Chapitre II - Le « judéo-bolchevisme »
Cette expression apparaît au moment de la révolution bolchévique de 1917. Reprenant d’autres complots accusant les juifves d’être révolutionnaires ou agitateurs, ce mot composé permet à la bourgeoisie antisémite et anticommuniste de présenter le mouvement communiste grandissant comme un complot juif. Véritable fondation du fascisme européen, des éléments issus de ce complot se retrouvent encore aujourd’hui quand on entend parler de « grand remplacement », des « lobbies », ou de « l’islamo-gauchisme ». Il est donc primordial de revenir sur son histoire.
Dans notre première publication, nous revenions sur l’histoire des pogroms dans l’empire russe, en particulier la vague de pogroms de 1881-1884 ayant suivi l’assassinat du tsar Alexandre II. La population juive de l’empire russe avait alors été désignée comme responsable de l’assassinat, en réalité commis par le groupe de socialistes révolutionnaires Narodnaya Volya. Certains mouvements conservateurs antisémites faisaient déjà l’association entre marxisme et judaïsme, du fait des origines juives de Karl Marx. Mais cette fois, c’est le nouveau tsar Alexandre III, ses ministres, ses services secrets (l’Okhrana) et la presse russe, qui relaient cette accusation à l’échelle d’un état.
Lorsque Nicolas II accède au trône en 1894, il est perçu comme plus libéral que son père. Les éléments conservateurs et antisémites de la bourgeoisie russe vont donc chercher à empêcher toute réforme, en prétextant un complot juif qui chercherait à détruire la Russie. C’est ainsi qu’est rédigé entre 1897 et 1901, possiblement par l’agent des services secrets russes Matveï Golovinski, le plus célèbre des livrets de propagande antisémite : Le protocole des sages de Sion.
Le pamphlet affirme dévoiler des réunions secrètes organisées en parallèle du 1er Congrès Sioniste à Bâle en 1897, dans lesquelles « les juifs » prépareraient un immense plan pour prendre le contrôle du monde. En réalité, le contenu plagie largement un texte français, le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly, pamphlet satirique et antimonarchiste de 1864 qui décrivait un plan fictif de domination mondiale par Napoléon III. Il intègre également le contenu d’une série d’autres pamphlets antisémites, et ses chapitres sont relayés par le journal ultranationaliste Znamya, la presse du mouvement d’extrême droite russe qui se regrouperait en 1905 sous le nom des « Cent-Noirs ».
L’objectif des Protocoles est de renforcer les préjugés de la population russe envers les juifs, en laissant croire que ceux qui exigent la démocratisation du régime autocratique font partie d’une conspiration juive internationale. La défaite surprise de la Russie dans la guerre russo-japonaise est brandie par les antisémites comme "preuve" d’un sabotage interne, alimentant une deuxième vague de pogroms. Dans le contexte de ces violences, les populations juifves étaient beaucoup plus demandeuses de changement politique, et leur participation aux soulèvements (surtout en Pologne) lors de la révolution russe de 1905 est utilisée par les antisémites pro-monarchie comme preuve de leur supposée dangerosité.
Mais c’est suite à la révolution bolchévique de 1917 que le complot s’exporte vers l’Occident. En effet, la bourgeoisie russe fuit vers l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, ou les Etats-Unis, et emporte avec elle les Protocoles. Pointant du doigt la judéité de certains bolchéviques comme Léon Trotsky, la révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg, ou certains leaders du soviet de Hongrie, le complot judéobolchévique permet à la bourgeoisie occidentale de diaboliser les deux groupes qu’elle déteste le plus. En 1919, Lénine annonce que la révolution bolchévique protégeait désormais les Juifs ;
- « Lorsque la maudite monarchie tsariste vivait ses derniers jours, elle essaya d’exciter les ouvriers et les paysans ignorants contre les Juifs. [...] Dans d’autres pays aussi, on a vu souvent les capitalistes fomenter la haine contre les Juifs pour aveugler les ouvriers, pour détourner leur attention du véritable ennemi des travailleurs, le capital. »
- « Ce ne sont pas les Juifs qui sont les ennemis des travailleurs. Les ennemis des ouvriers sont les capitalistes de tous les pays. Parmi les Juifs, il y a des travailleurs, et ils forment la majorité. Ce sont nos frères, qui, comme nous, sont opprimés par le capital ; ce sont nos camarades dans la lutte pour le socialisme. »
- « Honte au tsarisme maudit qui a torturé et persécuté les Juifs. Honte à ceux qui fomentent la haine envers les Juifs, ceux qui fomentent la haine envers les autres nations. »
Il n’en faut pas davantage pour que l’association "judéobolchévique" se répande dans toute l’extrême droite, puis dans toute la droite occidentale.
En France, le fasciste Charles Maurras, fondateur de l’Action Française, prétend que « 95% des grands chefs soviétistes sont Juifs ». Ceci est évidemment faux ; en comptant les bolchéviques d’ascendance juive (même quand ils étaient eux-mêmes laïcs) le pic atteint était de 6 bolchéviques aux origines juives parmi les 21 constituant le comité central en Août 1917. Dans les années 1920, sur les 417 membres des différents comités gouvernant la jeune union soviétique, on atteint vingt-sept membres d’origine juive. Soit une légère surreprésentation (environ 6.4% alors que l’Empire Russe comptait entre 4% et 5% de juifves) comparable à d’autres minorités ethniques comme les Lettons ou Polonais. Si plusieurs juifs ont effectivement joué un rôle important au sein du parti bolchévique, la propagande antisémite des fascistes comme Maurras ne s’appuyait sur aucun chiffre réel, et relève donc du fantasme complet.
Dans son journal La Libre Parole (au slogan "La France aux français"), l’antisémite notoire Edouard Drumont parle des « fous furieux de l’extrémisme qui veulent implanter en France le régime de sang et de boue du judéo-bolchevisme ». Imprimé à plus de deux millions d’exemplaires quotidiens, Le Petit Parisien était le journal au plus grand tirage du monde, d’une ligne éditoriale vue comme modérée voir neutre. Pourtant, ses pages de 1920 affirment que « le bolchevisme est une des formes du caractère russe exprimé et appliqué par l’intelligence judaïque ».
Au Royaume-Uni, c’est le futur premier ministre conservateur Winston Churchill qui publiera un article en 1920, intitulé « Sionisme vs Bolchévisme ». Dans cet article, il distingue les « juifs nationaux » des « juifs internationaux », qui constitueraient une « conspiration mondiale visant à renverser la civilisation », menée en Russie par les « juifs terroristes » qui constitueraient la majorité des leaders bolchéviques. Il présente le sionisme comme le remède à ce danger, car « en opposition au communisme international, il présente au Juif une idée nationale imposante ». Churchill affirme même que ce « mouvement inspirant » serait « particulièrement en harmonie avec les intérêts véritables de l’Empire Britannique », et appelle tous les juifs à s’y joindre.
Le Times anglais publiera en 1921 un article exposant les Protocoles comme un faux, en réalité plagié d’un texte français antimonarchiste de 1864. Certains, comme Churchill, finiront par revenir sur leur soutien à ce complot, mais il va continuer à se répandre.
Aux États-Unis, le magnat de l’automobile et multimillionnaire Henry Ford fait réimprimer ce texte dans son journal, le Dearborn Independent, entre 1920 et 1922. Ses articles seront rassemblés dans 4 livrets intitulés The International Jew et diffusés à des centaines de milliers d’exemplaires, puis traduits à l’étranger. En Allemagne, ils ont un profond impact sur le mouvement Nazi naissant, au point que Ford sera cité comme une inspiration par Hitler dans Mein Kampf. C’est Alfred Rosenberg, germano-balte ayant fui la Russie en 1918, qui va présenter la notion de judéo-bolchévisme à Hitler, devenant ensuite le plus important théoricien de l’idéologie nazie.
La combinaison antisémitisme-anticommunisme sera le pilier idéologique de la droite européenne pendant les années 1930. En France, c’est notamment le socialiste Léon Blum (pourtant hostile aux bolchéviques) qui est visé par ces attaques, encore plus lorsqu’il devient le président du gouvernement de gauche réuni dans le Front Populaire. Le fasciste Charles Maurras en fait sa cible principale, le qualifiant de « détritus humain à traiter comme tel », comme « un homme à fusiller, mais dans le dos », ou encore affirmant que Léon Blum « incarne tout ce qui révolte notre sang et notre chair. Il est le mal. Il est la mort. »
Dans les années 1950, la thèse judéobolchévique est encore vivace. Au cours de la Peur Rouge des années 1950 aux Etats-Unis, le sénateur Joseph McCarthy soupçonnait tout Juif d’être un communiste potentiel. John Edgar Hoover, patron du Federal Bureau of Investigation (FBI) de 1924 à 1972, était lui aussi notoirement antisémite. C’est dans ce contexte qu’un grand nombre de criminels de guerre nazis (Reinhard Gehlen, Klaus Barbie, Otto von Bolschwing…) ont pu être recrutés par les services d’intelligence américains, au nom de l’anticommunisme, et ce malgré leur responsabilité directe dans la Shoah. Les USA iront jusqu’à demander la libération de Pétain et proposer de lui donner l’asile politique. Mais petit à petit, le concept de judéobolchévisme semble s’effacer du débat public.
Et pourtant, ses traces persistent aujourd’hui. Le complot xénophobe du grand remplacement affirme que la population blanche européenne sera remplacée par une immigration arabe et/ou africaine, et que tout cela serait orchestré par « les juifs ». On retrouve ce complot dans les tracts nazis distribués à Louvain-la-Neuve en Septembre 2023, ou de façon plus subtile quand l’extrême droite évoque des « élites mondialistes/globalistes ». L’extrême droite flamande (Vlaams Belang, NSV, Schild & Vrieden), issue de la collaboration nazie, invoque régulièrement le grand remplacement, qui serait organisé par les « marxistes culturels ». On voit donc dans les années 2020 les mêmes thèmes que dans les années 1920.
Dans une comparaison littérale, la droite et l’extrême droite invoquent aujourd’hui régulièrement le spectre de « l’islamogauchisme », associant politiquement la gauche politique et les musulman-es pour les attaquer simultanément. Il n’y a cependant pas toujours la même notion de plan de domination mondiale comme avec le "judéo-bolchevisme", mais parfois une théorie d’alliance tactique dans les luttes contre le racisme ou pour la libération de la Palestine. C’est donc une méthode de disqualification, fréquemment utilisée contre des universitaires, visant à détourner la gauche des luttes antiracistes et décoloniales via l’alimentation de l’islamophobie. Les adeptes de ce terme affirment souvent l’utiliser pour "lutter contre l’antisémitisme" sans se rendre compte qu’ils reprennent le schéma des fantasmes antisémites du siècle dernier.
Enfin, les "lobbies" sont souvent pointés du doigt comme la raison du soutien de pays occidentaux à Israël. Clarifions ; il existe (notamment aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne) des lobbies richissimes qui utilisent la corruption de politiciens pour avancer leurs intérêts. La plupart représentent des entreprises, qu’elles soient technologiques, militaires, des énergies fossiles, de l’agro-industrie, pharmaceutiques…
Certains lobbies représentent quant à eux des intérêts politiques, comme AIPAC qui défend les intérêts israéliens aux Etats-Unis. On entend donc régulièrement que le « lobby sioniste », voire parfois que le « lobby juif », serait à l’origine du soutien américain à Israël. Mais ceci est faux pour deux raisons.
Malgré son influence incontestable, de nombreux exemples démontrent que le gouvernement américain ignore allègrement les demandes d’AIPAC quand elles ne suivent pas leurs intérêts immédiats. A la place, ce sont les considérations militaires et géopolitiques qui priment ; Joe Biden affirmait en 1986 que « si Israël n’existait pas, les Etats-Unis devraient inventer un Israël pour avancer leurs intérêts ». En effet, cela garantit aux américains une base militaire au Moyen-Orient qui ne les trahira jamais, puisqu’elle dépend des Etats-Unis pour exister. Ces considérations sont renforcées par les lobbies militaires, bien plus puissants qu’AIPAC, qui font fortune à chaque guerre. Enfin, ce sont les 60-100 millions de chrétiens évangéliques qui (de par leurs prophéties) sont les plus fervents soutiens d’Israël, et non la population juive américaine. A titre d’exemple, c’est le lobby sioniste chrétien CUFI (Christians United For Israel) qui a poussé Trump à reconnaître Jérusalem comme capitale israélienne, fort de ses 10 millions de membres.
Attention donc à toute explication simpliste qui parlerait des « lobbies » comme la raison du soutien occidental à Israël, à fortiori quand elles recyclent les thèmes antisémites du siècle dernier sous l’appellation de « lobbies juifs ».
Nous voyons donc que le concept de judéo-bolchevisme recouvre des années d’histoire de complots antisémites, dont les ramifications sont encore visibles aujourd’hui. A l’Université Populaire de Bruxelles, nous affirmons le devoir d’éducation populaire sur cette histoire, afin de lutter efficacement aujourd’hui contre la désinformation et les atrocités auxquelles elle mène.
L’Université Populaire de Bruxelles lutte pour une Palestine libre de la mer au Jourdain, dans laquelle toute personne pourra vivre en paix et à égalité, peu importe sa religion, son ethnie, ou son identité. Nous luttons pour exactement la même chose ici en Belgique, là où nous vivons. Contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie, contre toutes les formes de racisme et de discrimination, car il n’y a pas de libération possible pour nous sans la libération de toutes les personnes opprimés.
Banderole déployée devant le bâtiment Walid Daqqa par le mouvement étudiant © Université Populaire de
Cet article a été rédigé par les étudiant-es du mouvement de solidarité avec la Palestine « Université Populaire de Bruxelles », en collaboration avec plusieurs membres du collectif AJAB (Alliance Juive Antisioniste de Belgique). Il s’inscrit dans une série d’articles sur l’histoire de l’antisémitisme, en amont de conférences sur ce sujet dans l’année 2025. Car c’est en comprenant l’histoire de l’antisémitisme qu’on peut lutter efficacement contre l’antisémitisme aujourd’hui, et contre le racisme dans sa globalité.
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