Sommaire
La possibilité de disposer librement de se corps est encore et toujours un terrain de lutte – et le restera probablement aussi longtemps que des personnes, institutions ou nations s’arrogeront un pouvoir sur autrui. Avec cette re-édition nous souhaitons nous solidariser avec toutes les personnes en lutte pour un libre accès à l’avortement, qu’il s’agisse de défier les lois anti-avortement en Pologne ou en développant des outils de sécurité informatique pour protéger les activistes pro-choix au Brésil.
Comme toutes nos autres productions, le jeu peut être commandé à Prix libre et une version PDF est disponible librement sur notre site internet. De plus, il sera disponible dans la plus part de nos points de distributions.
Article original en français
Version anglaise du jeu
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Pour aider à la diffusion-traduction de ce jeu, contactez-nous à evasions@riseup.net
Childfree est un jeu de rôle grandeur nature – c’est-à-dire que les participant·e·s incarnent physiquement des rôles pour (se) raconter ensemble une histoire, sans public – pour 5 à 7 personnes, qui se joue en quatre heures tout compris. Il traite d’avortement, ou plus exactement d’interruption volontaire de grossesse, en proposant aux jouaires d’incarner d’une part les injonctions sociales associées à la grossesse ou l’avortement, d’autre part l’individualité de la personne enceinte. Le cadre du jeu, souple et non dirigiste, permet d’imaginer et de projeter des situations variées : le genre de la personne enceinte, les détails de sa vie, le contexte législatif… sont entièrement laissés aux personnes qui jouent ensemble, soutenues en cela par les documents de jeu, qui se veulent les plus clairs et simples possibles. La décision d’avorter ou de poursuivre la grossesse est également, bien entendu, laissée au personnage enceint (et donc à la personne qui l’incarne). En proposant une expérience entièrement co-créée par les participant·e·s, je voulais partager un peu de ce qu’avoir recours à une IVG (interruption volontaire de grossesse) m’a appris, et le sentiment de libération qui s’en est suivi.
J’ai écrit ce jeu en 2018 : à l’occasion de la sortie de l’édition par le Projet-Évasions, je vous propose de revenir sur mon expérience personnelle et ce qui a motivé l’écriture.
Une expérience de l’IVG en France en 2017
Début 2017, j’ai eu une semaine de retard dans mes règles. Comme ça n’était pas habituel, et que par ailleurs je ressentais d’importantes douleurs au bas du dos et à la poitrine, je suis allé·e acheter un test de grossesse. (Sur le chemin, j’ai fait un détour par le Carrefour du coin de la rue parce que j’avais terriblement envie de pâtes de fruits. En regardant la boîte en carton avancer seule sur le tapis roulant, je me suis demandé si c’était vraiment la peine que je le fasse, ce test.)
Évidemment, il est ressorti positif. En voyant les deux barres s’afficher, j’ai tenté de pleurer. Hum… Non, ça ne fonctionne pas. J’ai essayé de rire. Non plus. Alors j’ai décroché le téléphone – c’était un lundi, je crois, aux environs de midi – et j’ai appelé le Planning Familial. Voici le verbatim.
« — Bonjour, je me suis fait poser un stérilet chez vous il y a neuf mois, je viens de faire un test de grossesse et il est positif.
Silence interloqué.
— Ah merde. Vous pouvez venir dans vingt minutes ? »
J’ai sauté dans ma voiture, que le partenaire qui était avec moi a conduite, et dans la demi-heure nous étions dans les locaux du Planning Familial 31. Une kyrielle d’examens et moins de dix jours plus tard, j’avortais médicalement chez moi, entouré·e dudit partenaire et de mes colocs. Aussi simple que ça.
Ce que cette IVG m’a appris, c’est d’abord que tout ce que je m’étais imaginé, tout ce que j’avais craint dans le fait de tomber enceint·e était faux.
Mon pire cauchemar était littéralement (j’en avais véritablement rêvé, et ça reste à ce jour un des rêves les plus réalistes et terrifiants de ma vie) de faire un déni de grossesse. De me rendre compte trop tard que j’étais enceint·e et de ne pas pouvoir avorter. J’étais terrifié·e d’être contraint·e d’avoir un enfant. Et malgré ça, j’avais peur de devoir faire le choix de l’avortement ; peur de ne pas y parvenir, si jamais une grossesse advenait effectivement ; peur de me sentir coupable, de souffrir, de perdre quelque chose. Mais quand le moment s’est effectivement présenté, je n’ai pas eu une seconde d’hésitation. Pas une seconde de doute. Même mon dégoût et mon rejet vis-à-vis des examens gynécologiques s’est effacé devant cet impératif nouveau. Il fallait que « ça » soit fait.
C’est cette disparité entre mes craintes fantasmées et mon expérience réelle qu’illustre ma réaction au moment du test : j’ai essayé d’avoir une émotion forte. J’ai essayé de pleurer parce que je m’attendais à avoir envie de pleurer. J’ai essayé de rire parce que je pensais devoir une réaction forte – une émotion, n’importe quelle émotion au fond, mais une émotion. À cet instant inaugural, j’ai pris conscience du poids que les représentations et les normes sociales avaient fait peser sur mes épaules depuis ma naissance.
Un GN feel-good pour sortir de la rhétorique de la souffrance
Durant cette semaine, j’ai commencé à écrire un jeu de rôle grandeur nature (GN). J’y mettais en parallèle trois couples, avec des compositions, des désirs et des histoires contrastés ; dans la salle d’attente d’un cabinet d’obstétrique, puis avec le médecin, puis dans des interactions familiales variées. Les trois couples étaient composés de deux jeunes hétéros sans enfants en grossesse non désirée, deux hétéros de quarante ans en famille recomposée avec une grossesse également non désirée, et un couple gay, saphique et/ou trans cherchant à recourir à une PMA (selon le casting, les genres des personnages variaient ainsi que les méthodes de PMA – rendues légales dans l’univers fictif du jeu). Le GN visait, je crois, à mettre en valeur les disparités de vécus, les jugements portés par les autres et la famille, les ressentis individuels et l’importance des relations sociales. Quoi qu’il en soit, une fois mon IVG passée, le moment d’écrire l’était aussi, et j’ai laissé ce projet de GN de côté. (J’ai tenté de le reprendre relativement récemment, mais l’angle ne me convenait de toute façon plus, même s’il avait des qualités.)
Presque deux ans plus tard, cependant, je suis tombé·e coup sur coup sur deux propositions de GN sur l’avortement qui m’ont frappé·e par ce qu’elles véhiculaient, visiblement sans même le savoir. Écrits par des personnes dont je ne doutais pas qu’elles soient pro-choix, les deux jeux centraient l’expérience – celle d’un couple hétérosexuel faisant face à une grossesse non désirée – sur… « les futurs possibles » de « l’enfant ».
Je ne peux même pas dire que ça m’ait énervé·e. J’étais juste sur le cul. Comment des personnes favorables à l’avortement peuvent-elles centrer leur propos sur la souffrance générée par l’interruption d’une vie potentielle ? Merde, y a vraiment quelque chose de culturellement central à déraciner.
En commentaire Facebook sous l’une des publications qui m’avait mené·e à ces jeux, j’ai juré que j’écrirais en réaction un GN feel-good – dont on sort en se sentant bien – sur l’avortement. Bon, Childfree n’est pas à proprement parler feel-good – il ne cherche pas spécifiquement à provoquer des émotions positives. Néanmoins, il est feel-free : et c’est sans doute encore mieux, car ce qu’a été l’IVG pour moi, c’est en premier lieu l’expérience d’une libération – de l’émancipation des normes sociales qui régissaient jusqu’alors à mon insu mes représentations.
C’est de cette libération dont Childfree tente de vous faire faire l’expérience.
Retour aux conditions matérielles d’existence
Je ne peux pas vous laisser sans propos social. Évidemment, si mon expérience est dans les faits si positive, c’est parce que je n’ai rencontré absolument aucun obstacle, j’ai été accompagné·e adéquatement, efficacement et de façon bienveillante par des personnes compétentes et disponibles avec qui j’ai pu discuter ouvertement et qui n’ont émis absolument aucun jugement, à aucun moment. Si mon expérience est si positive, c’est parce que j’habitais dans une grande ville française, à deux pas d’une antenne du Planning Familial libre de l’influence des anti-avortement. Si mon expérience est si positive, c’est parce que j’ai été accompagné·e et soutenu·e par mes ami·e·s – et dans une certaine mesure ma famille – et que je bénéficiais d’un environnement où il était matériellement possible pour moi de recourir à une IVG médicamenteuse dans de bonnes conditions. Si mon expérience a été positive, c’est parce que j’étais majeur·e et pouvais me déplacer de façon autonome, et parce que je ne travaillais pas et que ma fac n’était pas regardante sur les absences et que je n’avais donc pas besoin d’obtenir un arrêt de travail ou d’en parler à mon employaire ou mon université. Si mon expérience est si positive, c’est parce que la France était à ce moment-là le pays au monde où l’accès à l’avortement et aux autres contraceptions était le plus facile. C’est probablement encore un des meilleurs aujourd’hui, mais que ça le reste alors que des départements entiers sont dépourvus de praticien·ne·s réalisant des IVG en dit long sur l’état du monde et le recul global des droits reproductifs. À ce sujet, je vous conseille une série de La Série Documentaire (LSD) sur France Culture, « Avortement, le pouvoir du médecin », qui traite de l’évolution des droits, des pratiques et des représentations de l’IVG, notamment au regard des personnes qui la pratiquent (attention, ça m’a personnellement mis super mal).
L’avortement, moyen de contraception
Ça vous aura peut-être étonné que je classe l’IVG comme moyen de contraception, alors qu’elle est généralement mise à part, présentée comme un acte quasiment isolé, à nul autre pareil. Pourtant, l’IVG fait bien partie de la contraception : c’est une technique destinée à contrôler le fait d’avoir (ou non) des enfants, à permettre à une personne fertile de ne pas subir une grossesse. C’est la dernière contraception disponible, celle à laquelle on évite au maximum d’avoir à recourir, mais son existence est absolument cruciale et s’inscrit pleinement dans le parcours de contraception. D’ailleurs, plus de 70 % des personnes ayant recours à une IVG utilisaient une contraception physique ou hormonale : c’est bien que l’accès à celle-ci ne justifie en rien l’opposition à l’avortement, car aucune contraception n’est 100 % fiable et efficace, et ce même en cas d’observance stricte (qui, rappelons-le, est extrêmement compliquée, et qui ne devient bizarrement un argument moral et culpabilisant que pour les « femmes » qui prennent la pilule et pas pour n’importe quelle personne sous traitement). Et ciels qui s’opposent à l’IVG le savent bien, puisque ce sont les mêmes qui tiennent à conditionner l’accès à la contraception, faute d’arguments culturellement entendables pour le supprimer…
Sortir du débat sur la vie ou la non-vie
En outre, afin de comprendre comment l’IVG s’inscrit dans le continuum de la contraception, il peut être utile de savoir répondre – ne serait-ce qu’à soi-même, afin de déconstruire ses représentations – à l’argument sur la « vie » de l’embryon ou du fœtus. En effet, les termes du débat sont – comme souvent – imposés par les conservateurs : rendre ou non l’accès à l’avortement légal, définir la durée de grossesse maximale, contrôler son accès… tout ceci tourne autour de la question « quand commence la vie ? », et nous nous laissons prendre au piège de tenter d’y répondre.
Cependant, la réponse à une telle question ne peut qu’être philosophique, voire théologique : nulle réponse scientifique n’est à même de clôturer le débat. La question est morale. À l’argument du violoniste substitue une autre question : non plus « quand commence une vie ? » mais « peut-on contraindre une personne à préserver la vie d’une autre à ses dépends ? ». L’argument du violoniste est une expérience de pensée issue d’un article de Judith Jarvis Thomson paru en 1971 intitulé « A Defense of Abortion » dans lequel elle imagine une situation où le meilleur violoniste du monde, victime d’un grave dysfonctionnement du rein, aurait besoin d’être branché à vous pendant neuf mois pour survivre. Accepteriez-vous ? …et pour neuf ans, accepteriez-vous toujours ? Où tracerez-vous la ligne ? Après tout, la vie du meilleur violoniste du monde est en jeu… Cette expérience de pensée invite à dépasser le débat sur le caractère vivant ou non de l’embryon, puis du fœtus : la « vie » (potentielle ou actuelle) de l’embryon ou du fœtus n’est pas pertinente dans le débat sur l’avortement. Que ce soit ou non une vie, qu’importe : ce qu’il faut se demander, c’est « Peut-on contraindre une personne à aliéner son corps et donner son temps de vie au profit d’une autre ? ». La réponse est bien évidemment : non. « Personne n’a le devoir moral de faire un sacrifice important, de sa santé, de tous autres intérêts et préoccupations, de tous autres devoirs et engagements, pour neuf ans, ou même pour neuf mois, afin de garder une autre personne en vie. » (ma traduction).
Si vous souhaitez en apprendre plus sur cette expérience, voici le lien vers l’article en anglais, ou une super vidéo de PhilosophyTube qui met l’expérience en scène et l’ancre dans les débats contemporains, entièrement sous-titrée en français.
Bon jeu !
Axiel Cazeneuve
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