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Les transactions pénales immédiates écornent-elles l’État de droit ?

Les transactions pénales immédiates écornent-elles l’État de droit ?

Depuis plus d’un an, les policiers peuvent proposer à des voleurs de vélos, des détenteurs de drogues ou d’armes, d’échapper à la justice moyennant le paiement immédiat d’une amende. Ces transactions, décidées sans base légale très claire, inquiètent les défenseurs des droits humains, et des avocats qui y voient un nouveau coup de boutoir contre l’État de droit.

Belgique | sur https://stuut.info

En Belgique, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, ne rigole pas avec le vol de vélos. Il y a un an, ce dernier annonçait vouloir mettre fin à « l’impunité » des malfrats de la bicyclette. Comment ? Grâce à un outil méconnu : la transaction pénale immédiate, qui permet à un policier de réclamer sur-le-champ à l’auteur d’une infraction la somme de 250 euros. Un virement, un QR code ou le paiement par Bancontact suffisent pour être quitte. Le contrevenant échappe ainsi à des poursuites judiciaires. Le ministre avait décrit les bienfaits d’une telle mesure : « L’avantage de ce système est que la ‘petite criminalité’ est punie rapidement et sans surcharger la police et la justice. Actuellement, lorsqu’un vélo est volé en flagrant délit, la police doit d’abord interroger le suspect, en présence ou non de son avocat, avant que le ministère public n’entame des poursuites. »

Et puis la justice est engorgée jusqu’au cou. Un tel système aurait aussi pour vertu, toujours selon le ministre Van Quickenborne, de soulager les cours et tribunaux qui croulent sous les dossiers. Par ailleurs, ces amendes pénales alimentent les caisses de l’État, mises à rude épreuve. Dans son discours de rentrée, le président du parquet de Bruxelles, Johan Delmulle, plaidait en faveur de la création d’un fonds pour la justice, alimenté en partie par les recettes des transactions pénales immédiates, afin de refinancer cours et tribunaux du pays, sans oublier la police fédérale judiciaire. « Il s’agit d’un moyen de lutte efficace contre la petite délinquance », nous dit Erwin Denicourt, procureur général de Gand.

« La transaction pénale immédiate est présentée comme une alternative aux poursuites judiciaires, mais en réalité c’est une alternative au classement sans suite. Les procureurs utilisent un système extralégal pour élargir le filet pénal. » Un magistrat anonyme

Derrière l’effet d’annonce du ministre de la Justice contre les larcins de deux-roues se cache une circulaire controversée du collège des procureurs généraux, adoptée en 2021. Une décision prise en catimini dont les impacts sur le système judiciaire n’ont rien d’anodin. Le recours à la transaction pénale immédiate, tel que décidé par les procureurs du Roi, sous autorité du ministre, fut même qualifié de « déni de démocratie » par Xavier Van Gils et Peter Callens, représentant les ordres des barreaux du nord et du sud du pays, dans une carte blanche publiée dans Le Soir, le 30 septembre 2021. « C’est une question de principe fondamental, précise aujourd’hui Xavier Van Gils, qui n’est plus président de l’ordre francophone, mais toujours avocat. Lorsqu’une infraction est constatée, c’est au juge de statuer, de vérifier que les conditions de l’infraction sont bien remplies. Ici, on donne au policier le droit de sanctionner les faits. On fait glisser une partie des compétences du pouvoir judiciaire vers l’exécutif. » Ce qui est en jeu, c’est donc le sacro-saint principe de séparation des pouvoirs.

Au mépris de la séparation des pouvoirs ?

Lorsque les procureurs adoptent leur circulaire 09/2021, ils perpétuent et élargissent un dispositif qui fut en vigueur pendant la crise du Covid. La police pouvait alors proposer, en cas d’infraction aux nombreuses règles régissant la vie quotidienne pendant la pandémie et ses confinements, de solder l’affaire moyennant le paiement d’une amende. L’institution judiciaire étant débordée, elle a donc confié à la police le soin d’appliquer ce système de transaction pénale immédiate. Cette proposition de transaction a d’ailleurs été appliquée avec zèle par les forces de l’ordre qui l’ont utilisée à 62.595 reprises. La transaction pénale immédiate n’a pas été inventée avec le Covid. Elle est en vigueur depuis des années, « parfois sous forme d’initiatives locales pour détention de stupéfiants, dans les festivals de musique, à Bruges ou Gand », explique Erwin Denicourt, procureur général de Gand. Mais ces transactions on les connaît surtout pour les infractions dites de « roulage » par exemple. « Il y a d’habitude une base légale solide, à savoir une loi. Dans le cas du Covid, il s’agissait simplement d’une circulaire », explique Diletta Tatti du Groupe de recherche en matières pénale et criminelle de l’Université Saint-Louis. Avec cette nouvelle circulaire, « l’exceptionnel devient la norme », déploraient les deux présidents des avocats dans leur carte blanche.

C’est donc à nouveau par la simple adoption d’une circulaire que les magistrats décident, en septembre 2021, de s’attaquer à la « criminalité commune » par une réaction « rapide et visible ». Les vols de vélos ne sont pas les seuls concernés. Les vols à l’étalage le sont aussi, tout comme le port d’armes diverses et variées, à l’exception des armes à feu, et la détention de stupéfiants feront aussi l’objet de transactions instantanées.

Les amendes peuvent s’élever jusqu’à 500 euros et ne sont pas l’objet de modulations en fonction du revenu de la personne incriminée. Pour Emmanuelle Debouverie, de Fair Trials, une ONG internationale qui milite pour une justice équitable, « on parle de petites infractions, mais elles sont sanctionnées par des amendes dont le paiement peut avoir de grandes conséquences pour des personnes qui vivent dans la précarité, et ce sont globalement ces dernières qui sont visées par cette circulaire. On risque de sanctionner pécuniairement des gens qui sont déjà en difficulté financière ». Selon elle, cette « procédure accélérée pose question au regard des droits fondamentaux ».

Le premier grief qui est exprimé à l’encontre de cette circulaire concerne sa base légale. Si les transactions pénales sont bien autorisées dans le code d’instruction criminelle, à son article 216 bis, c’est bien aux magistrats qu’incombent leur application, la décision de poursuivre, de classer sans suite ou de proposer une transaction, et non aux policiers. Le législateur a confié aux parquets ce pouvoir. « Dans le cas qui nous occupe, les représentants du ministère public décident de déléguer ce pouvoir à la police, sans décision du législateur. Il y a de quoi s’inquiéter », relève un magistrat, sous couvert d’anonymat. Mais Erwin Denicourt n’est pas vraiment sur la même ligne. Pour le procureur, les policiers, qui transmettent les P-V au parquet, « restent sous l’autorité des magistrats ». Ils ne « jugent » pas des affaires, suivent des directives claires, uniformes et « proposent une transaction lorsque les faits sont incontestables, et incontestés. Les gens paient s’ils le veulent ». Et s’ils ne le veulent pas, le P-V est transmis au parquet.

Est-ce bien légal ?

Les six procureurs du collège des procureurs généraux ont-ils outrepassé leurs prérogatives ? Leur circulaire est-elle bien légal ? Impossible de trancher, car cette circulaire se situe dans une zone grise de légalité. La Cour constitutionnelle n’est compétente que pour l’examen de légalité des lois et décrets. Quant au Conseil d’État, il peut suspendre ou annuler des actes administratifs. Une circulaire issue du judiciaire échapperait donc à ces filets de sécurité de l’État de droit. « Il existe un vide juridique, atteste Diletta Tatti. Le collège des procureurs peut prendre une série de décisions dont l’impact est très important sur la vie des gens et le respect de leurs droits, sans aucun contrôle de légalité. » Ces propos font écho à ceux de Xavier De Gils, pour qui ce type de dispositions « répond à une angoisse de la population, mais il s’agit de dispositions à caractère populiste. C’est souvent au nom de l’efficacité qu’ont lieu des dérapages par rapport à l’État de droit  ».

Ce type de dispositions « répond à une angoisse de la population, mais il s’agit de dispositions à caractère populiste. C’est souvent au nom de l’efficacité qu’ont lieu des dérapages par rapport à l’État de droit ». Xavier De Gils, ancien président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone

Et puis les détracteurs de la circulaire pointent le mythe du choix du justiciable – entre le paiement d’une amende et la transmission du procès- verbal au parquet. « On met une pression importante sur les justiciables. Car s’ils refusent la transaction, ils risquent des poursuites pénales. Les justiciables, surtout les plus vulnérables, sont au pied du mur », affirme Nathalie Vandevelde, de Fair Trials.

Dans le cadre de telles transactions, les suspects sont dans l’incapacité de présenter une défense. La matérialité des faits n’a pas à être démontrée sur la base de preuves. Et pourtant, « des transactions immédiates sont acceptées et payées alors qu’un examen plus détaillé du dossier aurait pu conduire à un classement sans suite », estiment Emmanuelle Debouverie et Nathalie Vandevelde dans un texte qu’elles ont signé avec Diletta Tatti, intitulé « La transaction pénale immédiate : enjeux et dangers d’une procédure extrajudiciaire ». D’ailleurs, dans le cadre des infractions Covid, 24,6% des dossiers d’infraction qui ont été examinés par le parquet ont été classés sans suite.

« Sans contrôle juridictionnel, le risque de punir des innocents est élevé. L’expérience des infractions Covid a démontré que, lorsque les personnes ne paient pas la transaction ou contestent l’infraction et que le dossier se retrouve alors devant le parquet, une part importante des affaires est finalement classée sans suite pour absence de preuve, voire même d’infraction », conclut Nathalie Vandevelde. Notre magistrat anonyme confirme ces craintes : « La transaction pénale immédiate est présentée comme une alternative aux poursuites judiciaires, mais en réalité c’est une alternative au classement sans suite. Les procureurs utilisent un système extra- légal pour élargir le filet pénal. » D’ailleurs, le procureur général de Gand rappelle que « les vols à l’étalage, la possession de stupéfiants en petite quantité, la possession d’une arme prohibée n’étaient plus poursuivis devant le tribunal correctionnel en raison de la surcharge des tribunaux ».

Ces choix politiques inquiètent chez Fair Trials. Pour Emmanuelle Debouverie, il faudrait « réduire le champ de la justice pénale autant que possible et dépénaliser, par exemple en matière de détention de stupéfiants ». Xavier De Gils estime plutôt que, « si le législateur a décidé que le vol de vélos était une infraction pénale, alors celle-ci doit être jugée comme telle, devant un tribunal correctionnel, si le parquet le décide ». Pour l’ancien président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, l’extension des transactions pénales immédiates est « une nouvelle petite entorse à nos principes fondamentaux. C’est l’accumulation des petites entorses qui peut nous faire glisser, petit à petit, vers un autre type de régime, moins démocratique ».

Voir en ligne : Alter Echos

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