Sommaire
- Pourquoi parler de « révolution anarchiste » et en quoi consiste-t-elle ?
- Ces dernières années, nous assistons à un renforcement de l’appareil d’Etat. La perspective d’une révolution anarchiste ne s’éloigne-t-elle pas ?
- En tant qu’exploités, prolétaires, nous sommes isolés, atomisés. Les organisations ouvrières sont mortes ou très faibles. Alors, d’où peut venir la force révolutionnaire ?
- Les partis et syndicats étant de plus en plus discrédités, le « municipalisme libertaire » théorisé par Murray Bookchin apparaît-il comme une possibilité ?
- La révolution devrait-elle détruire l’industrie et la technologie ? Et si oui, s’agit-il d’une forme de primitivisme ?
La publication du livre « Pour un anarchisme révolutionnaire » (Ed. L’Echappée, 2021) a été l’occasion de rencontrer beaucoup de camarades, et d’avoir de nombreuses discussions. Cette brochure s’inspire de ces échanges. Elle reprend les questions qui ont été posées le plus souvent et présente l’essentiel de ce qui s’est dit par la suite.
Ce qui va suivre n’est donc pas un résumé du livre. Si la plupart des propositions ci-dessous s’y trouvaient déjà, elles n’ont pu s’énoncer concrètement et se préciser qu’au fil des discussions, remarques et critiques qui ont été faites au livre.
Espérons que cette brochure soit l’occasion de poursuivre ces échanges et de nourrir nos réflexions dans les luttes à venir…
Mur par Mur
Avril 2022
Pourquoi parler de « révolution anarchiste » et en quoi consiste-t-elle ?
Nous partons d’un double constat : d’un côté beaucoup d’anarchistes ont pris le chemin de la désertion, de la constitution de communautés alternatives, s’éloignant d’un discours et de la recherche de pratiques révolutionnaires. Et d’un autre côté, la question de la révolution est revenue sur la table ces dix dernières années. C’est dans ce contexte que nous avons voulu réaffirmer, avant tout, la nécessité et la possibilité de la révolution. Mais dès lors, la question est de savoir ce que l’on met derrière ce terme. C’est d’ailleurs une question que beaucoup de gens se posent. On voit bien l’évolution qu’il y a eu ces dernières années : maintenant, lorsque l’on distribue des tracts ou des journaux révolutionnaires dans la rue, beaucoup de personnes prennent cela au sérieux, s’y intéressent, veulent en savoir plus. Ce qui n’était pas le cas il n’y a ne serait-ce que quelques années (on constate sur ce point « un avant » et « un après » mouvement des Gilets Jaunes). Les questions qui reviennent le plus souvent sont : mais de quelle révolution s’agit-il ? Comment gagner ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Jusqu’où faut-il aller ? Que devons-nous détruire, et pour construire quoi ?
Ces questions nous nous les posons aussi. Nous avons écrit ce livre dans la volonté de nous en expliquer et de tenter de produire quelques propositions. C’est en ce sens que nous parlons d’une révolution anarchiste. Car l’anarchisme, et plus précisément le communisme-anarchiste (ou communisme-libertaire) s’est affronté à ces questions, à la fois dans la pratique et dans la théorie. Il permet de viser une révolution sociale qui ne conduise pas à une autre forme d’autoritarisme, à la production d’un nouvel ordre économique, ou à un capitalisme d’État comme on a pu le voir en URSS.
Ce que nous appelons une révolution anarchiste, ce n’est pas une révolution faite par des anarchistes, mais une révolution qui vise la destruction du pouvoir — et non sa prise. Au fond, la différence essentielle est là : il s’agit de détruire dans un même mouvement le Capitalisme et l’État, et à travers eux l’exploitation et le pouvoir. La révolution anarchiste ne vise pas à se servir de l’État pour abattre le capitalisme. Elle vise au contraire à détruire l’État, car celui-ci est au coeur de l’économie capitaliste. On ne pourra pas se défaire de l’exploitation économique sans détruire l’État. Nous développons à plusieurs endroits dans le livre ce lien intime et central entre l’État et le capitalisme pour montrer que l’État moderne est l’instrument de l’exploitation économique.
Ceci est tout à fait criant aujourd’hui, où les États doivent une grande partie de leur force et de leur capacité d’action, à leur place sur les marchés financiers : à leur capacité à s’endetter. Or, la confiance qui permet à un Etat de se voir prêter de l’argent facilement dépend de sa capacité à garantir les conditions de circulation, d’accumulation et de création de valeur future. Cette garantie n’est rien d’autre que celle des conditions nécessaires au capitalisme. En dernière instance, cette garantie se mesure à la capacité d’un État à contraindre la population à travailler pour les capitalistes. Dès lors, l’État ne peut faire autrement que de maintenir l’exploitation. C’est à la fois sa visée et ce par quoi il tire sa force. Pour mettre fin à l’exploitation économique et à son lot de misère, de concurrence, de guerre permanente, le pouvoir de l’État est en réalité un obstacle, peu importe celles ou ceux qui le dirigent. Car l’État repose sur la création de valeur économique par la contrainte au travail. Il n’y a pas d’État sans une division en classe de la société et donc sans l’exploitation de la majeure partie de la population pour entretenir les classes exploitantes et dirigeantes.
Aujourd’hui, alors que les partis politiques et les élections sont désertés, et à l’heure où plus personne ne croit sérieusement que le capitalisme nous conduira ailleurs que dans un mur, la question révolutionnaire flotte à nouveau dans l’air. En France, elle s’est posée avec les Gilets Jaunes, et elle se posera à nouveau. Mais nous observons des soulèvements partout dans le monde : au Chili, à Hong Kong, en Colombie, au Liban, aux USA, au Kazakhstan, etc. Ce sont à travers ces mouvements, dans la pratique, que nous pourrons tracer les chemins qui nous conduiront à la victoire de la révolution sociale. Pour autant, la perspective générale peut s’énoncer : parvenir à vaincre le maintien de l’ordre et le pouvoir de l’État tout en détruisant l’économie afin d’inventer un rapport social où nous reproduirons nos existences à travers l’entraide incommensurable et le partage, et non à travers la production capitaliste.
Au sein de ces soulèvements, toute la question est de repérer leur dynamique : Y a-t-il des pratiques et des discours qui portent une capacité à dépasser la seule revendication de réforme ou de négociation ? Rallier et appuyer ces pratiques est la meilleure façon d’accroitre la force révolutionnaire des mouvements. Dès lors, nous pensons que le rôle des révolutionnaires est de porter des initiatives qui vont dans ce sens, mais aussi de diffuser des pratiques qui ont marché ailleurs, de faire vivre l’histoire et l’actualité internationale de la lutte de classe. Le tout sans chercher à constituer une boutique politique de plus. Le seul parti des anarchistes, c’est celui de la révolution. Ce n’est pas parce qu’un parti politique ou un syndicat se prétend révolutionnaire qu’il n’est pas, dans les luttes, un obstacle à dépasser. L’encadrement de la lutte par les partis et syndicats n’a jamais produit autre chose que la défaite par la négociation, et la promotion de quelques personnes qui ont pu rejoindre une fraction de la classe dirigeante.
La révolution anarchiste est donc celle qui détruit l’exploitation ainsi que le pouvoir et ses représentants, y compris les tendances au sein du mouvement qui voudraient devenir les représentants de la révolution.
Que voudrait dire la victoire ? À quoi ressemblerait un monde anarchiste ? Cela n’est pas donné d’avance. Le communisme libertaire est aussi une façon de concevoir la vie autrement, mais il nous ouvre vers l’inconnu : un monde sans travail, sans économie, sans classe dirigeante, sans États… Ce monde sera avant tout créé par celles et ceux qui feront la révolution, avec tout ce que cela implique de résonance internationale et de bouleversement culturel. La révolution n’est pas pour autant la fin de l’histoire. Au contraire, c’est bien plutôt un commencement. L’enjeu n’est pas seulement de transformer le monde tel qu’il est, mais de rendre possible la transformation d’un monde libéré du pouvoir et de l’économie — et de leurs contraintes sur les possibles devenirs historiques. La révolution, c’est donc aussi la destruction de ce qui nous empêche de transformer le monde et qui ramène toute aspiration au changement, toute alternative, aussi bien intentionnée soit-elle, dans le giron du capitalisme et de l’État.
Ces dernières années, nous assistons à un renforcement de l’appareil d’Etat. La perspective d’une révolution anarchiste ne s’éloigne-t-elle pas ?
La pandémie de Covid-19, ou plutôt la gestion par l’État de la pandémie, a été l’occasion pour les États de faire un pas de plus dans le virage autoritaire qui s’était déjà largement amorcé auparavant. D’ « antiterroriste », l’état d’urgence est passé « sanitaire » (sans pour autant annuler la dimension « antiterroriste » de la justification de la fuite en avant sécuritaire). Rien d’étonnant à ce que cette fuite en avant sécuritaire se fasse à travers l’arsenal technologique développé par le capitalisme, qui fournit aux États (qui ont les moyens de se les payer) une puissance de surveillance, de contrôle et de répression toujours plus perfectionnée et invasive. La pandémie a aussi été l’occasion d’imposer à grande échelle toute une batterie de technologies numériques dans le monde du (télé)travail : (télé)médecine, (télé)enseignement, (télé)administration, etc., finissant de hisser les grandes plateformes numériques, GAFAM et autres, au rang d’actuel leader mondial de l’économie capitaliste. Rien de bien surprenant au final, tout ce que nous avons vu se développer très rapidement pendant la pandémie était très clairement déjà en marche avant elle. La pandémie n’a été qu’un coup d’accélérateur donné aux tendances techno-sécuritaires du capitalisme contemporain.
De ce point de vue, il est clair que l’État se prépare pour réprimer les offensives qui pourraient le viser. Il renforce et étend très largement l’arsenal policier, durcit encore la législation, les conditions de travail, etc. Ce renforcement massif de l’arsenal répressif laisse entrevoir que l’État prend acte qu’il lui sera de plus en plus difficile d’acheter la paix sociale. Surtout après le « quoi qu’il en coûte » de Macron, qui après avoir enrichi le patronat et temporairement maintenu la paix sociale, a ajouté la « dette Covid » à la crise de la dette qui n’en finit plus de ne pas finir depuis 2008.
La petite musique de l’austérité est en train tranquillement de revenir sur le devant de la scène, mais avec les milliards de la « dette Covid » en plus. Rembourser la dette est un mirage, bien évidemment. L’enjeu est plutôt que l’État puisse continuer à s’endetter. Et pour cela, il doit prouver qu’il est un bon gestionnaire de l’extraction du profit. C’est-à-dire que l’Etat doit montrer sa capacité à produire et maintenir les conditions nécessaires à la circulation, l’investissement et la valorisation des capitaux sur le territoire économique dont il a la gestion. Cette preuve s’obtient par le durcissement des conditions d’exploitation (qui permet l’accroissement du taux d’exploitation) : austérité, attaque des salaires directs ou indirects (chômage, minima sociaux, retraites), réforme du code du travail permettant une extraction plus forte de plus-value, etc., tout ceci en vue de maintenir des taux de profits acceptables pour les capitalistes. Tout semble indiquer que nous allons vers un durcissement de l’exploitation et que l’État se prépare à imposer cela par la force. Le renforcement autoritaire des États est une forme de bunkérisation en vue de tenter de mater les soulèvements. Et cela se constate à une échelle bien plus large que la France.
Plus récemment, on a vu la guerre revenir sur la scène européenne et être aussi l’occasion pour les États de renforcer leur appareil répressif, d’exacerber les nationalismes, de relancer l’industrie de l’armement. Plus encore, on peut considérer qu’une des dimensions de l’attaque de l’Ukraine par la Russie est celle d’une « opération de police » visant à réprimer les soulèvements dans la sphère d’influence russe (Biélorussie en 2020, Kazaksthan en 2022) [1].
C’est pourquoi cette bunkérisation traduit aussi un état du capitalisme aujourd’hui : nous sommes dans un moment où l’antagonisme de classe se durcit et donc se dévoile. La lutte de classe revient ainsi sur le devant de la scène. Seulement, les capacités intégratives du capitalisme sont limitées. On assiste à une massification des petits boulots sous-payés ou précaires, avec le retour du travail journalier et du travail à la pièce à travers le capitalisme de plateforme, notamment avec l’explosion de la livraison en « auto-entreprise » dirigée par plateforme-numérique. La précarité touche aussi les personnes en CDI, qui, endettées, ne parviennent plus à joindre les deux bouts. L’idée que le travail soit vecteur de socialisation ou de réalisation personnelle a fait son temps. Car travailler, c’est travailler dans le capitalisme, qui est reconnu de plus en plus massivement comme une impasse historique — littéralement invivable. L’intégration par le travail est en crise.
Mais aussi, et peut-être surtout, le capitalisme et l’État ont beaucoup de mal à intégrer la lutte des prolétaires, c’est-à-dire à ramener les mouvements, voire les soulèvements, dans le giron de la reproduction du capital : les syndicats n’arrivent plus à faire tampon entre les luttes et l’État. Nous assistons à un refus des mouvements actuels à se laisser représenter par des figures politiques dictant les champs du possible et de l’impossible en négociant la défaite perpétuelle. L’intégration politique est en crise.
Il est difficile de dire si la révolution anarchiste s’éloigne ou se rapproche. Mais il est clair que les conditions actuelles du capitalisme et de ses crises (alliant crise de l’intégration par le travail, crise de la représentation politique, et refus des syndicats et des partis politiques comme médiations des luttes face à l’Etat) posent des conditions historiques où la proposition d’une révolution anarchiste est rendue potentiellement audible, et ceci d’une façon inédite. De plus, le cycle de international soulèvements auquel on assiste ces dernières années va plutôt dans le sens d’une approfondissement du mouvement (réel) révolutionnaire. Nous assistons par exemple à un notable dépassement de l’opposition violence/non violence dans les soulèvements à travers le monde. Nous assistons également à des échanges entre les mouvements à l’international. On a vu par exemple les soulèvements aux Etats-Unis et en France s’inspirer de techniques d’affrontement vues à Hong Kong. Plus récemment, le dernier soulèvement en Colombie (au printemps 2021) a repris des pratiques vues au Chili, aux Etats-Unis ou en France. Sur ce point, on pourra se reporter au très bon livre « Soulèvement » de Mirasol, qui traite spécifiquement de cette question.
Bien sûr, cet approfondissement révolutionnaire de la dynamique des mouvements actuels n’est pas un long fleuve tranquille. Et force est de constater que le mouvement contre le pass sanitaire n’a porté ni l’offensivité, ni la dynamique révolutionnaire que l’on a pu voir avec les Gilets Jaunes. Mais les conditions de la crise du capitalisme tout autant que celles d’un soulèvement révolutionnaire sont à notre avis tout à fait d’actualité.
En tant qu’exploités, prolétaires, nous sommes isolés, atomisés. Les organisations ouvrières sont mortes ou très faibles. Alors, d’où peut venir la force révolutionnaire ?
Pendant longtemps, l’antagonisme de classe a été conçu en termes d’une lutte du travail contre le capital. L’histoire du mouvement ouvrier est marquée par cette idéologie, qui a été largement produite et entretenue par les cadres des syndicats et des partis « révolutionnaires ». La révolution était perçue comme la montée en puissance des travailleurs et du travail contre les capitalistes et le Capital. Dès lors, la révolution consistait en une poursuite du travail, mais (soi-disant) sans le capitalisme. Le socialisme, la propriété collective des moyens de production et la planification du travail remplaceraient le capitalisme et la concurrence. Cette conception est une impasse. Elle ne peut conduire « au mieux » qu’à une forme de capitalisme autogéré, ou bien à un capitalisme d’État. Et l’un comme l’autre ne tarderaient pas à voir ré-émerger les conditions de la concurrence. En réalité, si nous voulons détruire le capitalisme, nous devons détruire ce qui fait son coeur même : le travail. Toute l’oeuvre de Marx va dans ce sens : le fondement de la valeur, c’est le travail. Et abolir la propriété privée sans abolir la valeur est une impasse. Il faut bien sûr abattre le capitalisme, mais pour cela il ne suffit pas d’abattre l’un de ses pieds : le Capital (soit la richesse accumulée, la propriété privée des moyens de production et la circulation de marchandises, pour faire court). Il nous faut abattre la façon dont cette valeur se fabrique : le travail. La révolution consiste donc à détruire l’État qui organise la société du Capital et la contrainte au travail, défaire la production capitaliste, et trouver une façon de faire ensemble et non de travailler. Tant que nous garderons la quantification d’un temps spécifique dédié à la production en vue d’une rémunération (sous quelque forme qu’elle soit, bons de travail, bons de consommation, banque de temps, troc, monnaies alternatives, etc.), nous garderons les germes de la concurrence et de l’échange. Il nous faut détruire le travail comme sphère temporelle spécifique de production.
Mais ce sera bien le prolétariat qui fera la révolution, bien qu’il n’y soit pas destiné. La révolution n’est pas une affaire de destin, mais de rupture. Dans le livre, nous remettons au coeur de la question révolutionnaire l’importance, déjà soulevée par Bakounine, de l’acte et de la visée révolutionnaire. Nous ne pensons pas que le capitalisme produise les conditions de son propre dépassement à lui tout seul. La dynamique révolutionnaire est à chercher en dehors de ce qui constitue la dynamique du capitalisme. Or, « le prolétariat » tel qu’on l’entend en général, c’est-à-dire comme synonyme de « la classe ouvrière » est un produit du capitalisme. C’est la condition faite aux exploités, à celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre pour survivre. Ce sont les prolétaires en tant qu’exploités.
Dès lors, lorsque nous disons que c’est bien le prolétariat qui fera la révolution, ce n’est pas simplement de ce prolétariat exploité dont nous parlons. Nous ne parlons pas d’un prolétariat qui serait une donnée sociologique, ou une identité au sein de la reproduction de la société du Capital. Nous parlons du prolétariat qui se constitue comme classe révolutionnaire, dans un mouvement d’offensive contre sa condition d’existence au sein du capitalisme. Le prolétariat révolutionnaire se constitue donc dans une dynamique antinomique aux conditions d’existence des classes sociales. Cette constitution ne se fait pas à partir d’une condition sociologique ou à partir d’une identité préalable, elle se fait sur la base de l’identification à un mouvement qui attaque matériellement les intérêts des capitalistes et l’État. Bien évidemment, un tel mouvement ne peut provenir que de la classe des exploités, des « prolétaires » au sens classique du terme. Car seuls les exploités sont dans cette position où, pour se libérer de leurs chaînes (celles de l’exploitation par le travail), ils doivent détruire l’ensemble de la société capitaliste. Et bien sûr, ce n’est pas la bourgeoisie qui va défaire le capitalisme.
Dans la perspective révolutionnaire, la question est celle de la dynamique des soulèvements de cette classe des exploités-prolétaires. Une fois qu’un mouvement est enclenché, ce qui peut permettre la constitution d’une force révolutionnaire, c’est une dynamique qui se déploie dans le mouvement, et qui se dirige vers la remise en cause radicale de l’exploitation, c’est-à-dire des conditions d’existence des classes sociales. Alors, une force révolutionnaire peut prendre forme et gagner en puissance.
Pour ce qui est de savoir comment la révolution peut se réaliser, il est bien évidemment impossible de répondre avant qu’elle n’ait eu lieu. Car la forme de la révolution dépendra du mouvement et des pratiques qui auront permis historiquement l’émergence et l’extension de sa force. Cependant, on peut se risquer à énoncer quelques points logiques :
- La dynamique d’un dépassement révolutionnaire émerge des pratiques au sein d’un mouvement — et non des idéologies ou des revendications.
- La constitution d’une visée révolutionnaire au sein d’un mouvement est un point de bascule fondamental. Dès lors qu’une visée révolutionnaire s’énonce concrètement (c’est-à-dire lorsque le mouvement reconnaît et assume comme sien des pratiques qui lui permettent de prendre conscience de sa force révolutionnaire), alors s’engage une lutte, au sein même du mouvement, entre dynamique révolutionnaire et contre-révolutionnaire (appels au calme, à la négociation, à l’intégration à l’État ou à la prise du pouvoir d’État par des représentants, à une nouvelle constitution ou à un nouveau pacte démocratique, etc.). La lutte pour la force révolutionnaire se fait donc à la fois contre l’État et la classe capitaliste, mais aussi à l’intérieur du mouvement. Cette lutte, dans ces deux faces, ne se gagne pas par la prise de la direction du mouvement, mais par la propagation hégémonique des pratiques et initiatives qui étendent et accroissent la force révolutionnaire.
- La naissance et la reconnaissance de cette potentialité révolutionnaire se construit en même temps qu’ont lieu les premières offensives qui devront conduire à la défaite du maintien de l’ordre, la mise « hors-service » de l’État, et l’arrêt de la production capitaliste : c’est le temps de l’insurrection.
- L’insurrection ne peut être victorieuse que si elle trouve les moyens de reproduire la force révolutionnaire et d’étendre sa dynamique à partir de pratiques qui permettent une reproduction de l’existence qui n’ont pas l’exploitation et le pouvoir comme socle. En ce sens, le contenu de la révolution est bien l’abolition de la valeur et des rapports sociaux qui y sont liés.
- La révolution correspond à la transformation du monde par l’extension, la généralisation, et la poursuite créative des pratiques d’entraides fondées sur l’abolition de la valeur nées à travers l’insurrection. La révolution communiste-libertaire vise à défaire le lien quantifié entre le travail et l’accès à des produits de subsistance. Elle vise une société où il n’existe pas une sphère du travail qui détermine (en fonction d’un temps de travail effectué ou de son équivalent quantifiable) la quantité de ce que l’on a le droit de recevoir. Le communisme libertaire est une société où on ne produit pas pour obtenir de quoi vivre, mais un monde où l’on vit en s’entraidant dans l’existence. Le « travail » est détruit pour laisser place à un entrelacement incommensurable des « faires » à travers l’entraide et le partage. Il n’y a plus de mode de production en tant que tel, car produire n’est plus une activité séparée de ce qui constitue l’ensemble de l’existence et de sa signification. Au fond, c’est cela que veut dire abolir la valeur.
- La contagion insurrectionnelle et révolutionnaire doit nécessairement prendre une dimension internationale, afin d’abattre tous les États et pas simplement un État, afin de détruire les capacités de réorganisation et de contre-offensive de la bourgeoisie loin du foyer révolutionnaire, et afin d’éviter l’intervention d’autres États pour éteindre la révolution (comme les Etats-Unis l’ont fait régulièrement en Amérique latine, la France en Afrique, et plus récemment la Russie en Europe de l’Est).
Les partis et syndicats étant de plus en plus discrédités, le « municipalisme libertaire » théorisé par Murray Bookchin apparaît-il comme une possibilité ?
À l’heure actuelle, le municipalisme (ou communalisme) soi-disant libertaire n’est rien d’autre que de la social-démocratie vaguement participative. Nous voyons dans la tendance à « prendre des mairies », très en vogue actuellement chez certains anarchistes, une intégration de ces derniers à l’État local. Bien que Bookchin n’ait jamais vraiment lâché la question révolutionnaire, ceux qui se revendiquent aujourd’hui du municipalisme libertaire s’en tiennent en réalité le plus souvent à un simple municipalisme. Cette tendance s’articule avec des mouvements de désertion où quelques néo-ruraux, souvent sur-diplômés, se mettent aux affaires là où ils vivent. S’impliquer dans la vie politique de sa mairie, constituer des listes municipales « citoyennes » ou prôner la démocratie directe, cela n’a rien à voir avec l’anarchisme révolutionnaire que nous défendons. Pour une raison finalement simple : le municipalisme ne s’attaque pas au rapport social capitaliste et à son socle : la valeur. Il se pose comme une alternative à la gestion politique du capitalisme. Dans les luttes, nous devons être vigilants à ne pas tomber dans les tentatives de séduction de ce courant politique, et même le combattre. Car il est une théorie de la défaite : lorsqu’il s’exprime, c’est pour ramener les pratiques dans le giron de l’État et de la gestion « démocratique » du travail.
Le courant anarchiste a souvent fétichisé la forme « démocratique », que ce soit sous formes de procédures de décisions ou de conceptions fédératives des entités territoriales à « gouverner ». Le problème fondamental de toutes les propositions démocratiques est de vouloir créer un espace-temps séparé du reste de la vie où les décisions qui s’y prendraient seraient souveraines. On peut faire ici un parallèle avec le travail : si l’abolition de la valeur en passe par la disparition d’une sphère séparée du reste de la vie dédiée à la production mesurée et quantifiée, alors l’abolition de la politique telle que nous la connaissons est la disparition d’une sphère politique séparée du reste des pratiques quotidiennes permettant la reproduction de l’existence. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des conflits interpersonnels, mais ils ne seront réglés ni par la division du travail, ni par l’ingénierie démocratique. Toutes les propositions démocratiques finissent par retomber sur une forme de souverainisme, que celui-ci soit justifié par des formes de vies « traditionnelles » de quelques-uns sur un espace particulier, le travail de la terre ou l’ancrage territorial en général. La démocratie revient en réalité toujours à justifier la constitution d’un pouvoir et les frontières de son emprise. Il s’agit de définir une communauté politique légitime et souveraine sur son territoire. En ce sens, la démocratie, y compris dans sa forme radicale et directe, définit une forme de propriété (elle définit son territoire) sur lequel sa légitimité décisionnelle s’exerce. On peut bien dire qu’il s’agit là d’une propriété « collective », ça n’y change pas grand chose : il s’agira de donner une assise à cette propriété. Et pour cela, quoi de mieux que le travail ? « La terre est à ceux qui la travaillent et l’habitent », entend-on jusque dans certains milieux libertaires. Contre cela, affirmons avec force que la terre n’appartient à personne. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas se sentir attaché, voire appartenir à une terre. Mais cela n’a pas à devenir le fondement d’une quelconque forme de propriété sur laquelle un ascendant politique s’appuierait. C’est en tout cas la perspective révolutionnaire : détruire l’ensemble du mode de production capitaliste fondé sur le travail et la propriété, et détruire le pouvoir qui s’y fonde.
La révolution devrait-elle détruire l’industrie et la technologie ? Et si oui, s’agit-il d’une forme de primitivisme ?
Les moyens de productions capitalistes sont entièrement tournés vers la production de valeur à travers l’exploitation. Ils sont la matérialisation même du rapport social capitaliste, et les moyens de son expansion. Or, les théories révolutionnaires anarchistes et communistes n’ont que très peu, voire pas du tout remis en cause la croyance en l’industrie. Ils la voyaient comme une technique neutre dont il s’agirait de s’emparer pour produire la base matérielle de la société communiste (libertaire ou pas). Quant aux critiques anti-industrielles ou anti-technologiques existantes, si elles ont eu le mérite de mettre en avant le fétichisme technologique et l’absurdité de la « neutralité » de l’industrie, la perspective révolutionnaire y est souvent discrète, voire absente. Il manquait une critique radicale de l’industrie et de la technologie dans une perspective révolutionnaire (et non morale, réformiste ou alternativiste).
L’industrie n’entre pas dans l’histoire comme une simple technique « neutre » de production, mais bien comme une technique d’exploitation capitaliste et de maintien de l’ordre. L’enfermement dans les usines a été une violence historique absolument brutale, où les capitalistes et la machine étatique tiennent les deux bouts de la prison industrielle qui se construit, et qu’il faut remplir de bras dociles. L’industrie s’impose par le sang et la misère.
Mais au-delà, l’industrie n’est rien d’autre que la matérialité même du mode de production capitaliste. Sur ce point, nous nous appuyons beaucoup sur Marx, qui a fait un travail remarquable sur la question, en dépit des positions clairement industrialistes du marxisme (mais ceci est vrai pour l’anarchisme également, comme nous l’avons dit). Détruire le capitalisme, cela implique donc de détruire l’industrie. Une usine est un lieu de travail, dédié à la production, où la planification technologique de la production règle le temps, les gestes, et plus généralement les possibles et les impossibles. Une usine ne sera jamais rien d’autre qu’un lieu de travail. Et l’industrie une organisation de la productivité et de la normalisation au sein d’une production massifiée. L’industrie est fondée sur l’extraction, l’échange, l’aliénation instrumentale, la division du travail, et plus fondamentalement la valeur. Il n’y a pas de place à un usage différent de son système de production. Au contraire, l’industrie c’est précisément la rationalisation scientifique de l’exploitation mise au chef de la production. C’est elle (et ses experts) qui dicte la façon dont s’organise le travail.
Une révolution qui tente de se baser sur l’industrie, on a déjà vu ça : dans les villes de l’Espagne révolutionnaire de 1936, notamment Barcelone (la situation était différente dans la ruralité aragonaise). Cela donne des révolutions qui débouchent sur le retour des ouvriers dans les usines, pour reprendre le travail ! Voilà pourquoi une partie de la CNT en Catalogne s’est retrouvée avec des révoltes ouvrières contre elle à cette époque. Si on fait la révolution, c’est pour sortir de l’usine, pas pour y retourner en son nom. Et ceci est vrai plus fondamentalement pour le travail lui-même. L’industrie ne peut pas exister sans le travail — et la classe dirigeante (l’État) qui en assure les conditions. Abolir la valeur impliquera d’inventer des techniques qui ne se fondent pas sur le travail et sa rationalisation dans la production.
Il nous faut donc préciser un point important : nous faisons une critique de l’industrie et de la technologie, pas de la technique en général. Nous n’avons rien contre la technique. Mais il nous faut alors bien différencier « technique » et « technologie ». La technologie est la rationalisation instrumentale de l’exploitation. C’est le système d’exploitation rationaliste fondé sur la scientifisation du mode de production en vue de le perfectionner perpétuellement. En ce sens, l’industrie est une technique technologique. Mais toute technique n’est pas nécessairement technologique, toute machine n’est pas non plus nécessairement technologique. Et il peut y avoir de la technologie sans que ne soient employées des machines.
La révolution ne détruira donc pas la technique pour revenir à une forme de primitivisme quelconque. Au contraire, elle libérera la technique de son enclave technologique et industrielle. L’industrie est une technologie qui vise l’augmentation de la productivité afin de réduire la part du coût de salaire à payer et augmenter les profits. Cela se fait par une normalisation et une massification de la production, et donc une uniformisation technologique de la technique. Or, la technique dans un monde communiste-libertaire, c’est une technique qui ouvre des champs à la variété des idées et des pratiques, une technique créative, orientée par et vers une multitude d’imaginaires foisonnants. Une technique qui ne vise pas la réduction du nombre de bras, mais l’accueil de chacun.
En somme, la révolution libère les forces créatives de la société, en détruisant les forces productives du Capital.
[1] Voir sur ce point les deux brochures suivantes :
- Sur l’offensive russe, la brochure de Mirasol : « La malédiction de Poutine. Soulèvements et raison d’État » (https://camaraderevolution.org/ )
- Sur le soulèvement au Kazakhstan : « Kazakhstan. Récit d’un soulèvement de janvier 2022 » (https://asaprevolution.net/ )
« La révolution n’est pas mécanique. Elle dépendra de nous.
Ce « nous » n’est pas celui d’un Parti ou d’un groupuscule. Mais seulement celui qui se construira à travers les luttes qui nous attendent. Au fond, c’est ce « nous » qui se cherche et se réinvente depuis bien des années, depuis des siècles même : celui de la classe exploitée qui passe à l’offensive.
Issus de ces mouvements et parlant à partir de ce qu’ils ont forgé en nous, nous défendons la visée d’une révolution anarchiste : une révolution sociale faite de multiples insurrections qui se fédèrent en s’opposant à la prise du pouvoir d’État, ainsi qu’à toute forme d’alternative gestionnaire, même lorsqu’elle se présente comme libertaire. Il s’agit de détruire le travail et le pouvoir politique, non de les transformer. Les chemins pour y parvenir sont à inventer au cœur des soulèvements de notre classe. Ils sont à créer à travers les luttes qui construisent ce « nous », en dépassant les catégories du pouvoir qui nous divisent entre exploités. Avec, pour objectif, la destruction de toutes les classes et du pouvoir qui structure leurs rapports.
Pour cela, ne tombons pas dans le piège des divisions identitaires, résistons aux illusions réformistes et retrouvons-nous tous ensemble dans les soulèvements qui s’annoncent. Renforçons l’offensivité de nos mouvements et leur capacité à s’étendre, organisons-nous contre tous les défenseurs de l’ordre et les forces contre-révolutionnaires qui veulent nous représenter auprès de l’État et nous conduire à la négociation. Œuvrons à la diffusion internationale des pratiques afin qu’elles soient rejoignables et reproductibles. Sachons identifier tout le monde matériel qui s’est érigé entre nous et la réappropriation collective de nos moyens d’existence : la contrainte au travail, l’organisation industrielle de la production, la transformation technologique de l’espace en métropole, le maintien de l’ordre économique par l’État. Et détruisons-le, mur par mur.
Seul un grand mouvement révolutionnaire constitué de multiples soulèvements peut nous permettre de déjouer le maintien de l’ordre tout en s’attaquant au cœur du problème : défaire le rapport social capitaliste, démanteler ses infrastructures, abattre l’État. La révolution impliquera forcément des moments d’affrontements violents. Les tenants de l’ordre capitaliste ne se laisseront pas faire. Mais il s’agit de bien plus : faire naître des façons de vivre où l’entraide incommensurable entre les personnes aura remplacé l’exploitation et le pouvoir ; une vie sans propriété privée et sans État, sans travail et sans argent : le communisme libertaire. La révolution ne s’arrête donc pas à l’insurrection, elle y prend son départ. Tout le défi qui nous attend est de parvenir, dans l’offensive, à transformer le monde. »
(Extrait du livre « Pour un anarchisme révolutionnaire » dont cette brochure constitue un prolongement.)
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