaient d’orienter leurs attaques de manière à inspirer des masses de gens en dehors de l’espace anarchiste, pour la plupart, la guérilla a une capacité limitée d’agitation sociale plus large. De même, « La forêt de l’agir » se concentre sur l’entretien des conditions d’attaque entre nous en tant qu’anarchistes. Il ne discute pas de la manière dont nous pourrions établir des relations avec les non-anarchistes, ni de la manière dont nous pourrions progresser vers l’anarchie par des moyens autres que la « prolongation des hostilités », qui pourrait en effet signifier un certain nombre de choses qui sont plus sociales, mais nous ne le savons pas parce qu’elles ne sont pas élaborées ici. Cette omission est d’autant plus importante que le texte traite de la prolongation des hostilités non seulement jusqu’à l’insurrection, mais au-delà, dans des situations de désordre généralisé où l’État s’est retiré. En outre, le texte souligne qu’il n’y a aucune garantie qu’un résultat souhaitable comme l’auto-organisation autonome émerge d’une telle situation de désordre généralisé. C’est bien sûr exact. Mais l’élément « social », qui nécessite des activités plus visibles, n’est-il pas un facteur clé qui pourrait nous faire évoluer vers des modes de vie anarchistes plus désirables dans ce type de scénario ?

Le renoncement à des activités plus visibles, plus « sociales », repose sur l’idée qu’une stratégie d’invisibilité totale permet à l’individu d’échapper à la capture. En effet, depuis la Green Scare aux Etats-Unis, nombreux sont ceux qui considèrent comme acquis qu’il devrait y avoir une distinction stricte entre les individus qui agissent « dans la clandestinité » et ceux qui opèrent « en surface » (par exemple, les individus qui commettent des attaques et ceux qui assument des rôles visibles dans les luttes). Malheureusement, une lecture rapide du passé et de l’histoire récente de la guérilla urbaine montre que la clandestinité préventive ne permet pas du tout d’échapper à la détection. De plus, notre tendance à éviter la visibilité nous empêche de répandre la subversion et l’agitation au-delà d’un segment minuscule de la population déjà radicalisée. Et aux États-Unis en particulier, cela signifie que ceux qui se retrouvent à monopoliser le terrain des rôles visibles d’agitation, les principales personnes intervenant dans les luttes populaires et introduisant leurs idées et leurs méthodes, sont certains de nos ennemis les plus insidieux : les activistes et les gauchistes.

Pris entre l’invisibilité sacrificielle de la guérilla et l’hypervisibilité égotique de l’activiste, pourquoi ne pouvons-nous pas imaginer d’autres options ? S’il s’agit de maintenir un certain niveau d’anonymat lors d’actions d’envergure, je dirais que nous devrions commencer, non pas par ne jamais montrer notre visage en public, mais par étudier et développer les précautions que nous pouvons prendre lors de la planification et de l’exécution d’attaques. Il s’agit notamment de minimiser les communications via des appareils potentiellement surveillés tels que les téléphones, de vérifier la surveillance physique de notre environnement lorsque nous sortons, et d’éliminer les empreintes digitales et les traces d’ADN, mais des suggestions plus détaillées peuvent être trouvées sur des sites web tels que le No Trace Project . Pour les anarchistes américains qui proposent l’escalade, se mettre à niveau dans ce genre de préparatifs devrait être notre première priorité. Au fil des ans, nous avons constaté une augmentation passionnante de la volonté des anarchistes de mettre le feu aux poudres, mais aussi une tendance très décourageante en matière d’arrestations et de condamnations qui auraient pu être atténuées par des précautions plus strictes.

Si les précautions que nous avons actuellement mises en place ne tiennent pas la route une fois que nous sommes connus de la police et considérés comme des suspects potentiels, alors il importe peu que nous ayons rompu nos liens avec les milieux anarchistes visibles.

Si le seul avantage de la clandestinité préventive est que notre distance par rapport à la « surface » ne fait pas *immédiatement* de nous l’un des suspects habituels, ce n’est pas un avantage dont nous profiterons longtemps. L’élément décisif pour nous protéger de l’État réside dans les précautions que nous prenons lorsque nous choisissons d’être invisibles, et pas nécessairement dans notre niveau de visibilité dans le reste de notre vie. Par exemple, se présenter aux occupations étudiantes sur les campus universitaires et intervenir avec nos idées nous expose davantage à l’attention de l’État ; brûler des voitures de flics la nuit où l’occupation est expulsée nous expose moins si nous ne laissons aucune trace. Les deux sont des utilisations importantes de notre temps, mais pour diverses raisons qui sont probablement évidentes, choisir de faire ces deux choses dans la même circonstance particulière est un risque de sécurité beaucoup plus élevé que de compartimenter et de n’en choisir qu’une à la fois.

On peut distinguer trois niveaux d’exposition, ou de visibilité, pour les personnes qui attaquent. Il y a la clandestinité totale et préventive, qui consiste à vivre sous une fausse identité et à rompre tous les liens relationnels susceptibles d’être utilisés pour vous retrouver. Il y a aussi une sorte de clandestinité sociale, dans laquelle les individus limitent leur exposition publique mais ne vivent pas sous une autre identité ou ne quittent pas complètement l’espace anarchiste. Par exemple, les membres du groupe de guérilla urbaine Revolutionäre Zellen (RZ) [2] participaient à des projets qui ne risquaient pas d’attirer l’attention de la répression afin de rester à l’écoute des activités anarchistes sur le terrain, mais ils ne parlaient pas ouvertement de leurs idées dans les espaces publics. Enfin, on peut avoir une visibilité totale en tant qu’agitateur anarchiste, parlant ouvertement en public et menant également des actions (avec des précautions extrêmement prudentes). Il serait irresponsable de prétendre que ce dernier choix comporte moins de risques, et dans des situations où la militarisation de l’État s’est intensifiée ou qu’il y a une répression sévère d’une lutte particulière dans un endroit particulier, il devient d’autant plus risqué. Mais dans l’intérêt d’élargir notre imagination autour de l’escalade des attaques et de clarifier que l’élément le plus fondamental et le plus urgent de l’escalade des attaques est de développer des précautions plus strictes, cela vaut la peine d’être considéré comme l’une des nombreuses lignes d’action possibles. Bien qu’il y ait un plus grand risque d’attention répressive lorsque nous sommes explicites à propos de nos idées en public (au moins au niveau individuel), le pari est que cela est nécessaire pour répandre les idées et les pratiques anarchistes et pour créer un marécage impénétrable pour les autorités répressives sur le long terme. Nous devons pouvoir rencontrer de nouveaux compagnons, et au moins certains d’entre nous doivent discuter dans les espaces publics. En d’autres termes, pour rester visibles aux yeux de nos amis potentiels, certains d’entre nous doivent également être visibles aux yeux de nos ennemis.

Pour que l’attaque anarchiste évolue vers l’insurrection, au moins certains d’entre nous au sein de son écosystème ne devraient pas complètement renoncer à l’élément social, parce que le social – la façon dont nous sommes en relation les uns avec les autres – est ce qui consacre la domination et est donc la force vitale de toute résistance insurrectionnelle contre elle. Comme l’écrit l’auteur de « Stumbling Together » dans le numéro 4, « la domination ne s’effondre pas lorsque son infrastructure fonctionne mal ou est interrompue momentanément. Tant que l’autorité est acceptée et maintenue, son infrastructure sera suffisamment réparée et adaptée pour que l’on puisse trébucher ».

J’espère qu’il est clair que je n’utilise pas le mot « social » pour signifier « traîner avec les autres » ou comme un euphémisme pour les tendances anarchistes qui dénoncent toute approche destructrice comme étant « anti-sociale » et qui promeuvent à la place des choses abrutissantes comme le communisme de conseil. Tous ceux d’entre nous qui ont participé à des manifestations autonomes violentes, planifié des attaques coordonnées ou rejoint des émeutes déjà déclenchées par d’autres dans les rues, savent que l’attaque peut être sociale au sens le plus profond du terme. L’attaque et la destruction, qu’elles soient à petite échelle et momentanées ou soutenues en masse, ont le potentiel de transformer radicalement nos relations les uns avec les autres et avec nos oppresseurs, de se répandre bien au-delà des petites enclaves que nous connaissons et comprenons déjà. L’anarchie et l’insurrection exigent des destructions, bien plus que ce à quoi la plupart d’entre nous sont prêts, mais elles exigent également des changements profonds dans les fondements de nos relations mutuelles.
Cette orientation plus sociale se nourrit de rencontres personnelles et de l’établissement de relations. Ce n’est pas en formant une organisation, clandestine ou non, que l’on développe l’intelligence stratégique, mais par l’expérience, l’expérimentation, la communication et la réflexion. Et ce type d’intelligence partagée se développe le mieux de manière non médiatisée, c’est-à-dire en personne. Le fait de disposer d’espaces de visibilité tels que les centres sociaux et les événements publics (en plus des conversations plus privées avec nos camarades les plus proches) nous facilite la tâche. La visibilité nous permet de trouver de nouveaux camarades, d’influencer la société avec nos idées et de former des alliances avec d’autres rebelles non-anarchistes, de manière non-médiatisée. Cela peut prendre la forme d’agitation et d’intervention dans des mouvements populaires, d’ouverture et de participation à des événements dans des espaces sociaux, d’organisation de discussions ouvertes et d’assemblées, de formation commune et de distribution de publications.

C’est aussi une grande partie de ce dont nous avons besoin pour nous transformer en personnes capables de vivre l’anarchie à plein temps plutôt que dans ces petits moments éphémères. Dans quelle mesure nos actions sont-elles socialement transformatrices si notre organisation est structurée de manière à ce que nous ne nous parlions que par le biais d’Internet ? Les rencontres en face à face, et même les actions non revendiquées laissées vraiment anonymes, ne contiennent-elles pas plus de ce noyau de potentiel de contagion ? L’anarchie nécessite des types de relations que nous ne pouvons pas développer si nous passons la majeure partie de notre vie à nous isoler et à communiquer par le biais d’écrans.

Ceci étant dit, les risques d’exposition à l’attention de la police sont particulièrement élevés aux États-Unis, et ils le sont de plus en plus.

Aujourd’hui, la réalité est que toute lutte avec une quelconque puissance sociale est susceptible de faire l’objet d’accusations de conspiration ou d’« organisation criminelle », même si les individus impliqués ont pris des précautions parfaites et que l’État est incapable d’inculper qui que ce soit pour les attaques elles-mêmes. S’il existe une distinction stricte au sein d’un projet particulier entre les individus qui s’agitent visiblement et ceux qui ne font que mener des actions plus importantes, cela peut protéger certaines personnes dans une certaine mesure, mais comme nous l’avons vu, en l’absence de localisation des auteurs réels, l’État accusera pratiquement tous ceux qui agissent visiblement. Même si les accusations ne tiennent pas la route, il s’agit d’un processus débilitant. Faut-il donc cesser complètement d’opérer de manière visible ?

C’est à chacun d’entre nous de faire ce choix. Tout le monde n’est pas obligé de tout faire et, en fait, tout le monde ne devrait pas tout faire.
Nous ne devrions pas non plus nous fixer dans un rôle ou un type d’activité pour toujours, indépendamment de l’évolution de notre contexte et de nos circonstances. Aussi ringard que cela puisse paraître, la diversité des méthodes et des tactiques rend l’écosystème anarchiste global beaucoup plus fort et, faute d’un meilleur terme, anarchiste. Il s’agit de comprendre les risques, de les prévoir et de se préparer à la répression. Il est important d’apprendre à se connaître et de savoir à quel niveau de répression nous sommes prêts à nous soumettre. Personne ne devrait prendre des risques qu’il ne veut pas prendre, ou pour lesquels il pourrait être réellement incapable de supporter les conséquences – cela ne ferait que reproduire le machisme et la hiérarchie des rôles que nous essayons d’éviter.

Le fait est qu’il existe de nombreuses options en plus de la méthode de guérilla, dont certaines n’ont pas encore été découvertes. Nous pouvons rechercher les types de cohérence, de coordination et d’incisivité offerts par les méthodes d’organisation de la guérilla en nous coordonnant entre groupes d’affinité et en organisant de manière informelle des projets d’attaque à travers des réseaux plus larges d’individus et de groupes qui sont intéressés par l’escalade. Nous pouvons mieux limiter l’efficacité de la répression en compartimentant

nos activités et en adoptant des niveaux de préparation et de précaution plus avancés. Nous pouvons expérimenter une orientation sociale qui reste honnête et qui n’abandonne pas notre passion pour la violence et la destruction. Le terrain de la visibilité ne doit pas nécessairement être cédé avant même d’avoir été menacé.

Tinderbox. An offline Journal of Combative Anarchy, numéro 5, été 2024

En attendant la guérilla anarchiste…

Printemps 2024, la situation est insupportable. Le fascisme a conquis l’esprit de nombreuses personnes, et pas seulement sur le territoire contrôlé par l’État allemand. Dans de nombreux pays, les dirigeants semblent être dans une véritable course à la mort, les guerres chaudes entre États, les guerres contre la migration, la guerre contre les ressources de la planète et la guerre sociale se trouvent dans une phase d’enthousiasme pour la mort qui rappelle les descriptions faites peu avant le début de la Première Guerre mondiale. Pendant ce temps, l’humanité a les doigts collés à ses smartphones, étourdie par le scintillement des algorithmes.

En ce qui concerne les guerres chaudes, de nombreux anarchistes restent dans une position de spectateurs. Dans l’une de ces guerres, il y a de bonnes raisons de rejoindre les structures kurdes et de s’engager activement contre l’État turc et ses proxys islamistes. Il y a également de bonnes raisons de rester à l’écart du culte de la personnalité du PKK et de s’attaquer concrètement aux intérêts d’Erdogan en Europe, bien que les vagues d’action initiales aient fortement diminué. Les milieux anarchistes n’ont pas non plus développé de pratiques qui pourraient avoir une influence sur le cours de l’histoire contre les systèmes étatiques responsables des massacres actuels – OTAN/UE/Israël/Iran/Russie – (et leurs profiteurs).

Un texte publié le 2 mars 2024 sous le titre “Developing Incisive Capacity : Making Actions Count “ soulève des questions qui préoccupent certainement de nombreux militants de la même manière :

« Qu’est-ce qui pourrait aider les anarchistes pour mener des frappes plus significatives, pour hisser une qualité d’action qui va au-delà du symbolique ? Quels sont les obstacles actuels au développement par les anarchistes d’une capacité d’action à une échelle significative, organisée en petits groupes autonomes qui peuvent se coordonner autour d’un objectif particulier ? En d’autres termes, que faut-il faire pour que davantage d’anarchistes établissent les compétences nécessaires et une certaine routine pour s’attaquer à des vulnérabilités identifiées ? »

Pouvoir apporter des réponses à ces questions, non seulement sur le plan théorique mais aussi sur le plan pratique, ne suppose rien d’autre qu’une guérilla anarchiste. Car avec les méthodes développées au cours des dernières décennies par le mouvement autonome, nous ne sommes pas allés plus loin que le point exact où nous nous trouvons depuis un certain temps. Pour éviter de se lancer dans de longues analyses, qui ne pourraient guère être plus pertinentes que le numéro 2 du journal Antisistema, printemps 2024, nous vous renvoyons à la lecture de ce même journal.

Une guérilla, ou du moins des activités de guérilla, présuppose entre autres qu’un groupe de personnes s’organise de manière engagée sur une longue période. C’est ici qu’apparaît le premier défaut de la non-organisation anarchiste : une courte durée de présence dans le milieu et un manque d’engagement. Le développement d’une personnalité militante prend plus de temps que la plupart des gens ne le font dans les milieux d’extrême gauche des métropoles occidentales. Si l’on ajoute à cela la mauvaise interprétation de la perspective anarchiste en matière d’organisation, on obtient le fait historique qu’à quelques exceptions près, la plupart des groupes de guérilla étaient plutôt communistes et/ou aspiraient à la libération nationale. La résistance espagnole contre Franco peut être considérée comme un exemple d’engagement dans la subversion en tant que mission de vie. De 1939 à 1965, des militants anarchistes, libertaires et communistes ont mené une lutte armée contre la dictature, au cours de laquelle la plupart d’entre eux ont été tués, au lieu de se réfugier en France dans la sécurité de l’exil. Francesc Sabaté Llopart est devenu synonyme de cette guérilla anarchiste, dont la fin tragique est marquée par l’exécution de Salvador Puig Antich en 1974.

« Très peu de choses ont été écrites sur l’ampleur de la lutte armée contre Franco après la guerre civile. Un épais voile de silence s’est abattu sur les combattants, pour diverses raisons. Selon l’ami personnel de Franco, le général de la Guardia Civil Camilo Alonso Vega – qui a été en charge de la campagne anti-guerrilla pendant douze ans – le banditisme (terme que les franquistes utilisaient toujours pour décrire l’activité de guérilla) était d’une “grande importance” en Espagne, en ce qu’il “perturbait les communications, démoralisait le peuple, dévastait notre économie, brisait notre unité et nous discréditait aux yeux du monde extérieur”.

Nous ne disposons pas d’une vue d’ensemble fiable des chiffres globaux concernant les guérillas ou les dommages corporels subis par les forces de sécurité et l’armée. Si nous voulons avoir une idée de ce que fut cette lutte inégale contre la dictature, notre seule option est de nous tourner vers les chiffres rendus publics en 1968, selon lesquels la Guardia Civil a causé 628 blessés et 258 décès entre 1943 et 1952 » [3].

Pour définir ce que signifie réellement la guérilla, les réalités auxquelles les humains ont été confrontés dans des guerres apparemment sans espoir se prêtent bien.

Andrew Mack a constaté : « L’acteur le plus fort perd les guerres asymétriques parce que son intérêt, et donc sa volonté de gagner la guerre, est moins prononcé que celui de l’acteur le plus faible en raison d’un déficit de menace », ce qui s’applique à la guerre du FLN algérien contre la France.

Et Ivan Arreguín-Toft : « L’acteur le plus fort perd les guerres asymétriques parce qu’il n’utilise pas la bonne stratégie face à l’acteur le plus faible. La concentration des forces armées étatiques sur la guerre étatique symétrique a pour conséquence que l’acteur fort réagit aux stratégies asymétriques de l’acteur faible avec la mauvaise stratégie ». Les groupes de guérilla anticoloniale ont gagné parce qu’ils n’ont pas perdu. Ils ont empêché l’acteur le plus fort de gagner les Hearts and Minds [4].

Appliqué à la situation actuelle, cela signifie que les militants des milieux anarchistes en Europe et aux Etats-Unis ne sont peut-être pas en mesure de développer un sentiment de menace suffisant (contrairement aux compagnons/nes de l’Espagne de Franco) en raison de leur origine de classe – en majorité la classe moyenne blanche – et que ce déficit de menace ne peut pas non plus être compensé par de l’empathie avec les personnes touchées par l’agression européenne. Ceci dans un contexte où l’Europe n’a cessé de faire la guerre au reste de la population mondiale depuis le débarquement de Christophe Colomb en « Amérique » en 1492.

En retournant dans les anciens numéros d’Interim et de Radikal ou dans les archives de Linksunten-Indymedia, on remarque que les textes insurrectionnels des vingt dernières années n’ont pas pris position sur la manière de parvenir à une organisation avec les personnes impliquées dans les cycles d’insurrection ondulatoires. Le concept de groupes d’affinité était aussi éphémère que les nombreuses révoltes elles-mêmes. Le niveau de sabotage qu’il permet ne permet pas actuellement d’atteindre une participation asymétrique à la guerre. Cela ne signifie pas nécessairement l’utilisation d’armes, mais la création de conditions qui permettent l’utilisation des moyens considérés comme nécessaires. Actuellement, la contre-violence anarchiste se trouve dans une relation réactive avec la violence étatique. Nous utilisons les moyens dont nous pensons qu’ils n’amèneront pas l’Etat et la société à nous éliminer pour autant. Actuellement, l’État déplace le discours sur la violence contre les nazis. Il passe de « Interdit – mais ça arrive » à « Interdit – et tu seras traqué pour cela ». La prochaine étape devrait être un changement de paradigme – forcer la violence étatique à réagir à notre contre-violence. Ou accepter à son tour de perdre son autonomie en matière de discours et d’espaces physiques.

Après l’insurrection de décembre 2008 en Grèce, certains des participant-e-s y ont appelé à adopter la guérilla urbaine comme orientation stratégique déterminante. Cette évolution a fait l’objet d’un débat intense, mené de manière anonyme. Certaines personnes pensaient que l’extension des attaques de guérilla allait trop loin, trop vite, que la plupart des gens n’étaient pas capables de faire ce saut tactique ou ne pouvaient pas du tout le comprendre. Ils ont également estimé que les anarchistes seraient isolés et vulnérables à une répression féroce. Une autre critique était que la société grecque avait quelques références historiques à des groupes de guérilla de gauche spécialisés, mais qu’il n’y avait guère de tradition du modèle anarchiste de groupes dispersés et non avant-gardistes. En l’absence d’un tel cadre de références historiques, l’un des arguments avancés était que la nouvelle stratégie d’unités informelles et agiles ne parviendrait pas à gagner une plus grande partie de la population à la participation à des actions de guérilla. Des années auparavant, une critique de l’organisation 17 Novembre à l’encontre d’un groupe antiautoritaire était que le choix de cibles plus quotidiennes, qui correspondaient à l’analyse des anarchistes, engendrait davantage de peur que de reconnaissance dans la société, car les gens ne pouvaient pas comprendre pourquoi cette cible particulière était attaquée. C’était perçu comme problématique que la stratégie repose sur le fait que de plus en plus de personnes lancent des attaques similaires tandis que la critique nécessaire du capitalisme n’est pas répandue. Il a également été argumenté qu’une stratégie de guérilla clandestine conduirait à la spécialisation et serait spectaculaire. Elle exige un tel niveau de spécialisation et de connaissances que la grande majorité de la société ne peut pas y participer – contrairement à une insurrection à laquelle chacun peut participer à sa manière. Les actions de guérilla sont par nature spectaculaires en raison du petit nombre de personnes impliquées, ce qui fait que les attentats sont rares et que le niveau de préparation et d’effet est élevé. Leur objectif principal serait la réalité virtuelle. La manière dont une révolte urbaine se communique est essentiellement immédiate. Cependant, les attaques clandestines sont principalement vécues à travers l’œil des médias. C’est pourquoi les gens deviendraient plutôt des spectateurs de la lutte que des protagonistes, comme dans le cas des émeutes. En éloignant toujours plus le fer de lance de la lutte des réalités de la vie des gens, ceux-ci se transformeraient à la longue encore plus en spectateurs ; en même temps, l’Etat et les médias transformeraient à leur tour les attentats en spectacle et en feraient le symbole de toute la lutte. Enfin, l’Etat pourrait tout simplement éteindre la lutte en ordonnant aux médias de cesser de couvrir les attentats. Ainsi décapités, les restes de la lutte pourraient être tentés de collaborer avec la gauche institutionnelle. Les défenseurs de cette critique ont souligné que c’est exactement ce qui s’est passé en Allemagne et en Italie dans les années 1970 et 1980. Le groupe Ta Paidia Tis Galarias, converti au communisme malgré ses racines anarchistes, a enfoncé le clou en affirmant que « sur cette base, la lutte armée se retrouve en alliance avec l’État : tous deux sont mis au défi par l’activité subversive prolétarienne, dont la poursuite menace la survie des deux  ». Les partisans de la stratégie de guérilla rétorquaient que, pour se transformer en révolution, une insurrection devait l’emporter dans la lutte armée avec l’État – et qu’elle ne pouvait pas le faire sans armes.

Quoi qu’il en soit, le débat public sur la guérilla s’est éteint avec l’endormissement de l’antagonisme de classe en Grèce. Une leçon pour l’avenir pourrait être de mieux se préparer à l’ouverture d’une fenêtre historique. Car il arrive que cette heure zéro se produise, par exemple le 25 avril 1974 au Portugal, lorsque la dictature a été balayée en quelques heures par le Movimento das Forças Armadas. Ce renversement a surpris la société portugaise qui, après les premiers balbutiements d’une collectivisation des terres agricoles et de quelques entreprises, a rapidement été contrainte par la pression de l’OTAN de prendre le chemin de la social-démocratie. La résistance armée de groupes communistes comme les Brigadas Revolucionarias n’a guère pu influencer le cours des choses. Bien que les BR aient commencé dès 1971 à attaquer les installations de l’OTAN au Portugal, à échanger des coups de feu avec la police au cours desquels des fonctionnaires ont été tués et à attaquer des banques, la société n’a pas entamé la lutte contre l’OTAN. Après la fin des guerres coloniales, et donc de l’usure de son propre prolétariat dans ces guerres, la paix intérieure était stable. Même si les BR étaient encore actives jusqu’en 1980 et entretenaient des coopérations anticoloniales avec le Polisario.

La préparation de fenêtres historiques n’est pas si absurde, car quinze ans seulement après la chute du régime portugais, deux Etats européens, la RDA et la Yougoslavie, se sont totalement dissous. Mais dans ces deux territoires, cela s’est accompagné d’une montée de la violence nationaliste, dans une phase de dépression générale du militantisme d’extrême gauche due à l’effondrement du socialisme réel.

Se préparer à une situation soudaine ou prévisible, ou mieux encore, créer soi-même une situation, est une idée plus souvent formulée. Il convient ici d’aborder quelques idées soulevées par le journal Antisitema. A la question de savoir comment nous voulons agir (quantitativement ou qualitativement ?), ils écrivent « Il peut être intéressant de se pencher sur les trois domaines mentionnés ci-dessus – les réseaux d’énergie, les usines de puces électroniques, ainsi que l’exploitation minière, en particulier l’exploitation minière en eaux profondes. … Peut-être que la multiplication de différentes formes d’action – sabotages lourds de conséquences, perturbations massives, petites attaques reproductibles – nourries par une critique radicale dans la rue et une désillusion croissante vis-à-vis de la politique, peut faire en sorte que la possibilité d’agir directement contre les responsables de la destruction industrielle se répande. »

Un zine français intitulé « Blackout – Controverse sur le sens et l’efficacité du sabotage » va dans le même sens. En ce qui concerne le sabotage de masse pendant le Covid Lockdown, il est formulé ainsi : « Comment saper le contrôle technologique ? Comment provoquent un basculement de cette situation ? Quels scénarios ces sabotages ouvraient-ils ? Comment pourrions-nous envisager l’efficacité, l’organisation et l’éthique dans leur ensemble ? »

Comme on le sait, en France, de nombreux sabotages ne proviennent pas uniquement du spectre anarchiste et le zine Blackout accorde une certaine importance à l’interprétation de l’efficacité : « Simultanément, une autre proposition continue de prendre forme, une dont la stratégie est d’atteindre le champ infrastructurel, ce qui signifie les couches profondes du pouvoir. Le pouvoir du complexe guerre-recherche-industrie n’est pas indestructible, car il repose sur des infrastructures diffuses. Comprendre, identifier et détruire des infrastructures clés, c’est aussi commencer à envisager un changement radical aussi possible que possible. Bien que moins spectaculaire, cette manière d’agir présente un triple avantage : elle est moins sensible aux forces répressives ; elle peut concrètement arrêter, même temporairement, la machine techno-industrielle ; et elle empêche l’encrochement de toute direction centrale, car elle résulte du travail d’une multitude de petits groupes dispersés et autonomes. Quelles sont les stratégies qui émergent lorsque nous séparons ou combinons les perspectives anarchistes, écologistes et techno-critiques ? Comment ces stratégies intègrent-elles un élément maintenant décisif : la guerre en Europe, qui guidera et durcira l’emprise des États sur leurs populations ».

Tout d’abord, pour pouvoir parler de stratégie, il faudrait que la lutte s’inscrive dans la durée, ce qui n’est généralement pas le cas. Celui qui réagit tous les quelques mois à un nouveau thème urgent n’est alors qu’un facteur dans la stratégie de l’ennemi qui agit lui-même. Les changements deviennent possibles lorsqu’un groupe de personnes se réunit pour agir de manière contraignante sur un thème donné pendant une période prolongée. La guérilla anarchiste ne se définit pas par l’utilisation d’armes et de bombes mais par la décision de s’engager réellement et sérieusement dans un aspect des nombreuses guerres. La pratique actuelle consistant à abattre un nazi aujourd’hui, à défoncer un nouveau bâtiment demain et à incendier une voiture d’entreprise la semaine prochaine relève de la politique autonome des pompiers. C’est mieux que rien, mais pas suffisant pour répondre à l’une des questions évoquées plus haut. L’année dernière, la multiplication des attaques à l’échelle mondiale en soutien à la grève de la faim d’Alfredo Cospito a révélé l’essence du militantisme anarchiste. Elle est comprise comme un moyen tactique – ici comme une manifestation de solidarité – mais s’évapore avant de laisser des traces matérielles dans le camp de l’ennemi.

La détermination est l’arme la plus puissante de nos ennemis, pas leurs pistolets ou leurs chars. La détermination des flics, des militaires et des agents de sécurité à jeter à tout moment leur propre vie et celle des autres se dresse sur notre chemin. La guérilla anarchiste n’y répondra pas avec la même obéissance de cadavre, mais plutôt avec la détermination de suivre le chemin épuisant de la résistance : Conspirer avec des compagnons/nes malgré les embrouilles interpersonnelles, poursuivre des plans à long terme, faire des recherches perpétuelles sans obtenir de résultats rapides, se déplacer par des nuits froides dans des villes infestées de caméras, etc.

« Sur les possibilités : que ce soit à Paris pendant le lockdown ou à Grenoble quelques jours plus tard, le pas a été franchi, passant de cibles à faible valeur stratégique (car facilement remplaçables) à des cibles multiples qui, une fois coordonnées, augmentent considérablement l’efficacité d’une action offensive. Qu’il s’agisse des 100 000 personnes privées de services Internet et de téléphonie à Paris, ou à Grenoble où nous avons appris qu’une antenne supplémentaire aurait coupé l’ensemble du réseau métropolitain. Non pas que la recette soit nouvelle, mais je trouve passionnant que nous nous permettions de le penser, de le faire, de nous coordonner, de frapper en même temps et de disparaître. C’est un pas en avant, de ce que l’on peut considérer comme un conflit de faible intensité à ce qui pourrait devenir un conflit ouvert. Vu la manière dont les choses se déroulent, avec d’un côté un système omni-technologique sur-contrôlé et de l’autre, la destruction de plus en plus intense de ce que nous osions encore appeler la nature il n’y a pas si longtemps, je crois sincèrement que nous n’avons plus le temps. Pas le temps d’espérer qu’un autre mouvement social devienne incontrôlable si nous braquons assez de fenêtres ; une masse de gens de plus en plus servile deviendra une foule en colère. Pour moi, ne plus avoir de temps ne signifie pas se précipiter derrière chaque urgence (climatique ou sociale), ni suivre le flux de plus en plus rapide de la toile, être “présent” pour diffuser des “contre-informations”. Non, il s’agit de planifier des opérations pertinentes, de réfléchir en termes de stratégie. Avec notre propre temporalité et non celle du pouvoir » [5].

Tant que cette forme de guérilla n’aura pas lieu, l’apoïsme kurde continuera d’attirer les anarchistes et d’autres se perdront dans le délire d’une participation anarchiste à la guerre au service des forces armées ukrainiennes. Avant de décider de l’utilisation des armes, la guérilla anarchiste devra se pencher sur les révoltes réussies du passé. Par exemple, le soulèvement arabe contre la Turquie en 1916-1918.

Son principal initiateur, Lawrence d’Arabie, avait alors déclaré :

« Il faut renoncer à toute forme de guerre traditionnelle et mener à la place une guerre de guérilla. Celle-ci consiste en premier lieu en une négation de la guerre régulière. La notion centrale de la guerre régulière est la “guerre de rencontre”. Deux adversaires se rencontrent à un moment donné pour décider de la victoire ou de la défaite par la rencontre ordonnée de leurs armées. La guerre de guérilla n’invente pas de décision et ne cherche pas à provoquer une rencontre avec l’ennemi. La guérilla est une “guerre d’évitement”. Le guérillero se cache de l’ennemi. Il cherche à distance de sécurité l’endroit où l’adversaire est le plus faible et l’attaque à cet endroit. Sans forcer une décision, il se retire à nouveau et répète les petites attaques à un autre endroit. Il ne fait pas la guerre au sens strict, mais dérange son adversaire par les piqûres d’aiguilles constantes de l’embuscade, du sabotage et de l’attaque, jusqu’à ce que celui-ci s’effondre, démoralisé dans tous les sens du terme. »

Selon Lawrence, le fait que l’Arabie soit un pays de religion révélée, qui possède une immense force de désir de liberté – quasiment comme un reflet de l’aridité du désert dans l’esprit – a été un facteur favorable. Lawrence a utilisé cette force prophétique pour se révolter en utilisant une stratégie d’embuscade permanente. Il s’agissait moins de conquérir des territoires que de faire naître un désir de liberté. Bien sûr, il ne faut pas oublier que Lawrence agissait au service du gouvernement britannique, mais le désir de liberté des insurgés était authentique et leur détermination plus grande que celle du pouvoir colonial turc.

En 2024, l’Allemagne et l’Europe sont parsemées d’équipements, d’installations, de véhicules et de responsables des massacres aux frontières, en Ukraine, en Palestine, au Kurdistan, des guerres coloniales sur les autres continents…

L’initiative “Switch off ! The system of destruction” a fourni un exemple positif et réalisable de coordination d’un cadre d’action. Se hisser à une qualité d’action qui va au-delà du symbolique, comme cela est formulé depuis la forêt d’Atlanta, nécessite une référence plus forte les uns aux autres. Aussi bien dans les textes publiés que dans les contacts informels entre protagonistes anonymes*. Pour ne pas tomber dans une frustration prématurée face à l’absence de changements, il faudrait s’orienter vers le cadre temporel de l’EZLN : comme on le sait, ils ont préparé le soulèvement armé pendant dix ans dans la jungle.

Réduire les frappes efficaces contre la machine de guerre à une perspective militariste empêche l’émergence d’une guérilla anarchiste. Malgré toute la sympathie pour la résistance en Turquie et malgré la reconnaissance des attaques importantes contre le régime AKP, le Halkların Birleşik Devrim Hareketi (HBDH) veut autre chose que nous si « dans la lutte des peuples en Turquie et au Kurdistan contre le fascisme AKP/MHP, il est l’avant-garde de la révolution. La HBDH remplira sa mission de précurseur. Elle éveillera correctement la conscience des travailleurs et des peuples. Elle les soutiendra et les guidera dans leur organisation ». Son utopie, « elle dirigera et stimulera les actions et mobilisera les gens à cet effet. Le HBDH est une force de combat avant tout. Contre le fascisme de l’AKP/MHP, elle représente l’avenir, l’espoir, la volonté, la liberté et la démocratie de la Turquie. Le HBDH est la force qui renversera ce fascisme » [6], comble le vide de l’absence de pratique sociale et armée anarchiste.

Ainsi, la forme de résistance à la guerre qui change la réalité n’est-elle possible qu’au prix de la dialectique du pouvoir de gauche, telle qu’elle s’exprime dans la bouche des groupes kurdes ?

« Lors de nos discussions avec des camarades des Trois Internationalistes, nous nous sommes toujours heurtés au thème des alliances tactiques, souvent inévitables en situation de guerre pour devenir une force. Bawer, qui a connu Finbar au Rojava, a établi un parallèle avec l’époque où il combattait aux côtés du mouvement kurde à Raqqa et a décrit la situation des anarchistes en Ukraine de la manière suivante : “Pour construire sa propre unité en tant qu’anarchiste, il faut serrer la main à des forces comme l’État ou à des groupes indésirables. Mais cela ne signifie pas que l’on perd ses principes. Beaucoup de gauchistes occidentaux ne peuvent pas supporter cette contradiction” [7]. »

Supporter les contradictions est en effet une condition nécessaire pour permettre à l’action autonome de petits groupes de faire un pas en avant. La tendance actuelle dans certains milieux à mettre de côté toute contradiction va cependant à l’encontre de la conquête de la liberté après la fin de la violence. S’il est évident que la guerre menée par Israël contre la population palestinienne nécessite une résistance armée, c’est la non-pratique sans conséquence de l’anarchie, avec son absence mentale sur les champs de bataille, qui ressort de la solidarité souvent non critique. Là où l’on discute de la guerre, donc de la vie et de la mort, il est nécessaire de s’assurer de son propre contenu. Lorsque, par exemple, le leader de la brigade Saraya Al-Quds – Tulkarem répond huit fois par Dieu à cinq questions lors d’une interview , cela exige de nous, dans le Nord mondial sûr, une véritable prise de position au lieu de phrases creuses (si nous sommes sérieux en ce qui concerne la solidarité pratique).

Afin d’apporter une réponse aux questions évoquées au début, le développement d’une guérilla anarchiste est suggéré. Cela ne nécessite pas de déclaration fondatrice ni d’acronymes. Elle ne se définit pas par la question de l’armement ou de l’escalade souhaitée de la violence, mais se caractérise par la détermination des acteurs impliqués à construire une structure engagée et à long terme, capable d’agir face à la guerre menée d’en haut. Seul cet enchaînement : détermination – engagement – organisation dans une structure collective amène à s’interroger davantage sur le choix des moyens ou l’orientation stratégique. Ce qu’il faut également combattre, c’est l’incroyable succès que le système capitaliste obtient chaque jour lorsqu’il présente la guerre dans la conscience des masses comme une guerre de nations et de religions – et cache ainsi sa véritable nature de guerre de classes.

Traduction de Warten auf die anarchistische Guerilla…, publié le 13 mai 2024 sur Indymedia-DE .

A propos de la capacité d’agir anarchiste. Une réponse au texte "En attendant la guérilla anarchiste..."

« Afin d’apporter une réponse aux questions évoquées au début, le développement d’une guérilla anarchiste est suggéré. Cela ne nécessite pas de déclaration fondatrice ni d’acronymes. Elle ne se définit pas par la question de l’armement ou de l’escalade souhaitée de la violence, mais se caractérise par la détermination des acteurs impliqués à construire une structure engagée et à long terme, capable d’agir face à la guerre menée d’en haut. Seul cet enchaînement : détermination - engagement - organisation dans une structure collective amène à s’interroger davantage sur le choix des moyens ou l’orientation stratégique. Ce qu’il faut également combattre, c’est l’incroyable succès que le système capitaliste obtient chaque jour lorsqu’il présente la guerre dans la conscience des masses comme une guerre de nations et de religions – et cache ainsi sa véritable nature de guerre de classes. »

En attendant la guérilla anarchiste ?

Il y a quelques semaines, un texte intéressant a été publié sur des sites de contre-information allemands. « En attendant la guérilla anarchiste...  » est une proposition de discussion qui suggère ni plus ni moins que le développement d’une guérilla anarchiste asymétrique et informelle. Hop, s’exclameront probablement plus d’un, et en effet, le texte a de quoi séduire. Je vais maintenant aborder certains points. Il est vrai que j’ai apprécié le texte – il discute de perspectives, il ne répète pas les sempiternels mantras et il a un horizon international et historique. Toutes choses qui font défaut à de nombreux textes anarchistes de nos jours. Alors, quelles questions le texte soulève-t-il ?

En référence au texte nord-américain « Developing Incisive Capacity : Making Actions Count », le texte s’intéresse d’abord à la question de savoir dans quelle mesure les anarchistes peuvent développer une capacité d’action face aux guerres qui nous entourent : « Même contre les systèmes étatiques responsables de manière déterminante des massacres actuels – OTAN/UE/Israël/Iran/ Russie – (et leurs profiteurs), les milieux anarchistes ne développent jusqu’à présent aucune pratique qui pourrait avoir une influence sur le cours de l’histoire ». Le texte constate donc une insatisfaction et un manque face à l’absence ou à l’insuffisance d’interventions percutantes contre la guerre. Ce mécontentement s’accompagne d’une prise de distance vis-à-vis du PKK (avec lequel les auteurs sympathisent tout de même) et d’autres groupes militaristes. Comme le titre le laisse supposer, le texte ne tourne pas autour du pot et part de cette problématique pour discuter de la création d’une guérilla anarchiste, qu’il propose d’ailleurs en toute logique. Mais qu’est-ce que cela signifie, la création d’une guérilla anarchiste ? Qu’est-ce qu’une guérilla ?

Guérillas autoritaires et guérillas anarchistes

Il est tout d’abord utile d’approfondir l’analyse de ce que nous entendons par guérillas anarchistes ou du moins anti-autoritaires. Le mot guérilla, diminutif du mot espagnol guerra, est en effet un réservoir d’interprétations et de conceptions de la lutte et de la guerre qui ne pourraient pas être plus divergentes. Le point commun de toutes ces interprétations est qu’elles impliquent des tactiques de guérilla.

Les tactiques de guérilla désignent l’action de petits groupes agiles qui connaissent le territoire, qui réalisent des embuscades ou des sabotages, qui disparaissent rapidement et qui peuvent ainsi plonger dans le chaos une formation militaire plus grande et plus rigide. Mais là s’arrêtent rapidement les points communs, car qui utilise ces tactiques et pourquoi, peut varier fortement. Ainsi, les tactiques de guérilla peuvent également être utilisées par des armées d’État pour affaiblir l’ennemi. De même, des groupes peuvent utiliser des tactiques de guérilla et cacher ainsi qu’ils font en fait partie d’une construction étatique (voir les YPG au Rojava). Ou des groupes peuvent prendre les armes pour n’importe quelle raison, mais cela ne signifie pas qu’ils utilisent des tactiques de guérilla (voir les anarchistes en uniforme en Ukraine, qui sacrifient leur vie pour la démocratie dans les tranchées). Une tactique est justement une tactique et ne dit rien sur la perspective des acteurs.

L’anarchiste John Olday développe un point de vue intéressant sur le débat dans son article publié en 1976 « Trotz Alledem. Une polémique sur la guérilla ». Dans cette polémique, il argumente que les tactiques de guérilla ont toujours fait partie des mouvements et des soulèvements insurrectionnels et que la généralisation du sabotage a toujours été une référence forte dans l’histoire de l’anarchisme. Il cite divers exemples historiques et argumente finalement que les générations de guérilla urbaine des années 1970, avec leur réinterprétation de la lutte de guérilla, ont en fait utilisé des méthodes anarchistes, mais les ont habillées d’un discours maoïste. Son texte est un plaidoyer pour s’approprier les tactiques de guérilla et les intégrer dans la lutte insurrectionnelle, au lieu de les laisser aux groupes autoritaires qui s’isolent de plus en plus dans leur lutte armée avec l’Etat. En ce sens, une distinction claire entre guérillas anti-autoritaires et guérillas autoritaires est nécessaire, justement parce que ces concepts ont toujours été historiquement confondus, ce qui est probablement l’une des raisons pour lesquelles de nombreux anarchistes ont des scrupules à se référer à ce concept, car il leur semble sentir le militarisme dès le départ.

Selon l’interprétation idéologique, les structures de guérilla autoritaires ont pour but de conquérir le pouvoir d’État. Que l’on parle de Che Guevara, des FARC ou du PKK, dans les rangs des guérillas autoritaires, il y a des cadres, des grades et des ordres, des chefs et des futurs postes ministériels, des négociations avec l’État et des recrutements forcés, des exécutions de déserteurs (« traîtres ») et des « prisons du peuple ».

A l’opposé, il y a la guérilla anarchiste. Le texte « En attendant la guérilla anarchiste » se réfère par exemple à la guérilla anarchiste contre Franco ou aux groupes de guérilla urbaine anarchistes en Grèce qui ont vu le jour après la révolte de décembre 2008. Dans ces groupes, il n’y avait théoriquement pas de grades, d’insignes, d’ordres et d’ambitions de conquérir l’État. Pourtant, si l’on considère les deux exemples, la tendance à la centralité, à la rigidité et aux luttes de pouvoir se reflète dans les deux exemples. Ainsi, la lutte anarchiste contre la dictature franquiste dans les années qui ont suivi la révolution espagnole de 1936 (au cours de laquelle les anarchistes ont effectivement conquis l’Etat et occupé des postes ministériels, oups, et ce en partie avec des tactiques de guérilla) a été dirigée par la CNT en exil, qui a tenté de maintenir toute la résistance sous sa coupe. Les attaques et les actions de guérilla dans la France démocratique et sûre de l’exil étaient explicitement interdites. Toute action en Espagne devait être approuvée par les chefs de la CNT. Les actions des guérilleros anarchistes se trouvaient donc dans un rapport de tension permanent, passant outre la volonté de « l’organisation » (par exemple en attaquant des banques à Lyon) ou en s’organisant de manière informelle loin de celle-ci.

Les guérilleros anarchistes comme Sabaté ou Caracremada agissaient parfois explicitement contre la volonté de l’organisation ou, comme ce dernier, explicitement dans de petits contextes autonomes ou seuls, loin de l’organisation. L’histoire du groupe de guérilla urbaine grec CCF [8] est également une histoire de centralisation. Alors qu’il s’agissait au début d’une coordination de différents groupes et individus jouissant d’une grande autonomie et utilisant différents sous-noms, il y a eu après un certain temps une centralisation et le groupe n’a plus agi après quelques années que comme un groupe fixe avec un nom fixe. Lorsqu’une partie de ce groupe a été critiquée en prison par un compagnon qui se trouvait également dans la même prison pour avoir fait cause commune avec des mafieux et s’être en partie organisée de la même manière, le collectif n’a rien trouvé de mieux que de battre le critique à coups de 29bâton dans la cour à la manière stalinienne et de rédiger un communiqué de revendication à ce sujet. Cet acte reflète une certaine attitude militariste typique des groupes centralisés qui veulent étouffer la critique. Soit tu es avec nous – soit tu es contre nous.

Nous ne voulons pas comparer la CNT et la CCF – d’autant plus que dans le premier cas, il s’agissait d’une subversion de l’organisation hiérarchique par des dynamiques informelles et dans le second d’un regroupement informel avec un acronyme qui s’est peu à peu transformé en une des organisations rigides, c’est-à-dire exactement ce qu’ils voulaient combattre – mais nous voyons dans les deux groupes et leurs luttes armées respectives un conflit avec le problème de la centralisation – une caractéristique typique du militarisme, un danger qui guette dans la proposition de la lutte de guérilla. Ainsi, les groupes de guérilla se trouvent toujours en tension avec la militarisation et le durcissement internes –

Voir en ligne : Infokiosques

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