[Un édito de SAW-B]
Dans le premier cas, la politique fiscale d’Emmanuel Macron (qui consiste principalement à des réductions d’impôts pour les plus nantis et par des aides aux entreprises [1]) affaiblit les moyens de l’Etat. Comme il n’y a plus assez d’argent, il faut trouver des moyens quelque part : en obligeant à travailler plus longtemps. L’explication paraît limpide : si on ne le fait pas, le système va s’effondrer.
Dans le second cas, la logique de deux commissions paritaires pour des mêmes emplois en fonction du statut du supermarché est un choix politique. D’un côté, le personnel des magasins intégrés bénéficie de meilleures conditions de salaire et de travail. De l’autre, le personnel des magasins franchisés, dépendant d’une autre commission paritaire, est moins bien loti. Impossible également d’avoir une négociation collective pour l’ensemble des travailleurs de tous les franchisés Delhaize. L’activité des supermarchés étant plus coûteuse quand elle est intégrée, les patrons de Delhaize ont fait leur choix et décidé de franchiser tous les magasins et de se séparer d’une partie de son personnel de la maison-mère.
Dans les deux cas, celles et ceux qui paient le prix fort, ce sont les travailleurs et travailleuses. Ils perdent peu à peu foi dans le sens de leur travail tant leurs conditions se détériorent et les rémunérations ne sont plus proportionnelles à l’énergie qu’ils y consacrent. C’est qu’il y a un gouffre entre la vision du travail par les uns (ceux et celles qui légifèrent et contrôlent) et son vécu par les autres (ceux et celles qui le réalisent). La sociologue Dominique Méda [2] rappelle qu’un dispositif d’enquête longitudinale existe depuis 1978, avec une mise à jour tous les cinq ans. Celle-ci avait détecté le malaise au sein de l’hôpital, elle nous dit que la moitié des personnes associent travail et mal-être, que 44% des personnes pensent qu’elles ne pourront pas tenir jusqu’à 60 ans dans le même travail. Une enquête européenne montre aussi qu’en France, les contraintes physiques sont plus importantes qu’ailleurs, qu’il y a davantage de contraintes psychiques, plus de discriminations, plus de violence au travail, moins d’autonomie, moins de participation aux décisions. Comment se fait-il que de tels signaux restent ignorés par les décideurs ?
Ce sont ces personnes qui ressentent dans leurs corps, dans leur tête, cette tension entre détérioration de leurs conditions de travail et aspirations à d’autres significations du travail qui protestent, se rebiffent, tentent de faire plier… mais rien n’y fait. Parfois, cela dégénère et ils sont montrés du doigt pour faire preuve de violence. Une violence physique, tangible, visible, celle-là. Et donc facilement critiquable par les médias.
Les grèves et manifestations, même empruntes d’agressivité, n’arrivent pas par hasard. Elles ne sont pas le fruit d’une explosion soudaine, incontrôlée, immodérée de quelques esseulés. Elles sont le résultat de quelque chose de plus insidieux qu’une franchise ou qu’un report de l’âge de la retraite.
Cette protestation trouve ses racines dans une remise en cause d’un modèle de société imposée par la force, dans une violence institutionnelle qui ne dit pas son nom, bien moins visible et critiquée dans les journaux télévisés, et qui repose notamment sur deux logiques :
- Une logique schizophrénique. Le consommateur veut être livré tout de suite, pouvoir faire ses courses tardivement ou le dimanche, commander en ligne sans devoir se déplacer. Oui, mais le consommateur, c’est aussi le travailleur.
- Une logique de méfiance généralisée et d’inversion de la preuve. Les corps intermédiaires (syndicats, associations, etc.) sont méprisés, voire maltraités. Quant aux citoyens, ils subissent les régressions d’un Etat social et doivent de plus en plus prouver, prouver qu’ils sont en train de chercher un job, qu’ils sont maltraités dans le pays qu’ils fuient, qu’ils sont pauvres, qu’ils vivent vraiment seul, qu’ils se nourrissent correctement, qu’ils sont de bons parents, des bons travailleurs, prouver qu’ils utilisent l’argent reçu pour faire ce qu’on a dit…
Mais en déconstruisant notre modèle de société, en faisant de nous des consommateurs, des entrepreneurs de nous-mêmes, responsables de nos réussites et de nos échecs, le capitalisme nous impose de nouvelles exigences, de nouveaux besoins. Paradoxalement, alors que ses conditions se détériorent, les attentes envers le travail croissent : l’envie d’avoir un job qui a du sens, de pouvoir faire un beau travail, un travail bien fait, un travail où on gagne bien sa vie et où on est respecté en tant qu’être humain, d’avoir le droit à une retraite dont on peut profiter pour continuer à vivre pleinement la fin de sa vie.
Le « nouvel esprit du capitalisme » des sociologues Boltanski et Chiappello montrait combien le capitalisme se nourrissait de la critique pour se régénérer. Et si les résistances utilisaient les maux du capitalisme et de ses idéologies pour le fissurer, le contrer et le déconstruire ?
Parmi ces résistances, l’économie sociale et solidaire porte l’ambition de redonner du sens au travail. Ce qui n’est pas une sinécure. Mais vaut la peine d’être relevé ! [3]
Joanne Clotuche – j.clotuche[@]saw-b.be
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