Récemment j’ai eu la déconvenue de passer 3 heures en réunion avec un homme cisgenre blanc hétérosexuel valide. On avait pour mission de dégager une sorte de protocole d’hébergement, car l’envie collective, alignée à nos valeurs, est de proposer à titre temporaire la sécurité et le confort de notre occupation temporaire conventionnée à des personnes qui en auraient besoin.
La discussion a traîné des mois durant, le collectif a été secoué d’évènements divers, de vas et de viens qui ont empêché à ce groupe d’une dizaine de personnes de se poser autour d’une table pour réfléchir concrètement au comment, au pourquoi et au qui.
Puis nous l’avons eue, elle s’est très bien passée. Nous avons pu délimiter une marche à suivre, avec des limites claires, consensuelles, évidemment modifiables dans le temps et selon le contexte. Nous nous sommes mutuellement écouté-e-s, entendu-e-s, compris-e-s autant que possible, et je pense que nous en sommes toustes sorti-e-s plus assuré-e-s que les choses se passeraient bien.
Et pourtant. Il y avait cet homme cisgenre blanc hétérosexuel valide. Pendant la majorité de la réunion, Michel (appelons-le Michel) s’est montré agacé, sans jamais expliquer d’où lui venait ce sentiment. Alors que nous définissions ensemble un protocole d’hébergement qui prenne au sérieux les limites et besoins de toustes, lui insistait sur le risque de ne pas reconnaître le racisme dont nous sommes imprégné-e-s et qui, selon lui toujours, motivait jusqu’à cette réunion même. En clair, il faisait peser sur chaque limite personnelle exprimée le soupçon d’un penchant raciste inavoué. Puisque les personnes ayant le moins accès à un toit sont malheureusement des personnes racisées, réellement ou perçues comme étrangères et associées à un imaginaire de la menace physique et idéologique patente, vouloir prédéfinir formellement un cadre d’action lui semblait relever de la discrimination la plus crasse.
Pour la petite histoire, j’ai pu, moi trans FtM non binaire blanc et valide, me sentir infiniment proche de lui émotionnellement, et vouloir défendre ses intérêts envers et contre tout. Lors de cette réunion, j’ai amèrement regretté de lui avoir fait confiance une seule fois dans ma vie. C’est un peu mélodramatique, mais si j’avais pu lui hurler ses 4 vérités à ce moment-là sans risquer de passer pour l’hystérique de service (oui c’est encore un risque dans nos milieux squat no border queer), je l’aurais fait. Mais je me suis tu. Je n’écris pas cet article pour expliquer mon silence. Plutôt, je l’écris pour dire à qui veut bien le lire ce que j’aurais dit si j’avais osé parler.
Premièrement, je suis féministe. Même, je suis transféministe. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Ça veut dire que je considère qu’il faut nommer clairement et sans détour les discriminations auxquelles nous, les personnes minorisées et stigmatisées, devons faire face au quotidien (parce qu’on ne peut pas se battre efficacement contre ce qui n’a pas de nom). Ça veut dire que je considère le silence comme un acte clair de complicité avec le pouvoir hégémonique, et la complaisance comme une attaque directe contre nos communautés plurielles. Ça veut dire que je m’oppose à tout humanisme, qui ne voit ni les couleurs ni les genres, qui dit des phrases comme « on est tous les mêmes » et « l’amitié peut naître partout » quand on essaie de discuter de manière constructive des entraves systémiques à nos libertés. Ça veut dire que je suis convaincu, irrévocablement, que les hommes cisgenre hétérosexuels ne sont pas en capacité de comprendre en profondeur le concept d’oppression, et que notre libération n’est, in fine, PAS dans leur intérêt concret. En tout cas pas à court et moyen termes. Ça veut dire que je conspue les valeurs de charité et de fraternité, si chères à tous ces Michels gauchos zikos qui parlent franglais en écoutant de la cumbia.
Ça veut dire qu’être féministe ne signifie pas manquer d’humanisme, mais reconnaître sa position située dans l’espace social, et son vécu personnel comme une trajectoire parmi toutes les autres.
Ça veut dire, enfin, que je vois DES lutteS plutôt qu’une seule, qu’elles convergent mais qu’elles ne sont pas toutes de la même nature, que je ne peux pas prendre la parole tout le temps et pour tout le monde, que je ne comprends de l’intersectionnalité que ce que j’en lis et en expérimente, mais qu’il y a encore une infinité de couches que je ne saurai jamais voir, et que c’est pour cette exacte raison que je considère que quand quelqu’un-e parle d’un besoin, d’une limite, d’une sensibilité quelle qu’elle soit, je m’engage comme acte politique à l’écouter même sans en comprendre exactement l’origine, car l’écoute est la seule façon d’illuminer mes angles morts. Quand on construit un projet politique, aussi banal et modeste soit-il, mon transféminisme me pousse à vouloir prendre en compte les sensibilités les plus hautes, pour éviter l’exclusion.
C’est mon transféminisme qui me donne envie d’héberger. En plus de ma haine non dissimulée de tous les dispositifs de surveillance, réclusion, tri, punition et expulsion liés à la frontière.
Je le dis pour commencer – que je m’inscris dans les mouvements et réflexions transféministes – parce que c’est avec ces apports que vient toute la réflexion qui suit.
Alors pourquoi cette réunion m’a fait regretter ma sincère complicité passée avec Michel ?
D’abord parce que faire peser sur moi et l’ensemble des personnes présentes le soupçon de l’impensé raciste, c’est jouer la carte humaniste, et c’est grotesque.
Pour un peu de contexte : à un moment, j’ai souligné que les personnes hébergées, a fortiori si elles sont sans-papiers ou en demande de protection internationale (demande d’asile – DPI), ne partagent pas nos nombreux privilèges et sont donc en position de subordination par rapport à nous, le groupe des hébergeureuses. Que le reconnaître, c’était refuser de s’emmêler les pinceaux en lissant un débat qui gagne au contraire à être considéré avec ses reliefs, pour mieux comprendre contre quoi on se bat. La réponse de Michel n’aurait pas dû me surprendre autant : attention, on est quand même toustes des êtres humains, il ne faut pas non plus essentialiser les gens, mettre trop de limites c’est aussi peut-être s’interdire une fluidité qui existe de toute façon partout.
La carte humaniste. D’abord, rhétoriquement, c’est bien joué, parce qu’en me répondant qu’on est QUAND MÊME toustes des êtres humains, il signale implicitement que j’ai dit l’inverse. Qu’au fond, je délivre un message subliminal essentialisant et raciste qui consiste à dire qu’ILS et ELLES ne seront JAMAIS comme NOUS et qu’on ne peut pas faire semblant. Que nous faisons partie de castes hémertiques l’une à l’autre, et que ce sera toujours comme ça. Là où c’est malhonnête, c’est que je n’ai jamais dit ça. Et pour être clair, je ne l’ai jamais pensé. Là où c’est politiquement critiquable, c’est que ça vient faire peser le soupçon du racisme intériorisé à toute réflexion sur les privilèges et la position des individus dans l’espace social. Donc, ça criminalise la posture féministe de refus de l’universalité. Soudainement, Michel réprouve qu’on réfléchisse à ce qui fait qu’on domine la relation accueillant-e-s/accueilli-e-s, parce que ce serait équivalent à dire ILS/ELLES versus NOUS, et ça c’est pas beau. La suspicion de Michel rend tabou l’intégralité du débat, désormais tout risque potentiellement d’être perçu comme une appétence pour les idées de l’extrême-droite, ou plus probablement comme de l’ignorance.
Or, dire que nous sommes blanches et blancs, que ceci nous confère une facilité d’existence qui n’est pas partagée par toustes, et qu’il est important de ne pas l’invisibiliser par angélisme, ce n’est pas manquer d’introspection, bien au contraire.
Dire que finalement tout le monde est pareil, ça, c’est manquer d’introspection.
Bizarrement, c’est toujours les hommes blancs cisgenre hétérosexuels qui nous chantent ce refrain. Je me demande pourquoi.
Ah non je sais. Quand on a aucune expérience de la violence systémique, on ne voit pas ce qu’il y a à voir. Par exemple, si je marche dans la rue avec une personne racisée, elle va probablement subir au moins une micro-agression (un regard, un geste, un mot, une intonation, une vanne) que je ne vais pas reconnaître en tant que telle parce que, de un, je n’en suis pas la cible, et de deux, je n’ai pas les yeux pour la voir. Puisque je vis à l’extérieur du champ de la discrimination raciste, je n’ai aucune idée des formes qu’elle peut prendre, qui sont pourtant incroyablement nombreuses et omniprésentes. Il ne s’agit pas seulement d’avoir lu dans un bouquin que les personnes racisées ont structurellement moins accès à l’éducation, au logement, à la santé, à la mobilité (géographique et sociale), à la citoyenneté, à la liberté de culte, à la tranquillité dans l’espace public, etc. Il s’agit de comprendre que le racisme est une idéologie dont la naissance est bien antérieure à celle des sciences humaines qui l’étudient, et que chaque seconde de la vie d’une personne racisée en est inévitablement chargée. Même si je ne le vois pas.
De la même manière, un homme cis qui marche à côté de moi (qui ai un passing féminin) ne se rendra pas compte des micro-agressions dont je ferai l’objet. Et encore, cet exemple est un peu bancal, étant donné que la présence d’un homme, ou de toute personne perçue comme tel, me protège d’un grand nombre d’entre elles grâce à la croyance merveilleusement tenace selon laquelle les hommes possèdent les femmes et qu’une femme en présence d’un homme est donc sous sa tutelle, sa protection, son joug, et que toute approche pourrait se solder par une réaction violente de la part de l’homme, que dis-je, du propriétaire, de ladite femme. Donc, fatalement, je suis moins susceptible de subir des micro-agressions sexistes et misogynes en présence d’un homme cis ou d’une personne perçue comme tel.
Bref. Ne pas s’égarer.
Ce qui me fâche quand j’entends qu’on est quand mêmes toustes des êtres humains, c’est que ça retourne contre nous-mêmes notre volonté de déconstruire nos privilèges. Cette démarche louable (si elle ne s’arrête pas à énoncer notre chance mais va jusqu’à en faire concrètement quelque chose, partout où c’est possible, dès que c’est possible) devient une arme anti-organisationnelle. Ne parlons pas de nos limites personnelles, nous ignobles personnes blanches privilégiées. Notre blanchité nous interdit la parole, nous n’avons plus qu’à silencieusement faire, surtout toujours être dans le faire, sans nous plaindre, sans parler de nos petits traumas ridicules, il y a pire que nous, bien pire, ôôôh que oui nous ne sommes rien sur l’échelle de la discrimination, alors souffrons en silence pour râcheter nos faûûtes originelles.
Non.
J’en viens à la deuxième raison de ma frustration. L’autoflagellation judéo-chrétienne, qui vient substituer la blanchité à la pomme croquée, nous dire que le péché ne pourra jamais être racheté et qu’il faut souffrir, souffrir, souffrir encore pour espérer passer côté Paradis au moment du Jugement Dernier, non. Être blanc n’est pas un péché. Être blanc est un fait. Aucune volonté divine à aller chercher. Aucun affront au divin non plus. Juste un statut politique très – extrêmement – avantageux.
Prêcher l’autoflagellation pour sa blanchité, c’est vraiment dépolitiser le débat. Aplanir ce qui ne doit pas l’être au lieu de se demander ce qu’on en fait. C’est une vaste question à laquelle je ne prétends pas avoir trouvé de réponse adéquate, mais il faut tout de même dire les choses : en FAIRE quelque chose, de tous ces privilèges qui s’enchaînent et qui s’empilent pour créer des trônes indestructibles, oui, mais comment, et quoi ? À mon avis, on s’arrête bien trop souvent, par fainéantise intellectuelle, au constat. Je suis blanc mais j’ai ouvertement dit que j’en étais conscient, ainsi que des privilèges que ça implique pour moi, donc ça va. Je suis intouchable.
Non.
Mais je m’égare encore. Instrumentaliser notre blanchité (nous sommes un collectif composé exclusivement de personnes blanches) pour nous culpabiliser et prévenir toute volonté individuelle ou collective de parler de ses doutes et de ses craintes, c’est de la censure. C’est dire que nos peurs et notre besoin de confort n’ont pas leur place dans la discussion, parce qu’il y a pire que nous. On ne pourrait pas « se plaindre », parce qu’il y a pire que nous. Dans la tête d’un homme cisgenre blanc hétérosexuel de gauche, avoir une chambre de libre est tout ce qu’il est nécessaire de réunir comme conditions pour rendre possible l’hébergement. Tout le reste, c’est du caprice. Qu’importe si plusieurs, voire toustes parmi nous, avons déjà subi des agressions et tentatives d’agressions sous notre toit, qu’importe si nous avons été blesséx profondément dans notre capacité à faire confiance à l’autre, qu’importe si nous avons des troubles anxieux ou que nous sommes en dépression, qu’importe si nous avons peur que nos finances ne suivent pas, qu’importe que nous ayons du mal à nous sentir en sécurité jusque dans notre chambre ? Qu’importe tout ça puisque nous avons une chambre de libre, des draps, et que la misère du monde est à notre porte ?
Ne pas connaître la misère du monde ne signifie pas que nos douleurs et nos questions ne sont que les meubles d’une salle qui se trouvait trop vide. Dans un esprit transféministe, chaque expérience a une valeur intrinsèque, qui ne dépend nullement de la fréquence ou la quantité de violence observable à laquelle nous sommes confrontéx chaque jour. Il y a une infinité de vies que nous ne vivrons jamais, que nous ne toucherons même jamais du doigt, et ça ne veut toujours pas dire que nous n’avons pas le droit à la parole. Notre ignorance de classe (en tant que personnes blanches, nous ne voyons pas ce que nous ne voyons pas des discriminations racistes que nous participons à infliger et reproduire) est justement le produit de notre position située dans l’espace social, position dominante qui ne doit jamais être ignorée. Ce serait une double violence. Une violence de blanc. Encore une. Et s’autoflageller pour être blanc et blanches, ce serait se foutre de la gueule du monde. Et ramener continuellement la lumière sur nous.
C’est pour ça que je trouve si important de se rappeler nos privilèges (sans s’y arrêter et s’imaginer qu’on a changé le monde en l’énonçant).
Ce qui m’amène à mon troisième argument : nom d’un chat quel nombrilisme ! NOUS devons accueillir sans condition (ou le moins possible), quitte à nous écraser et rapetisser nos espaces de confort et de sérénité, parce que NOUS sommes blancs et blanches, que NOUS avons fauté, NOUS misérables militantx trop médiocres pour être autre chose que blancs et blanches.
En somme, sans filtre, ça veut dire qu’il faudrait héberger pour se consoler soi d’avoir le rôle des méchantx. Pour flatter nos égos fragiles incapables de penser le système raciste autrement qu’avec nos lunettes de petits rois et petites reines, obsédéx à l’idée de pouvoir prouver que NOUS on n’est pas comme ça, NOUS on fait les choses bien parce que PAS TOUS LES BLANCX.
Imaginer une colocation d’hommes cisgenre hétérosexuels voulant héberger à tout prix des personnes FLINTA parce qu’ils ne sont que de méchants hommes qui n’ont pas choisi de vivre sous cette pluie continue de privilèges et qui veulent racheter leur faute. À titre personnel, il faudrait vraiment que je sois dans une situation dramatique pour accepter leur aide, et ainsi leur offrir le crédit qu’ils cherchent désespérément à s’acheter.
En ce qui me concerne, je veux héberger si et seulement si mes besoins sont entendus et mes limites respectées. Je veux me sentir chez moi là où j’habite. Et je ne vois pas comment un lieu de vie collective, quel qu’il soit, puisse être accueillant et sain pour quiconque s’il fait l’économie du soin mutuel et de l’ouverture d’esprit que nécessite à mon avis tout collectif pour fonctionner sur le long terme.
Il faut voir les choses en face : si nous ne sommes pas bien chez nous, il y a peu de chances que d’autres s’y sentent à l’aise. Or, une autre chose est à regarder en face : les personnes qui auraient temporairement besoin d’un toit n’ont pas réellement besoin QUE de ce toit. Les célèbres sans-abri et autres sans-domicile n’ont pas besoin de quoi survivre aux intempéries. Iels ont besoin d’un chez-soi. D’une extension d’elleux-mêmes où le mode « survie » peut être désactivé. D’un endroit sur lequel iels puissent intervenir, décorer, aménager, faire en sorte que l’espace ressemble à ce qu’iels sont. Tout comme les sans-papiers n’ont pas besoin de papiers. Iels en ont plus que n’importe qui. Iels ont besoin de la reconnaissance de leur humanité, du respect inconditionnel de leurs droits fondamentaux, de l’accès à la citoyenneté et à la sécurité.
Encore une raison de ne pas simplifier le débat outre-mesure. Trouver des raccourcis pour tout (SDF, sans-papiers) peut nous faire oublier de regarder ce qui est véritablement en jeu.
Considérant tout ça, il est à mon avis hypocrite et irresponsable de vouloir héberger à tout prix, sans se poser d’autres questions sur les conditions de notre bien-être en tant qu’accueillantx. C’est dire, en sous-texte, que « ces gens-là » n’ont que des besoins matériels clairement identifiables, ce qui, de fait, les déshumanise. C’est aussi instrumentaliser la notion d’habitat, de chez-soi, pour trouver notre lot de consolation au fait d’avoir eu le « mauvais goût » d’être blancs et blanches. C’est dépolitiser nos luttes, parce que ça revient à dire que c’est l’échelle individuelle ou du moins microsociologique qui prime, qu’on doit faire notre part et ne pas se soucier du reste, et donc invisibiliser le caractère systémique de, à vrai dire, absolument tout ce qu’on dit vouloir combattre. Ça revient à fermer le robinet quand on se brosse les dents, histoire de « faire notre part », et ne jamais se renseigner le moins du monde sur le rapport entre exploitation des ressources terrestres et maritimes et régime capitalisme post-industriel.
En fait, c’est faire l’autruche, tout en brandissant une pancarte qui dit « regardez comme je milite bien ». Et à mon avis, c’est grave, parce que sur cette pancarte on met tous les mots-clés (SDF, sans-pap, raciséx, etc.) qu’on veut pour avoir l’air de ce qu’on veut, on s’achète une street crédibilité militante, tout en ne comprenant souvent pas grand-chose aux vies qui se cachent derrière les mots-clés.
Or ce sont bien des vies et des histoires personnelles que ces mots trop entendus désignent. C’est mon prochain argument. En adoptant ce discours misérabiliste (IELS souffrent tellement, NOUS n’avons pas le droit d’exiger quoi que ce soit), on se rend coupables d’essentialiser les identités. On ne parle de cet Autre, celui ou celle qu’on veut héberger, qu’en termes sensationnalistes, sous l’angle de la Très Très Grande Misère, comme si elle faisait partie inhérente de son parcours de vie, alors que c’est le système auquel nous participons qui crée les conditions de cette misère. Si nous DEVONS héberger parce qu’IELS souffrent trop et nous si peu, on s’interdit toute réflexion sur la portée politique de notre action. On ne pense qu’à la trajectoire individuelle, et surtout à notre sacro-sainte tranquillité d’esprit d’y avoir si momentanément et si modestement remédié. Si nous LES hébergeons parce qu’iels sont tristes, au lieu de le faire pour palier au fait que notre système capitaliste exclut certaines personnes de la citoyenneté et de l’habitat digne pour mieux les exploiter et donc en tirer davantage de profit, on héberge « le Pauvre » au lieu de la victime contextuelle d’un système nécropolitique. Autrement dit, on héberge par sens moral (judéo-chrétien) plutôt que par conviction politique. On se rassure, on ne proteste pas. On se console, on ne change rien. Et on s’interdit même la curiosité d’apprendre à voir dans l’accueillix autre chose que sa position subordonnée (qu’on confond avec son identité), puisqu’on a besoin qu’il reste intrinsèquement triste pour continuer à, nous, être intrinsèquement de bons blancs et de bonnes blanches.
C’est en cela exactement la même logique que dans le secteur professionnel humanitaire. On dit vouloir mettre fin à la faim dans le monde, par exemple, mais en vérité on se paie (entre blancs et blanches, et surtout entre hommes cis bien sûr) des salaires faramineux, mensuellement, pour y mettre fin, et donc évidemment qu’on gagne à ce que la faim ne disparaisse pas tout de suite histoire de se sécuriser une retraite confortable. On dit combattre un système dont en fait on bénéficie ostentatoirement. La Victime doit rester Victime, sinon nous ne sommes plus des Sauveurs et Sauveuses. Et ça, renoncer au beau rôle et prendre ses responsabilités, nous les blancs et blanches, on veut pas trop.
Moi, la Veuve et l’Orphelin, je m’en fous. Et on n’est pas dans Koh-Lanta. L’urgence, oui, bien sûr qu’elle existe. Mais on est de toute façon dans l’absolu privilège de choisir parmi les urgences celles qui nous touchent le plus, nous parlent le plus, nous offusquent le plus, et de se concentrer sur elle au détriment des autres. Alors autant se poser et réfléchir. La réflexion est constructive, et n’est pas le contraire de l’action. Opposer les deux, c’est complètement viriliste. Je m’explique : le virilisme, c’est ce qui caractérise la masculinité hégémonique. C’est une pensée hiérarchique, qui valorise ce qui est considéré comme masculin, et dévalorise ce qui est considéré comme féminin. C’est considérer que faire est mieux que penser, et ne voit pas de rapport entre les deux. C’est trouver que monter sur une barricade c’est plus militant, plus concret, que de passer 3 semaines à rédiger une BD de vulgarisation sur le commerce d’armement vers Israël, ou sur la charge sexuelle dans les couples hétérosexuels. C’est ce qui fait que, même ici et maintenant, en 2024, la majorité des personnes qui prennent la parole en manif, pendant les réunions militantes, au sein de nos collectifs, sont des hommes cis. Le virilisme glorifie une minorité d’actes et de moments de nos luttes (là où les militants cis masculins sont le plus représentés) et en disqualifie, invisibilise voire méprise la majorité. Pour revenir à l’hébergement, considérer que la réflexion sur nos privilèges individuels et collectifs, nos espaces, nos possibilités concrètes, nos envies, nos limites c’est retarder l’action, c’est à mon avis l’une des idées les plus dangereuses qui soit. Parce que comment ne pas reproduire les rapports de pouvoir si on ne s’y penche pas un petit peu sérieusement ? Comment faire pour avancer si on refuse de réfléchir au sens du courant ? Le virilisme ne propose rien à part de l’agitation. C’est l’allégorie de la poule sans tête. Mais c’est un pari gagnant, malheureusement. Parce qu’en brassant l’air on s’achète l’image de cellui qui se bouge, et la plupart du temps c’est tout ce qui compte.
Bien sûr que la réalité n’est jamais aussi tranchée et binaire. On ne fait jamais rien sans y avoir au moins un peu réfléchi avant (en tout cas j’espère), et réfléchir étant à mon avis une action concrète, on est dans le faire tout le temps, en fin de compte. Mais sur la question de l’hébergement comme sur tellement d’autres, le virilisme nous empêche de construire, il ne fait que, justement, choisir le côté le plus visible de la binarité d’action, et s’en faire un étendard.
C’est puéril. C’est contre-productif. C’est égoïste.
Et enfin, en dernier cri du cœur, j’ajouterais que la critique sous-jacente de Michel, selon qui nos sensibilités sont des caprices d’enfants gâtéx face à la Très Très Grande Misère, est parfaitement psychophobe. Au-delà d’être essentialisant aussi, et stupidement manichéen (les blancs et blanches sont des Pourrix-gâtéx, les personnes racisées sont des Victimes éternelles), ça relègue au rang de fond sonore toutes les souffrances psychiques dont nous pourrions souffrir. Qu’est-ce que ton petit trouble anxieux face au polytraumatisme d’un type qui a dû boire de l’eau mélangée à du gasoil pendant 2 semaines dans le désert de Libye et traverser la mer Méditerranée sur un rafiot surchargé ? Je pense que ça n’aide personne de minimiser une souffrance, en l’occurrence ni la personne souffrant d’un trouble anxieux, ni le type polytraumatisé. Recouvrir d’un vernis de culpabilité toute prise de parole sur sa propre expérience est une manière de silencier, de couper la parole. C’est violent, et c’est gratuit. Il n’est jamais nécessaire de comparer les peines. La santé mentale n’est pas moins importante que la santé physique, et d’ailleurs quelle absurdité de considérer ces deux notions comme hermétiques l’une à l’autre.
Le discours culpabilisant et condescendant sur les troubles de santé mentale s’inscrivent en plus exactement dans le discours qui infuse toute notre société, qui parle de nous comme d’incapables, de fainéantx, d’assistéx pas foutux de faire autre chose que se plaindre. Vision paternaliste mensongère et profondément délétère qui n’a pourtant jamais sorti personne de dépression.
En bref. Si j’avais osé répondre à Michel, je lui aurais dit tout ce qui précède, et j’aurais ajouté : merde.
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