stuut.info

L’organisation basée sur les relations : Une introduction

L’organisation basée sur les relations : Une introduction

Qu’est ce que s’organiser ? Nous entendons souvent qu’il faudrait s’organiser, mais comment ? Avec qui ? Et surtout quelle méthode pour le faire ? Est-ce organique ? Suffit il de se retrouver ensemble pour être « organisé·es » ? Éléments de réponse par les Industrial Workers of the World, syndicat fondé en 1905, connu pour ses règles démocratiques, sa transparence, son internationalisme et son usage actif de l’action directe des travailleurs et des travailleuses.

Partout | sur https://stuut.info | Collectif : IWW Bruxelles

Cet article fait partie d’une série « L’organisation basée sur les relations » initialement publiée en anglais sur le blog firewithfire.blog d’un membre de l’IWW (Industrial Workers of the World) et traduit par les IWW Bruxelles.

Le refrain le plus courant en matière d’organisation est que « tout est question de relations ». Cette phrase sonne suffisamment juste pour que tout le monde l’accepte en surface, mais elle est suffisamment vague pour que chacun·e l’interprète en fonction de ses propres croyances et des besoins du moment.

Sous les mots de cette phrase se cachent des conceptions éloignées et souvent contradictoires de ce qu’est réellement l’organisation. Quel rôle les relations jouent-elles dans l’organisation ? Quel genre de relations voulons-nous alors que nous luttons les un·es à côté des autres pour un monde meilleur ?

Grâce à ma propre expérience d’organisation sur le lieu de travail et au développement d’idées avec des collègues organisateurices, j’ai réalisé que les relations jouent un rôle bien différent de ce que l’on pense généralement, de ce que l’on discute dans les livres et articles sur l’organisation et de ce que l’on enseigne dans les formations sur l’organisation. Le rôle des relations dans la plupart des approches d’organisation est souvent instrumentalisé d’une manière qui contraste fortement avec ce que je considère maintenant comme une organisation de base, solide.

J’en suis arrivé à la conclusion que le pouvoir d’organiser et d’entreprendre des actions collectives émerge des relations entre les personnes sur leur lieu de travail et dans leur communauté. La relation est elle-même la substance primordiale d’où émergent le pouvoir et l’action. Ce n’est pas l’idée, ni le sentiment, ni le niveau d’organisation formelle, ni les conditions matérielles. Ou plutôt, les idées, les sentiments, l’organisation et les conditions matérielles prennent un sens et un rôle dans la construction et l’exercice du pouvoir des travailleureuses dans la mesure où ces aspects font partie des relations sociales humaines. La relation est primordiale !

« L’organisation basée sur les relations » [Relationship-based organizing] est le terme que j’ai fini par utiliser pour résumer toutes ces idées. L’organisation basée sur les relations n’est pas un ensemble spécifique de techniques, de stratégies, d’objectifs, d’analyses du pouvoir ou de programmes politiques. C’est une lentille à travers laquelle on peut voir et se rapporter à toutes ces choses.

Pour distiller cette idée jusqu’à son essence : au lieu d’imposer artificiellement des principes d’organisation à vos relations avec vos collègues, chaque aspect de votre organisation devrait être mis en œuvre de manière à renforcer ces relations. Je suppose que c’est aussi vague que n’importe quel autre principe d’organisation. Je vais donc esquisser ci-dessous le sens de ce cadrage et préciser à quoi ressemble ce type d’organisation.

L’organisation basée sur les relations VS l’organisation basée sur les problèmes à résoudre.

Je commencerai par discuter d’un aspect de la technique d’organisation qui est au cœur de nombreuses traditions d’organisation, en particulier la partie agitation des conversations en tête-à-tête.

L’une des premières étapes enseignées dans les formations et les manuels d’organisation est de « trouver le problème », c’est-à-dire de trouver les griefs d’un collègue concernant son travail. Il y a beaucoup de conseils judicieux dans cette littérature sur les types de problèmes qui sont stratégiques pour l’organisation – par exemple, un grief qui est largement ressenti, profondément ressenti et qui peut être gagné.

Cependant, je trouve que cette approche conduit les gens à essayer d’imposer leur idée d’organisation de « trouver le problème » à celleux qui les entourent d’une manière artificielle. Au début de ma propre organisation, je repensais à mes formations syndicales et j’essayais constamment de trouver le problème autour duquel mes collègues pourraient s’organiser. J’étais sans cesse confronté au dilemme suivant : soit j’essayais de forcer des conversations qui ne venaient pas naturellement ("oui, oui, oui, mais qu’est-ce qui vous agite vraiment au travail ?"), soit je me sentais mal d’avoir échoué en tant qu’organisateurice alors que mes collègues ne semblaient jamais vouloir parler des problèmes liés au travail.

Rétrospectivement, j’aurais dû me détendre. Honnêtement, je ne connaissais pas si bien mes collègues. Pourquoi quelqu’un·e confierait-iel ses sentiments sur le travail, quelque chose qui peut être personnel ou dont iel ne veut pas que le patron soit au courant, à une personne qu’iel vient de rencontrer ?

Au lieu de cela, si vous passez du temps à apprendre à connaître les gens, à vous soutenir mutuellement au travail, à vous amuser, alors les gens évoqueront leurs griefs quand iels se sentiront à l’aise et vous n’aurez pas à les pousser de manière agressive. Il n’existe pas de méthode toute faite pour nouer des relations, mais il est possible de créer un espace de discussion dans la salle de repos ou sur le lieu de travail, de prendre un verre ou un repas avec des collègues après le travail, d’inviter des personnes à une fête d’anniversaire et de rencontrer des personnes en tête-à-tête lors d’une promenade ou d’un café.

L’idée est de faire passer vos relations en premier et de laisser les griefs émerger de cette base, au lieu de vous fixer comme objectif de trouver le problème en premier et d’essayer de baser vos relations avec vos collègues sur cette base.

Cela ne veut pas dire que vous devez être passif en tant qu’organisateurice et attendre que les opportunités d’organisation viennent à vous. Vous devez plutôt considérer les personnes qui vous entourent comme des personnes à part entière et penser qu’elles ne seront prêtes à passer à l’action ensemble que lorsqu’elles considéreront que les relations sociales avec leur entourage sont suffisamment fortes pour supporter le poids de leurs désirs politiques et compenser les craintes d’échec ou de représailles.

Souvent, il faut d’abord s’efforcer d’établir la relation avant que le reste de l’organisation ne se mette en place. Le fait de ne pas tenir compte de cette étape cruciale est peut-être la principale difficulté à laquelle les gens se heurtent après avoir suivi une formation en organisation, car toutes les formations en organisation que j’ai vues passent sous silence cette question, si tant est qu’elle soit abordée.

Ma première année sur un lieu de travail a été caractérisée par une absence presque totale de résultats dans mes tentatives de « trouver le problème » ou d’avancer d’un pouce vers une action collective. L’atmosphère sociale sur le lieu de travail était très isolante et les gens restaient entre elleux. Même les personnes avec lesquelles je travaillais directement avaient du mal à s’engager au-delà de la simple conversation. Comme j’étais nouvellement embauché, j’avais mes propres difficultés au travail, et je n’arrivais pas à distinguer les griefs qui étaient une conséquence « naturelle » du fait d’être nouvellement embauché, les griefs que j’étais le seul à ressentir, et les griefs que mes collègues partageaient, le cas échéant. J’avais l’impression d’échouer en tant qu’organisateurice parce que je n’arrivais pas à « trouver le problème » et donc à accomplir ne serait-ce que la première étape de l’organisation.

Mais plutôt que de considérer les périodes plus lentes de votre organisation comme un échec pour n’avoir pas réussi à identifier les problèmes, vous pouvez utiliser ce temps de manière productive en construisant vos relations avec les gens. Inversement, lorsque les griefs sont brûlants au travail mais que vous n’avez pas de relations suffisamment solides avec vos collègues pour pouvoir vous organiser efficacement autour de ces griefs, vous pouvez vous sentir inadéquat en tant qu’organisateurice.

Ma deuxième année sur ce lieu de travail a été tout le contraire : il y avait des problèmes partout et tout le monde était agité·e en permanence, mais malheureusement, nous n’étions pas assez organisé·es pour réagir avec beaucoup de succès. J’ai pu rencontrer des collègues individuellement après le travail et parler des problèmes, mais nous ne nous sommes jamais fait suffisamment confiance ou n’avons jamais eu assez confiance en nous pour nous organiser suffisamment bien pour entreprendre une action collective. Rétrospectivement, le fait que nos relations soient devenues suffisamment solides pour que nous puissions parler ouvertement et honnêtement des griefs a constitué un grand progrès dans notre organisation, mais à l’époque, il était décourageant d’être si impuissant à les résoudre. J’ai donc eu l’impression d’échouer en tant qu’organisateurice.

Au cours de ma troisième année à ce poste, j’avais établi des relations avec un plus grand nombre de collègues dans mon service et dans d’autres services, j’avais trouvé deux autres personnes engagées avec lesquelles je pouvais m’organiser plus étroitement, et je connaissais beaucoup mieux les subtilités du poste et de l’environnement de travail. Je ne me contentais pas de parler à un·e collègue ici ou là, au contraire, ces conversations individuelles se transformaient parfois en conversations de groupe et devenaient des comités ad hoc de travailleureuses qui se formaient pour parler des griefs et agir ensemble pour les résoudre. L’organisation a commencé à prendre tout son sens car elle était désormais basée sur des relations plus solides et ne dépendait plus de l’application d’un tas d’idées syndicales abstraites sur un lieu de travail inconnu avec un groupe d’étrangers.

Bien sûr, cela ne doit pas prendre autant de temps pour tout le monde, et de nombreux facteurs, de la culture du lieu de travail au taux de rotation du personnel, en passant par le style de gestion et les cycles normaux des griefs, peuvent déterminer le temps nécessaire pour que votre organisation soit efficace. Qu’il vous faille quelques mois ou quelques années pour passer de la connaissance des gens à l’identification des griefs et à l’action réussie pour les résoudre, le fait de vous baser sur vos relations avec vos collègues fera de vous un·e meilleur·e organisateurice, vous évitera d’avoir l’impression de devoir faire pression sur vos collègues pour qu’iels fassent quelque chose et vous empêchera de fixer des attentes déraisonnables qui mènent invariablement à l’échec et à la déception.

Pour ma part, j’ai résumé cette leçon en disant que l’organisation » axée sur les relations » l’emporte sur l’organisation » axée sur les problèmes « . Cette leçon n’est pas seulement utile pour les personnes qui débutent dans l’organisation ou sur leur lieu de travail. Il s’agit plutôt d’un élément central pour aborder les griefs sur le lieu de travail à n’importe quel stade de l’organisation.

L’organisation de type grand message VS l’organisation locale basée sur les relations.

Parfois, lorsque l’organisation se fait à une plus grande échelle, il y a un désir d’intervenir directement à cette échelle et de contourner le travail de construction de relations au niveau local. Une façon courante de le faire est une sorte de version « macro » de « trouver le problème », où l’on cherche, au-delà de son lieu de travail, le problème vraiment important et, une fois qu’on pense l’avoir trouvé, on le transforme en une demande et on le diffuse aux masses. Malheureusement, je pense qu’en procédant ainsi, on rencontre souvent les mêmes problèmes que lorsqu’on essaie de « trouver le problème » au niveau micro, en parlant avec un·e seul·e collègue.

Si les gens sont mécontent·es d’un grand employeur ou de tout un secteur d’activité, les organisateurices essaieront souvent de saisir le moment en posant le problème d’une manière poignante pour unifier tout le monde et en diffusant ce message via les médias sociaux, de grandes listes d’e-mails ou lors de grandes réunions syndicales. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, mais la plupart du temps, elle est appliquée comme un raccourci, car les gens essaient d’intervenir à un niveau plus large *au lieu* d’agir au niveau local par le biais de leurs relations avec leurs propres collègues immédiats. À long terme, cela conduit à un style d’organisation, que j’appellerai « organisation de type grand message », où un petit groupe de militant·es court constamment après les grands moments en essayant de formuler le grand problème de la bonne manière pour mettre en scène le grand drame de tout le monde se rassemblant et agissant dans l’unité.

Mais ce que l’on perd de vue, c’est qu’aucun·e de ces organisateurices n’a vraiment de lien avec ses collègues de travail immédiat. Le lieu de travail réel, qui constitue la base de nos relations organiques avec nos collègues, est négligé. L’organisation devient alors un combat de relations publiques et de messages médiatiques au lieu d’un combat de travailleureuses qui se rassemblent sur la base de leurs relations mutuelles et qui tirent parti de cette cohésion pour contrôler les processus de production ou faire pression sur les revendications en suspendant leur travail. Les rares fois où l’organisation de type « grands messages » rassemble un grand groupe de personnes autour d’une question ou d’une revendication spécifique et aboutit à une action de grande envergure, son pouvoir est généralement éphémère et les concessions obtenues sont facilement annulées ou édulcorées.

Lorsque d’autres organisateurices disent qu’il faut faire grand si l’on veut remporter de grandes victoires, ce que j’interprète généralement, c’est qu’il faut s’organiser non pas sur la base de relations organiques, mais plutôt sur la base de larges appels en matière de messages et de cadrage politique auprès de masses essentiellement anonymes avec lesquelles nous n’avons pas de véritables relations. Je les entends dire que l’organisation est vraiment une question de grands nombres et pas du tout de relations et qu’il est plus efficace d’ignorer les collègues autour de vous et de construire à la place une base plus large de supporterices anonymes qui s’abonnent à votre liste d’e-mails ou vous suivent sur les médias sociaux ou acquiescent à vos discours lors de grands rassemblements ou votent pour vos propositions lors de grandes réunions. L’objectif de la constitution d’une telle masse de partisan·nes anonymes est de créer une masse critique de personnes qui répondront à votre appel à l’action lorsque le grand moment sera venu. Dans cette approche, je vois une négligence délibérée du principe que les relations humaines sur le lieu de travail sont la source sous-jacente du pouvoir des travailleur·euses.

Pour être juste, ce style d’organisation à grand renfort de messages est souvent ce dont parlent les journaux et ce qui est dépeint dans les récits populaires de l’histoire du travail. C’est également attrayant parce que c’est ce que l’on nous dit qui mène à toutes les grandes victoires et qui est donc la façon dont la « vraie » organisation se produit. Je crains simplement que lorsque nous nous concentrons sur ce style d’organisation, nous finissions par perdre de vue ce qui fait notre force en premier lieu, à savoir notre capacité à établir des relations avec celles et ceux qui nous entourent et à entreprendre des actions collectives sur la base de relations de confiance et de solidarité.

En outre, ce qui apparaît comme les succès de l’organisation de type « grands messages », comme les grandes mobilisations ou les grandes grèves, est plus souvent le résultat du succès de petites choses cachées, bien faites et reliées entre elles, et le plus souvent, l’organisation de type « grands messages » s’attribue tout le mérite des efforts réels déployés pour l’organisation de type « relations locales ». Lorsque l’organisation par grands messages échoue, ce n’est pas à cause des erreurs stratégiques de tel ou tel tweet ou discours, mais plutôt parce qu’elle n’était pas réellement basée sur le pouvoir des relations locales. Lorsque l’organisation par grands messages semble réussir, le plus souvent, c’est en fait parce qu’à la base les organisateurices ont passé des années à créer des relations sur le terrain qui donnent aux travailleureuses un réel pouvoir et les compétences pour l’exercer.

Je ne veux pas que l’on pense à tort que l’organisation ne doit jamais prendre de l’ampleur ou que des actions ne doivent jamais être entreprises à grande échelle, je veux seulement dire qu’une telle organisation à grande échelle n’est destinée à réussir que si elle est construite sur des bases solides au niveau des relations entre travailleureuses et de la solidarité sur le lieu de travail. En fin de compte, je veux aussi faire grand, mais je veux le faire à partir d’une position de force et ne pas m’appuyer sur le pouvoir éphémère d’une unité temporaire et souvent superficielle imposée par un slogan accrocheur, un discours passionnant ou une présence charismatique sur les médias sociaux. En construisant le pouvoir des travailleureuses, nous pouvons faire nos châteaux à partir du sable de la plage ou bien à partir de la pierre taillée.

La relation sociale VS la relation politique.

De bien des façons, on pourrait penser que l’aspect social des relations et l’aspect politique des relations sur le lieu de travail se repoussent mutuellement, que ces choses entrent en conflit et qu’on ne peut pas avoir les deux. C’est le résultat de la définition du social et du politique en termes opposés, où la partie sociale de la vie est l’endroit où le non-politique se produit, où l’on s’amuse et où l’on apprécie la compagnie des autres, où les loisirs, les passe-temps et les modes de relation non-politiques existent, où nous interagissons sur un pied d’égalité, etc. En revanche, la politique est censée être le lieu où l’on entre en conflit avec d’autres personnes sur des idées différentes, où l’on se dispute le bien et le mal, où les gens sont pour ou contre nous.

Malheureusement, ce type de dichotomie tente de séparer des parties de nous-mêmes et des parties de nos communautés qui sont organiquement liées. Étant donné que nous passons beaucoup de temps sur le lieu de travail et que nous interagissons régulièrement avec un plus grand nombre de personnes que dans toute autre partie de notre vie, il s’agit d’espaces sociaux par nature. Mais ce sont aussi des espaces politiques, où les hiérarchies d’autorité, de revenu, de race, de genre nous sont imposées, où les travailleureuses contestent ces hiérarchies et luttent pour que leurs propres besoins soient satisfaits. Le social et le politique sont présents dans chaque recoin du lieu de travail et, en tant qu’organisateurices, nous devons établir des liens avec d’autres personnes sur le lieu de travail de toutes les manières sociales et politiques dont nous avons besoin pour être épanoui·es et avoir de l’influence.

Vous n’êtes pas obligé·e de séparer vos relations avec vos ami·es et vos collègues dans une boîte étiquetée « sociale » ou « politique », mais vous pouvez plutôt former vos relations avec les autres de manière complexe afin de répondre à la fois aux besoins politiques et sociaux. Chaque relation mélange ces éléments dans des proportions différentes et relie le politique et le social de manière différente, et vos relations seront plus saines lorsqu’elles pourront être l’expression de nombreuses parties de chaque personne.

Cela peut sembler évident, mais je pense qu’une grande partie de la théorie et de la pratique de l’organisation est appliquée de manière à instrumentaliser les relations comme un moyen politique pour une fin politique, plutôt que de considérer les relations comme des fins sociales en soi. On nous dit d’obtenir les coordonnées de quelqu’un·e pour pouvoir lui parler après le travail afin de l’inciter à adhérer au syndicat ou à participer à une action. Tout cela est bien beau, mais si vous vous soumettez à tous les mouvements politiques de l’organisation sans créer de liens sociaux de confiance et d’affinité mutuelle, les gens se sentiront utilisé·es et vous vous sentirez aliéné·e des personnes avec lesquelles vous êtes censé·e essayer de créer un monde meilleur. Au contraire, les relations saines sont à la fois le moyen et la fin, et dans la mesure où les relations sont aussi un moyen de changer nos conditions de travail et de vie, c’est un moyen sur lequel tout le monde devrait avoir un pouvoir partagé.

La principale raison pour laquelle les relations sont instrumentalisées dans l’organisation est peut-être que l’établissement et le maintien de relations demandent beaucoup de travail. Pour celleux qui sont pressé·es d’atteindre des points de référence et d’obtenir des revendications, il semble beaucoup plus facile et rapide d’ignorer les aspects sociaux des relations sur le lieu de travail et de se concentrer uniquement sur les aspects politiques. Si vous ne voyez dans vos collègues qu’un moyen de renforcer votre présence syndicale et que vous n’accordez pas d’importance à vos relations avec elleux en tant que personnes à part entière, vous n’apprendrez pas à les connaître et vous vous contenterez d’essayer de les rallier à vos propres objectifs politiques. Aucun·e guide de formation ou d’organisation syndicale ne vous dit explicitement de traiter les gens de cette manière, mais je pense que cela est souvent sous-entendu dans les espaces syndicaux.

Un autre facteur qui fait pencher le bâton dans cette direction est la professionnalisation de l’organisation. Les salarié·es syndicaux à plein temps chargé·es de l’organisation ne sont pas payé·es pour apprendre à connaître les gens dans leur propre intérêt, mais plutôt pour les organiser en vue de certains objectifs politiques.

Une amie organisatrice m’a raconté l’histoire de son premier essai de syndicalisation sur son lieu de travail. Elle et quelques collègues avaient discuté de la création d’un syndicat et avaient été mis en contact avec un membre du personnel d’un syndicat local. Mon amie avait une collègue, Ava, qui était très agitée par le fait que son temps de pause avait récemment été réduit de moitié et qui était un leader social potentiel, mais qui avait également exprimé des critiques à l’égard des syndicats. Le permanent syndical a dit à mon amie de demander à Ava de lui parler, même si mon amie savait qu’Ava ne serait pas à l’aise avec cette idée. Lorsqu’on lui a demandé si elle acceptait de parler au permanent, Ava a dit oui, mais elle n’a jamais donné suite.

Mon amie s’est dit : « Je pensais qu’il fallait que je sois mal à l’aise, et que je la mette mal à l’aise, et que cela serait en quelque sorte bon pour le syndicat. » J’avais déjà vécu de nombreuses expériences de ce genre, car on nous avait appris qu’être mal à l’aise était une chose qu’il fallait accepter aveuglément dans le cadre de l’organisation. Mais il y a une différence entre l’inconfort qui provient du fait d’aider les gens à surmonter leurs peurs internes et l’inconfort qui provient de la pression externe exercée sur les collègues pour qu’ils fassent des choses qu’ils ne veulent pas faire (je discute plus en détail de cette distinction ici). Bien que ce dernier type d’inconfort soit très préjudiciable à l’organisation, c’est la façon dont les nouvelleaux organisateurices sont généralement formé·es pour aborder leurs collègues. Il s’agissait d’un cas d’instrumentalisation à deux niveaux, où le permanent faisait pression sur mon amie pour qu’elle fasse quelque chose qui la mettait mal à l’aise, ce qui à son tour faisait pression sur Ava pour qu’elle fasse quelque chose qui la mettait mal à l’aise. Au lieu de cela, si mon amie avait été encouragée à mieux connaître Ava et à lui offrir un espace pour parler de ses idées sur les syndicats et ses griefs de travail, il aurait peut-être été possible de trouver un moyen d’aller de l’avant en intégrant le respect et la confiance dans la relation, au lieu d’utiliser cette relation pour obliger Ava à parler au permanent syndical, même si Ava ne le voulait manifestement pas.

Ce n’est pas que les permanent·es dévalorisent intentionnellement les relations réelles entre les travailleureuses sur le lieu de travail (bien que je pense que certains d’entre elleux le fassent aussi), mais la nature même de leur travail, avec lequel iels disposent d’un temps et d’une énergie limités pour organiser de grands groupes de personnes, les oblige à entrer en relation avec les gens d’une manière telle que l’aspect social des relations est dévalorisé et instrumentalisé. Dans la mesure où la plupart des formations et des guides d’organisation sont rédigés et animés par des organisateurices professionnel·les (dont les permanent·es syndicaux), les méthodes enseignées reflètent souvent ce parti pris.

Conclusion

L’idée que l’organisation est basée sur les relations se répercute sur tous les aspects de l’organisation. Même si j’ai formulé cet article en termes plus théoriques, il me semble qu’il soit l’un des plus personnels que j’ai écrits, car ses idées ont été durement gagnées et ont nécessité un changement progressif mais fondamental de ma vision du monde en matière d’organisation.

Une grande partie de mon évolution récente en tant qu’organisateur est due au fait que j’ai pris des concepts et des théories d’organisation syndicale, que j’ai critiqué les aspects qui dévalorisent les relations, puis que je les ai réinterprétés et réappropriés dans le cadre d’une théorie d’organisation basée sur les relations. Pour chaque idée ou pratique syndicale que je rencontre, je peux me demander : « Est-ce que cela renforce mes relations avec mes collègues ou non ? Si ce n’est pas le cas, peut-on la réorganiser dans ce sens ? Je trouve que ces questions s’appliquent aussi bien aux idées générales, comme la manière d’interagir avec les organisations nationales ou les règlements organisationnels, qu’aux détails les plus subtils, comme la manière d’avoir des conversations en tête-à-tête et d’animer des réunions syndicales.

J’ai l’intention de développer ces idées dans une série d’articles de suivi et, ce faisant, de poser le défi de l’organisation basée sur les relations au monde plus large du syndicalisme de gauche. La relation est-elle la pierre angulaire de la théorie et de la pratique de l’organisation, à partir de laquelle tous les autres concepts d’organisation acquièrent un sens et une puissance ? Si c’est le cas, jusqu’où cette critique va-t-elle au cœur de l’organisation telle que nous la connaissons ? Quelles sont les traditions d’organisation qui doivent être rejetées et quelles sont celles qui doivent être réimaginées ?

Voir en ligne : IWW Bruxelles

Notes

Une question ou une remarque à faire passer au Stuut? Un complément d'information qui aurait sa place sous cet article? Clique ci-dessous!

Proposer un complément d'info

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Texte du message
  • Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

ARTICLES LIÉS

DANS LES MÊMES THÉMATIQUES

Publiez !

Comment publier sur Stuut ?

Stuut est un média ouvert à la publication.
La proposition d'article se fait à travers l’interface privée du site.
Si vous rencontrez le moindre problème ou que vous avez des questions,
n’hésitez pas à nous le faire savoir par e-mail: contact@stuut.info