Inefficace en matière de « retour à l’emploi », dérisoire en termes d’économies espérées, la limitation dans le temps des allocations de chômage revient pourtant (encore une fois) au-devant de la scène politique. De quoi détourner l’attention des vrais profiteurs en attaquant au passage un droit salarial fondamental ?
Une fois n’est pas coutume, c’est la « nouvelle gauche » flamande, incarnée par Conner Rousseau, qui a remis le sujet sur le tapis. Un projet qui s’inscrit en réalité dans la droite ligne de « l’État social actif », défendu dès les années 2000 par le mentor de Rousseau, Frank Vandenbroucke [1] . Après deux années de chômage, un bénéficiaire d’allocations devrait accepter un « job de base » sous peine de se voir exclu. Et voilà le débat sur la limitation dans le temps des allocations de chômage relancé, les libéraux (flamands et francophones) et la NVA se faisant un plaisir de surenchérir sur la proposition « socialiste » [2].
Une spécificité belge
Rappelons en effet que la Belgique est le dernier pays au monde à garantir un système d’indemnisation du chômage illimité dans le temps. Une « tare » pour la droite, mais que l’on peut tout aussi bien considérer comme une conquête salariale fondamentale dont on devrait être fier [3]. Non seulement parce qu’elle protège les travailleurs individuellement, mais aussi et surtout parce qu’elle constitue un outil de défense collective extrêmement puissant contre les tentatives patronales de tirer les conditions de travail vers le bas.
Concrètement, un chômage « généreux » permet à ceux qui en bénéficient de ne pas devoir accepter n’importe quel emploi… et à ceux qui en occupent un de ne pas subir la concurrence de chômeurs prêts à tout pour prendre leur place. Au risque d’entretenir « l’assistanat » ? Cette vision de horde de profiteurs désireux de passer leur journée à ne rien faire est déjà absurde (et insultante) en soi. Mais au vu de l’état de la planète, on pourrait de toute façon défendre l’idée que c’est un moindre mal quand on voit le nombre d’emplois aux conséquences écologiques et sociales catastrophiques…
Des attaques incessantes
Reste que cette spécificité belge est attaquée de longue date et que de nombreuses brèches ont déjà été introduites dans le principe d’illimitation dans le temps des allocations [4]. Parmi celles-ci, l’introduction du statut de cohabitant dans les années 1980 (qui pénalise les femmes de façon disproportionnée) [5] ou encore le renforcement de la dégressivité par le gouvernement Di Rupo en 2012 [6]. La même année, ce même gouvernement limitait également à trois ans le bénéfice des allocations perçues « sur base des études » [7], ce qui aura notamment pour effet d’exclure du chômage des dizaines de milliers de personnes, dont de nombreux anciens travailleurs à temps partiel qui n’avaient jamais réussi à ouvrir leurs droits « sur base d’un travail » [8]. Car on oublie souvent que si la Belgique se distingue par un système d’indemnisation illimité dans le temps, elle est aussi l’un des pays où l’accès à ce système est le plus contraignant…
Or, quel est le bilan de ces mesures ? Concernant les réformes de 2012, il est sans appel. Dans une étude consacrée aux « dix ans de la dégressivité renforcée des allocations de chômage », l’ONEM explique n’avoir décelé aucune « évolution à la hausse des sorties du chômage vers l’emploi », notamment parce que « les chiffres de sorties vers l’emploi sont étroitement liés à la situation économique et au marché du travail ». En outre, la mesure n’aurait permis d’économiser qu’environ 148 millions d’euros, soit un maigre « 0,5 % des dépenses sociales totales pour le groupe de chômeurs étudié »... [« Dix ans de dégressivité renforcée des allocations de chômage », ONEM, 2022.]]
Constat similaire au sujet de la limitation dans le temps des allocations d’insertion, autre mesure phare de la réforme de 2012. Cette fois ce sont quatre chercheurs de l’UCLouvain, l’UCLouvain-Saint-Louis Bruxelles et l’UGent qui ont cherché à déterminer si elle avait été efficace au regard de ses objectifs affichés (inciter les jeunes à trouver plus rapidement du travail et/ou à ne pas quitter prématurément leurs études). Conclusion : « En ce qui concerne les objectifs déclarés, l’effet constaté est nul ou pas important » [9]. Des résultats qui n’ont rien d’étonnant puisqu’ils rejoignent une littérature déjà bien fournie sur l’inutilité des mesures de répression des chômeurs pour lutter contre le chômage [10].
Diversion et division
Mais alors, pourquoi continuer de promouvoir ce type de réformes punitives et inefficaces ? Deux raisons peuvent être avancées. D’abord, parce qu’attaquer les chômeurs permet de faire diversion (et division) quant aux vrais profiteurs. Quelques jours après la sortie de Rousseau, on apprenait ainsi que les Banques centrales étaient particulièrement préoccupées par le phénomène de « greedflation » (contraction d’avarice et d’inflation en anglais), soit le processus par lequel les entreprises profitent de l’inflation pour gonfler encore plus leurs marges (déjà à des niveaux historiques) [11]. En 2012, c’était la responsabilité du secteur financier dans la pire crise économique depuis 1929 qu’il s’agissait de faire oublier en s’attaquant aux chômeurs. Il est pourtant toujours utile de rappeler que si la « fraude sociale » est estimée à quelques dizaines de millions d’euros, la fraude fiscale, elle, continue de se chiffrer en dizaines… de milliards [12].
L’autre raison est à chercher dans le rôle déjà évoqué du chômage comme un des derniers verrous empêchant une flexibilisation et dégradation maximale des conditions de travail et de salaire. Il s’agit d’ailleurs d’une des raisons d’être historiques de la sécurité sociale d’une manière générale : servir d’outil de lutte face à l’arbitraire patronal. Si les patrons l’ont bien compris, il reste aux travailleurs à ne pas l’oublier et à les défendre en conséquence.
Pour citer cet article, Cédric Leterme, "Limitation des allocations de chômage : où sont les profiteurs ?", Gresea, mai 2023.
Illu : Titom
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