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#8 Lettre du Rojava : SILENCE EN CLASSE ! ON TUE DES PROFS

#8 Lettre du Rojava : SILENCE EN CLASSE ! ON TUE DES PROFS

Le plus beau métier du monde” m’avait-on dit. À l’heure du fameux choix d’études supérieures, aussi mal préparé que mes congénères bien que n’en ayant pas vraiment conscience, j’étais décidé à devenir instituteur. Façon de concrétiser, sans m’en rendre compte, un rêve inassouvi de mon paternel et surtout, pensais-je, une des meilleures manières de changer un peu le monde. Les nombreux doutes et contradictions vécues lors de mes différentes tentatives d’exercer m’ont amené à me définir aujourd’hui comme ’croyant mais non pratiquant’. J’ai réalisé à quel point l’école alimentait la reproduction sociale et le formatage plutôt qu’un réel changement social et une authentique liberté. Elle constitue même un outil indispensable du paradigme de l’état-nation et du contrôle qui l’accompagne.

Ailleurs | sur https://stuut.info | Collectif : Front Antifasciste de Liège 2.0

Nous sommes quatre, originaires de quatre pays européens, présents au Rojava depuis des durées variables (allant de quelques jours à des années), d’âge allant de la vingtaine à la cinquantaine, nous nous rendons dans une petite ville pour rencontrer ’mamoste Ferho’ (’professeur Ferho’, les enseignants sont ici appelés avec leur fonction devant leur nom en guise de respect). J’ai eu son contact via l’administration scolaire de la localité où je réside. Je m’y étais rendu fin juin pour savoir si quelqu’un avait connu Mihemed Gabar : enseignant lui aussi à qui un drone turc a ôté la vie le 14 juin 2023, sur la route entre Tirebespi et Qamishlo. Touché par le fait qu’un professeur exerçant son métier puisse ainsi être ciblé, j’ai eu envie d’en savoir plus sur son histoire. Quitte à avoir des doutes sur le système scolaire chez moi, je peux essayer d’en savoir plus sur la vie (et la mort donc) de professeurs ici. « Allez à la ’Saziyê zimanê » (Institut des langues), il y travaille de 8 à 13 tous les jours ouvrables”. Arrivés sur place, notre prononciation bancale et vocabulaire limité tardent un peu à nous faire comprendre. Mais, l’accueil chaleureux et l’envie de nous aider font le reste. Mr. Ferho étant reparti plus tôt chez lui, une personne nous propose de nous accompagner pour aller le chercher. Il vit à quelques kilomètres de là et serait ravi de nous rejoindre a-t-il dit au téléphone. Le seul habilité à conduire s’y rend pendant que les trois autres profitent d’un cocktail inéluctable : attente, papote, caféine et nicotine. Une grosse demi-heure plus tard, il est des nôtres.

Âgé de 53 ans, père d’une fille et de deux garçons, son aîné fait des études d’ingénieur en pétrochimie à Homs et sa cadette vient de commencer la médecine à Qamishlo, mamoste Ferho a travaillé plusieurs années durant, côte à côte avec mamoste Mihemed. Il se dit honoré de notre visite et de l’intérêt que nous portons à la dure réalité du peuple kurde et à cette énième vie brutalement interrompue. Il accepte volontiers de répondre à nos questions et fait le choix de s’exprimer dans un anglais rugueux, mais correct de sorte que davantage de personnes puissent entendre sa voix hors du Moyen-Orient [1]. Au fil des minutes, il devient évident que cet homme, plus qu’un grand idéologue ou un orateur hors pair, s’exprime avant tout avec ses tripes et avec son cœur. À la question “Quel souvenir marquant garderez-vous en mémoire de Mihemed Gabar ?”, il fond en larmes après les premières secondes de sa réponse. Il nous partage, entre sanglots et excuses, ce moment où son ami lui a montré des photographies de son village natal au Bakur (Kurdistan du Nord), rasé par l’armée turque. Ses propos témoignent de toute sa reconnaissance et admiration pour le parcours et les choix de vie de son ex-collègue. Ceux-ci sont emblématiques des difficultés et du courage du peuple kurde. Obligé de fuir, très jeune, la partie turque du Kurdistan, il grandit, se forme et commence à travailler avec des enfants au Bashur (Kurdistan du Sud, irakien) dans un lieu pas banal : le camp de réfugiés de Maxmur. Fondé en 1998, au sud-ouest d’Erbil, il accueille 12.000 personnes ayant dû fuir leurs foyers détruits par un gouvernement trop habitué aux pratiques génocidaires. Plus de quatre mille villages comme celui de Mihemed ont été rasés et des centaines de milliers de personnes ont été déportées de force. Une décennie avant que l’autonomie se concrétise au Rojava, les principes du Confédéralisme Démocratique (auto*-organisation en conseils locaux, éducation autonome, féminisme, développement de coopératives) faisaient leurs premiers pas à Maxmur : une sorte de ’laboratoire politique fruit de la répression’. [2]

Il y a plusieurs années, Mihemed a fait le choix de venir apporter sa pierre à l’édifice révolutionnaire en construction au nord-est de la Syrie. Avec Ferho, ils ont, sans relâche, tenté de diffuser et mettre en valeur leur langue natale si longtemps réprimée et interdite. Ils se reconnaissent assurément dans ces mots de la romancière kurdo-iranienne Ava Homa sur l’importance de la littérature, s’étant pour leur part attelé à un long et nécessaire travail de traduction (du kurde vers d’autres langues, arabe/anglais notamment, et vice-versa) :

Notre langue et notre histoire ont été bannies, notre douleur a été ridiculisée et utilisée contre nous – nous avons été niés par nos oppresseurs, réduits à des sous-hommes, d’une manière qui a brisé notre fierté et notre dignité. Pour résister/exister, je me suis appuyé sur les arts. La littérature a été mon refuge et mon abri, mon soutien vital […] En dépit – ou peut-être à cause – de tout cela, les Kurdes sont passés maîtres dans l’art de renaître de leurs cendres. Notre apatridie nous a tués mais nous a aussi appris à ressusciter. Il n’est pas étonnant que notre mantra le plus courant, surtout au Rojava, soit ’Berwedan Jîyan e’ : la résistance, c’est la vie.
 [3]

Une fois l’interview terminée et l’enregistreur sur ’stop’, Ferho nous remercie plusieurs fois, s’excusant pour l’émotion qui l’a gagné. Nous le raccompagnons chez lui. Sa demeure est modeste, le jardin potager petit mais joli, fleuri et arboré. Il a planté de ses mains les quatre oliviers qui l’ornent, il y a plusieurs décennies. Il nous explique qu’il est né dans ce village où toutes les familles sont kurdes, à une exception. Cette famille arabe a d’ailleurs appris le kurde et le parle désormais couramment. Impossible de lui refuser l’invitation à boire le thé. Nous prenons place dans une salle à manger typique, avec des matelas en ’U’ en guise de sofas. Sa fille nous apporte de l’eau fraîche, les fils ne sont pas là. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, une nappe en plastique est dressée au sol, garnie illico de pastèque salvatrice par cette canicule, de plats de pâtes, de bols de yaourt et de concombres… sans oublier, accompagnant le thé pris à l’extérieur, à l’ombre d’une vigne, des caramels et des chocolats. Je tente d’expliquer pourquoi j’aime tant enseigner mais aime si peu l’école, en quoi je pense que le principe même de l’institution gagnerait à être repensé de fond en comble. Ferho évoque son intérêt pour un pédagogue brésilien dont il a oublié le nom, mais dont il avait traduit quelques écrits intéressants. Nous nous disons au revoir en lui promettant d’essayer de revenir. Je me dis que Paulo Freire (selon toute vraisemblance c’est de lui qu’il s’agit) serait honoré de se savoir lu sous ces latitudes par des personnes dont le métier comporte bien des différences mais aussi de similitudes avec celui que j’ai connu au plat pays. Ces rencontres ravivent en moi un feu pédagogique dont les braises, malgré les pauses, ne se sont, au fond, jamais éteintes. Sans atténuer mes critiques à l’égard de l’école, elles ont le mérite de me rappeler qu’envers et contre tout l’éducation peut être libératrice et que ce métier est pour certain.es relié à des convictions et à une vie militante, que dans bien des lieux du monde cela reste un combat que de permettre aux enfants d’aller à l’école. Ce fut aussi le cas, il y a quelques semaines, en découvrant les lettres (certaines adressées à ses élèves) d’un instituteur primaire du Rojhelat (Kurdistan iranien), Farzad Kamangar. Exécuté le 9 mai 2010, alors âgé de 35 ans, après des années de prison et de torture, pour avoir dénoncé haut et fort les discriminations et les injustices dans son pays, ses écrits, tantôt pamphlétaires, tantôt poétiques m’ont particulièrement touché.

Légende : Je suis devenu instituteur en sachant que, dans ce pays, cela signifiait partager la douleur et la souffrance des autres. La douleur et la souffrance dans cette partie oubliée du monde donneraient à un enseignant une conscience et une nouvelle personnalité. Je devais continuer à enseigner par respect pour l’enfance, pour mes rêves d’enfant – un instituteur qui aimait rester un enfant – même à cet âge et même en prison. [4]

Quelques jours plus tard, notre quatuor se reforme pour rendre visite à la famille de Şehîd Zozan. Kurde, originaire d’un minuscule village proche de Dérik, elle avait épousé Mihemed, il y a quelques années. Ferho n’était pas peu fier d’avoir joué les entremetteurs pour leur rencontre et d’avoir dansé à leur mariage. Elle se trouvait avec son mari en chemin vers un hôpital lorsque leur véhicule a explosé sous le tir du drone. Venu au Rojava par idéal et pour contribuer dans son domaine à la construction d’une société démocratique et à la diffusion de la langue kurde, il y aura trouvé l’amour et la mort. Cette fois pas d’interview au programme, mais juste l’envie de saluer la famille et de lui présenter nos condoléances. Des enfants nous renseignent la demeure des parents. Sans avoir le temps d’expliquer ni qui nous sommes ni le pourquoi de notre venue, iels nous font entrer chez eux. Une fois un verre d’eau glacée avalé et une tasse de thé devant nous, nous expliquons la raison de notre visite.

C’est tout de même incroyable de voir comme l’accueil a ici quelque chose d’inconditionnel. D’abord, je te fais entrer chez moi, je t’invite à t’asseoir et te sert quelque chose à boire. Ensuite seulement vient le temps des explications. Et de me dire que nous ferions bien de toujours cultiver et défendre des pratiques telles que celle-là, évitant de céder à la si fréquente méfiance et peur des inconnus qui détruit le cœur même de nos sociétés. La maman nous montre quelques photos, le papa évoque le rêve de la famille de partir en Europe. Comme à chaque fois que ce sujet omniprésent est posé sur la table (qui brille pourtant par son absence), je tente d’évoquer l’importance à mes yeux de ce qui se joue ici et les dangers de la maladie qui gangrène les sociétés européennes. Le papa, sans me contredire, me rétorque qu’il aspire juste à voir ses petits-enfants grandir sans risquer de perdre la vie en se rendant un beau matin à un rendez-vous médical. Il évoque aussi les difficultés matérielles et le transport scolaire défaillant auxquels ils sont confrontés au quotidien. Nous vantons les mérites des murs en terre glaise qui atténuent la fournaise ambiante (en comparaison avec les murs en ciment), dont le choix est fruit de la précarité plutôt que d’une volonté de construction alternative écolo, efficiente sur le plan thermique. L’échange avec ce couple endeuillé me touche et me fait cogiter. La révolution a beau être animée d’idéaux louables, si on lui empêche de fournir des conditions de vie digne et des perspectives d’avenir à la majorité de sa population, l’enthousiasme risque bel et bien de s’effriter. Les ennemis du Rojava ne le savent que trop bien, l’embargo économique est là pour cela : tenter de tuer à petit feu l’espoir que les balles ne suffisent pas à éradiquer. À nous de leur compliquer la tâche, de faire en sorte que cela au moins ne se fasse pas dans l’indifférence.

Je repars le cœur gros face à l’ampleur de la tâche et des souffrances provoquées. Je me dis que décidément enseigner est un beau métier que je n’ai aucune envie d’abandonner, à condition de pouvoir l’exercer en assumant la défense de certaines valeurs. Je repense à cette personne qui me connaît bien et aime me répéter : « Si tous les dégoûtés s’en vont, il ne restera que les dégoûtants ! » Pourtant, je ne saurais me contenter d’un discours hypocrite prétendant que l’idéologie n’a pas sa place à l’école alors que ces fondations en sont remplies, que chacune de ses briques en est imbibée. Je ne pense pas qu’il y a une seule vérité quant à la stratégie à adopter pour ’révolutionner l’éducation’ même si j’ai souvent tendance à penser que de l’intérieur cela semble impossible. Toujours est-il que se relier à ce que vivent des enseignant.es aux quatre coins du globe, animé.es par une profonde envie de construire un autre type de société, me paraît un ingrédient incontournable. Contribuer à faire en sorte que leurs vies fauchées ne les fassent pas tomber dans l’oubli, ni que le silence recouvre leurs voix aussi.

« Est-il possible d’être enseignant et de ne pas montrer le chemin de la mer aux petits poissons du pays ? Est-il possible de porter le lourd fardeau que constitue le métier d’enseignant et la responsabilité de répandre les graines de la connaissance tout en restant silencieux ? Est-il possible de voir les gorges nouées des élèves, leurs visages maigres et mal nourris sans rien dire ? Je ne peux imaginer être témoin de la douleur et de la pauvreté des habitants de cette terre et refuser d’offrir nos cœurs à la rivière et à la mer, au grondement et à l’inondation ». [5]

Diego del Norte

Voir en ligne : #8 Lettre du Rojava : SILENCE EN CLASSE ! ON TUE DES PROFS

Notes

[1Un podcast fait à partir de cet entretien ici : https://archive.org/details/hommahe-mihemed-gabar

[2Un excellent article de Reporterre et un documentaire “Maxmur, fleurir au désert” pour vous faire une idée !

[4Farzad Kamangar – Burnt Generation – Evin prison (mai 2010)

[5Farzad Kamangar – « Is It Possible to Teach and Be Silent ? » – Evin prison (mai 2010). La dernière de ses lettres avant son exécution il y fait tout du long allusion au conte pour enfants, ’Le petit poisson noir’, d’un autre enseignant iranien assassiné avant lui, Samad Behrangi : le-petit-poisson-noir-1968.

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