L’article suivant a initialement été publié par CrimethInc. en anglais le 14 novembre 2022. Il a depuis été traduit en français, espagnol et italien. En espérant qu’il inspire des initiatives de solidarité locales avec les collectives citées ici, ainsi qu’avec toutes les personnes en lutte pour garantir l’accès à l’avortement - en Pologne et ailleurs. Il faut savoir que l’avortement est toujours inscrit comme crime dans le code pénal belge et que, au vu de la montée en puissance de l’extrême droite en Belgique et partout en Europe, nous ne sommes pas à l’abri d’une évolution négative de la situation dans une futur proche. Continuons donc à lutter pour l’avortement accessible et gratuit, et à nous organiser pour l’avortement libre et autonome !
En Pologne, l’avortement a été presque complètement interdit depuis 2020. Néanmoins, un réseau d’anarchistes et d’autres féministes s’efforcent de garantir l’accès à l’avortement pour les personnes qui en ont besoin – que ce soit de manière légale ou non. Maintenant que l’avortement a également été interdit dans de nombreux États des États-Unis d’Amérique, les personnes en Amérique du Nord ont tout à gagner à mieux connaître l’expérience de celleux qui affrontent cette situation depuis des années. Afin de savoir comment les activistes de Pologne utilisent l’action directe et l’entraide pour que l’avortement reste accessible, nous avons interviewé des participant-e-s à ce réseau.
Maintenir un large accès – légal ou non – à l’avortement est crucial pour sauver des vies et pour que les personnes ciblées par les structures de pouvoir patriarcales conservent leur autonomie. C’est aussi une composante essentielle de la lutte pour la légalisation de l’avortement. Comme nous l’avions développé en juin, après que la Cour Suprême [1] ait invalidé Roe v. Wade [2],
« La décision de l’arrêt Roe v. Wade n’a pas été due au fait qu’une majorité de la population états-unienne de 1973 était favorable à l’accès à l’avortement. Vu la mobilisation de groupes tels que le Jane collective – qui a selon les estimations pratiqué 11.000 avortements illégaux, nous pouvons plutôt conclure que cette loi a été une réponse à l’intensité avec laquelle une partie spécifique de la population luttait pour l’accès à l’avortement, et à leur réussite à remettre en question le monopole du pouvoir détenu par l’État en maintenant la possibilité d’avorter malgré les efforts de la police et des juges pour l’empêcher. »
Nous voici une fois de plus à l’époque à laquelle le Jane collective a fait face – avec en plus la possibilité de la pilule abortive. Comme les gens en Pologne l’ont prouvé, il est possible de maintenir un large accès à l’avortement quelles que soient les lois en vigueur.
Une des possibilités pour soutenir l’accès à l’avortement en Pologne est de faire un don à Ciocia Basia. Aux États-Unis, il est possible d’obtenir la pilule abortive ici et des informations sur la manière de l’utiliser ici. La photographie ci-dessus est de Radosław Sto.
Manifestant-e-s portant une banderole durant un rassemblement contre la décision de la cour constitutionnelle polonaise à propos de l’avortement, le 29 octobre 2020.
Avortement Sans Frontières
En Pologne, on trouve sur des autocollants largement diffusés un numéro de téléphone qui permet aux personnes ayant besoin d’un avortement d’entrer en contact avec la ligne d’aide téléphonique d’un réseau d’associations connu sous le nom collectif d’Abortion Without Borders [3] (AWB). La loi polonaise sur l’avortement étant une des plus répressives d’Europe, ce réseau démontre le pouvoir de la solidarité internationale en défense de la liberté reproductive. Les groupes suivants font partie du réseau Abortion Without Borders : Abortion Dream Team (ADT) et Kobiety W Sieci [4] en Pologne, Ciocia Basia (lien instagram) en Allemagne, Abortion Network Amsterdam (ANA) et Women Help Women (WHW) aux Pays-Bas, et Abortion Support Network (ASN) au Royaume-Uni.
Asia, un-e activiste anarchiste de Pologne qui s’est installée à Amsterdam pour travailler avec Women Help Women [5], se rappelle comment ces groupes se sont rencontrés en 2018 à l’initiative d’une personne du Royaume-Uni, qui les voyait faire un travail similaire chacun-e de leur côté et qui suggéra qu’ielles unissent leur forces. « L’idée était de trouver des solutions pour pouvoir accéder à des avortements tardifs, particulièrement pour les personnes vivant dans des endroits où il n’y avait pas d’accès facile à des services d’avortement, et aussi de diffuser de l’information, » raconte Asia.
La ligne d’aide téléphonique d’AWB est assurée par Kobiety W Sieci, qui conseille les appelant-e-s sur leurs différentes possibilités et les met en contact avec d’autres groupes du réseau, en fonction de leurs besoins. Si une personne qui se trouve en Pologne veut partir à l’étranger pour interrompre une grossesse, les conseiller-e-s la redirigent vers Ciocia Basia, une collective militante queer féministe basée à Berlin qui s’occupe de monter des structures de soutien pour les personnes y venant dans le but d’avorter. Les personnes qui préfèrent opter pour un avortement médicamenteux à la maison peuvent commander les pilules nécessaires auprès du service international de télésanté de WHW. Asia souligne le fait qu’il est capital pour les activistes et conseiller-e-s d’utiliser un vocabulaire spécifique pour parler de ce sujet car, bien que la loi polonaise ne criminalise pas les personnes qui interrompent leur grossesse, c’est devenu de plus en plus dangereux d’aider quelqu’un-e à obtenir un avortement en Pologne.
« Au cours de l’année précédente, Abortion Without Borders a aidé 44.000 personnes vivant en Pologne à accéder à un avortement :
- 6474 personnes ont pris contact avec la ligne d’aide téléphonique d’Abortion Without Borders.
- 40 % des personnes ont révélé un cas d’anomalie fœtale de leur plein gré.
- 236.000 ₤ ont servi à payer les avortements chirurgicaux, les voyages, le logement et les pilules abortives.
- 1200 personnes ont voyagé pour se rendre dans une clinique [6] à l’étranger. »
Dans ce pays de tradition catholique, la loi sur l’avortement a une histoire compliquée. Suite à la chute du communisme au début des années 1990, l’Église commença à faire pression en faveur d’une nouvelle législation restreignant l’accès à l’avortement. Depuis 1932, la procédure abortive était légale en cas de viol ou de risque pour la santé maternelle, et la loi de 1956 avait élargi les critères légaux d’accès à l’avortement pour y inclure les « conditions de vie difficiles. » En 1993, le gouvernement non-communiste nouvellement élu fit passer une loi supprimant les raisons sociales et financières comme critères permettant d’accéder à l’avortement – gardant uniquement le viol, l’inceste, le risque pour la santé maternelle et les anomalies fœtales comme seuls cas où l’avortement était légal. En avril 2016, des organisations anti-choix polonaises déposèrent un projet de loi pour interdire l’avortement dans toutes les situations, excepté en cas de danger pour la vie de la personne enceinte – projet de loi qui fut adopté par le Sejm [une des chambres du parlement polonais] au mois de septembre de la même année. L’autre chambre du parlement polonais rejeta la loi par un vote au cours du mois suivant, après que des dizaines de milliers de personnes se soient révoltées – dans différentes villes à travers toute la Pologne – contre la proposition de loi lors de manifestations décentralisées connues sous le nom de « Czarny Protest » (« Manifestation Noire »).
Malgré cela, le 22 octobre 2020, le Tribunal Constitutionnel interdit de fait presque complètement l’avortement, jugeant qu’interrompre une grossesse pour cause d’anomalies fœtales est anticonstitutionnel. Cela déclencha des manifestations massives durant lesquelles plus de 400.000 personnes descendirent dans la rue pour protester contre cette décision et contre le parti d’extrême-droite au pouvoir, le Parti Loi et Justice (PiS). Selon les statistiques officielles du Ministère de la Santé, 1074 des 1110 avortements légaux pratiqués en Pologne l’année précédent cette décision étaient dus à des anomalies fœtales ou à des maladies mettant en jeu le pronostic vital. Néanmoins, le nombre d’avortements légaux n’offre qu’une petite indication du nombre annuel de personnes en Pologne qui interrompent leur grossesse. Des dizaines de milliers le font également chaque année en commandant des pilules abortives par la poste, ou en se rendant hors du pays pour faire un avortement chirurgical en centre médical.
Vu les obstacles empêchant d’accéder à un avortement par la voie légale, les personnes en Pologne se sont en grande partie tourné-e-s vers ces options par défaut, même dans les cas où ielles auraient légalement le droit d’avorter. Par exemple, pour interrompre une grossesse qui résulte d’un crime, une personne enceinte doit fournir d’une lettre certifiée par un-e procureur-e général-e confirmant qu’ielle a bien été violée. Ce genre d’obstacles bureaucratiques peut rendre impossible l’accès à une procédure abortive avant le délai de 12 semaines de grossesse, au-delà duquel l’avortement est interdit quelles que soient les circonstances.
Anarchistes manifestant à Wroclaw, en Pologne, pour l’accès à l’avortement en 2020.
Les collectives participant au réseau AWB ont remarqué une augmentation immédiate de l’intérêt pour leurs services après le passage de la loi en octobre 2020. « Nous pouvions totalement ressentir l’impact de la décision, raconte Asia. C’était très accablant d’un côté mais, de l’autre, cela a aussi déclenché un incroyable élan de solidarité et d’auto-organisation locale, et une mobilisation qui a dépassé le milieu… ça a vraiment eu un impact sur toute la société. Il y avait également des énormes manifestations et actions de contestation qui étaient, je dirais, à l’opposé des aspirations des personnes au pouvoir en Pologne. »
Adrianna de ADT raconte que la contestation de 2016 (contre la proposition de loi interdisant l’avortement) est ce qui l’a motivée à concentrer ses efforts sur cette question. Elle explique qu’elle vient d’une petite ville de Pologne où, dans sa famille, le mot « avortement » n’existait pas. « Avant ma vingtaine, je ne savais pas qu’une telle chose existait, et je pense qu’à l’époque j’étais très opposée à l’avortement, dit-elle. Puis, petit à petit, en devenant féministe, j’ai été confrontée au sujet de l’avortement. J’ai réalisé que c’était une question d’avoir le contrôle sur son corps. Ça a vraiment été un long parcours – d’être à la base une personne contre l’avortement pour aujourd’hui devenir une personne totalement pro-avortement à 100 % . »
Aujourd’hui, Adrianna fait partie d’un groupe de douze personnes qui soutiennent ADT en répondant aux questions posées sur les réseaux sociaux par des personnes ayant besoin d’un avortement. « En Pologne, à cause de cette stigmatisation de l’avortement, il est très important de faire de la diffusion d’information, tout simplement, dit-elle, pour que les gens sachent qu’ielles ne seront pas puni-e-s pour avoir pris la pilule abortive ou pour avoir quitté le pays afin de faire un avortement chirurgical. »
La mission d’ADT est de faire changer le discours sur l’avortement, de le déstigmatiser et de briser les mythes concernant la procédure abortive tout en diffusant de l’information à propos d’une technique d’avortement qu’il est possible de faire par soi-même, qui consiste en l’usage de Mifepristone et de Misoprostol pour interrompre la grossesse et qui ne nécessite pas de supervision médicale. « Les pilules abortives te donnent du pouvoir, soutient Adrianna. En 1993, lorsque la loi sur l’avortement a été promulguée, personne ne savait que ces pilules seraient si facilement accessibles et utilisées au quotidien. »
« J’ai les pilules et je n’hésite pas à les utiliser (ou à les donner à quelqu’un dans le besoin) #IamJustyna »
Les gens peuvent prendre contact avec ADT par e-mail, par Facebook Messenger ou par Instagram. Pour commencer, des bénévoles demandent à la personne qui les contacte si ielle a fait un test de grossesse, pour être sûr-e-s qu’ielle est bien enceint-e, puis lui demandent si ielle est certain-e de vouloir avorter. Une fois qu’il est clair que la personne veut se procurer des pilules abortives, les bénévoles d’ADT lui expliquent comment les commander auprès de WHW aux Pays-Bas, et font suivre le lien du formulaire de commande de l’association. « Les personnes demandent si ça fait mal, combien de temps ça dure, combien ça coûte… ce genre de questions, » rapporte Adrianna.
Plutôt que d’acheter les pilules, la personne qui les commande fait un don de 75 euros – voire plus si ielle le peux. « Si tu n’as pas d’argent, comme c’est le cas de beaucoup de personnes de moins de 18 ans qui nous écrivent, nous pouvons demander à l’association de renoncer au don, explique Adrianna. Pour les personnes vivant en Pologne, c’est un prix exorbitant. La plupart des femmes ont déjà des enfants et ne peuvent pas se permettre de faire un don. » Les pilules, qui prennent maximum 20 jours pour arriver, sont emballées dans un paquet très discret avec seulement le nom et l’adresse de la personne destinataire – vu qu’elles doivent passer la frontière. ADT communique les instructions d’utilisation par e-mail et par les réseaux sociaux, et des bénévoles sont disponibles tout au long du processus pour prodiguer des conseils et répondre aux questions. La personne qui prend les pilules peut aussi appeler la ligne d’aide téléphonique de AWB afin d’être soutenue par l’équipe de Kobiety W Sieci.
ADT reste aussi en contact avec la personne après que l’avortement médicamenteux soit terminé. « Habituellement, les gens veulent aller consulter un-e médecin-e pour s’assurer que tout est OK, relate Adrianna. Mais le vagin [7] est un organe tellement génial qu’il va se remettre tout seul sans même qu’on ait besoin de le checker. » Elle raconte que les personnes écrivent souvent à ADT par la suite pour les remercier et exprimer combien ielles sont heureux/ses. « Je crois que la chose la plus importante, c’est que les personnes ont besoin de ne pas se sentir seules. La stigmatisation de l’avortement en Pologne est tellement forte qu’ielles ne peuvent en général même pas en parler à leurs partenaires ou leurs ami-e-s. Selon moi, notre rôle le plus important, c’est de leur apporter du soutien. Nous sommes avec toi, tu n’est pas seul-e, c’est ta décision. C’est une bonne décision. »
Les activistes du réseau AWB sont d’accord pour dire que la première chose qui a changé suite à l’interdiction quasi-totale de l’avortement en Pologne, c’est l’atmosphère de peur qui s’est installée parmi les médecin-e-s, infirmier-e-s et patient-e-s. Depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction en janvier 2021, au moins trois femmes sont mortes de septicémie dans les hôpitaux polonais, à cause de médecin-e-s refusant de pratiquer un avortement ou une césarienne qui aurait permis de leur sauver la vie. Les défenseurs/euses des droits humains attribuent ces décès à l’effet dissuasif qu’a eu la loi relative à l’avortement sur les professionnel-e-s du milieu médical, les effrayant au point de refuser aux patient-e-s des soins essentiels.
« C’est la chose la plus terrifiante que j’ai constatée, » raconte Adrianna, qui se rappelle avoir entendu parler d’une personne qui envisageait d’interrompre sa grossesse de peur de ne pas recevoir les soins nécessaires à l’hôpital si quelque chose tournait mal.
Des manifestant-e-s tiennent une pancarte avec écrit « Avortement sans frontières » devant la cour constitutionnelle de Warsaw, en janvier 2022.
Asia de WHW relate que l’effet les plus déchirant provoqué par cette atmosphère de peur est que de nombreuses personnes prenant la pilule abortive sont inquiètes de ne pas recevoir les soins médicaux adéquats en cas de complications, et d’être traité-e-s comme si ielles auraient commis un crime par les médecin-e-s. « Une personne qui prend la pilule abortive n’enfreint pas la loi, mais les médecin-e-s ne le savent pas, alors ielles ont l’impression de devoir dénoncer quelqu’un. Il y a un grand sentiment d’inquiétude à tous les niveaux. Beaucoup de personnes ne vont pas consulter à cause de cette peur. »
Issue de la scène punk anarchiste et du mouvement queer féministe en Pologne, Asia a déménagé à Amsterdam pour travailler avec WHW, après avoir réalisé qu’il y avait des limites aux formes de soutien que les activistes situé-e-s en Pologne pouvaient fournir aux personnes ayant besoin d’avorter, et ce à cause des contraintes légales. « Pour moi, quitter le pays a été une opportunité de fournir une aide plus concrète, » explique-t-elle.
Contrairement à d’autres collectives plus informelles au sein du réseau AWB, WHW est une structure associative officielle active dans de nombreux endroits du monde. « Nous ne sommes pas une grosse association, et nous concentrons nos efforts sur les pays où il n’y a pas d’accès à des structures d’avortement sûres, rapporte Asia. Dans les pays où il y a accès à des structures locales pratiquant l’avortement, nous encourageons fortement les gens à utiliser ces services, pour que nous puissions nous concentrer sur les personnes qui n’ont aucune possibilité. »
WHW fonctionne avec une culture d’organisation horizontale – et selon Asia, cela demande d’engager un « dialogue permanent » sur ce que cela signifie de s’organiser horizontalement. « Nous essayons de changer le discours dominant et d’encourager une approche soutenante, non-jugeante et normalisant l’avortement, dit-elle. Je dirais que ce sont surtout les groupes locaux qui se focalisent là-dessus, et nous faisons de notre mieux pour les suivre et mettre en application leur approche dans nos manières de communiquer et dans le type de message que nous voulons faire passer au monde extérieur. »
Les collectives du réseau ont comme but commun d’à la fois décriminaliser et de démédicaliser l’avortement. « J’aimerais que nous développions plus de groupes locaux prêts à se soutenir les uns les autres, explique Asia, et qui questionneraient le fait que l’avortement est à ce point entre les mains des médecin-e-s et que la perspective la plus optimiste que nous puissions avoir est l’avortement légalisé et pratiqué dans les hôpitaux. Cela ne doit pas nécessairement être ainsi, particulièrement avec les avortements durant le premier trimestre, avec les pilules abortives qui peuvent être extrêmement bon marché et accessibles. »
« Grossesse non-désirée = avortement élémentaire »
Un des objectifs essentiels à la mission de ADT est de démédicaliser la procédure abortive et de remettre le pouvoir entre les mains du peuple. « Les pilules abortives, c’est un procédé que tu peux faire par toi-même, rapporte Adrianna. Tu peux décider de quand tu veux faire cet avortement, comment tu veux le faire, avec qui tu veux le faire. Tu n’as pas besoin d’aller chez le/la médecin-e. Même les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé disent que tu peux faire ton avortement à la maison. Comme pour tous les domaines de la vie, cette option peut être confisquée par les politiciens ou les hommes au pouvoir. »
« Pour moi, c’est ça la révolution féministe, » ajoute Asia. Elle explique que l’idée de la procédure abortive comme quelque chose d’éthiquement controversé et d’exagérément compliqué est une construction qui n’a rien à voir avec la réalité : « Il s’agit d’une procédure très simple que 99 % des personnes peuvent faire ielles-mêmes à la maison, en n’ayant pas vraiment de raison de voir un-e médecin-e après. Des complications ont lieu dans moins de 1 % des cas (des avortements médicamenteux) – alors avons-nous vraiment besoin, en tant que société, de tant de cadres pour ça ? Avons-nous vraiment besoin d’avoir autant de discussions juridiques à propos de quelque chose de si simple ? Quand on y pense, on réalise que ce n’est pas vraiment une question de sécurité, parce que la sécurité de la procédure est prouvée. C’est une question de contrôle et de maintient d’un climat de dépendance. » Asia et d’autres activistes de WHW réfléchissent à la manière dont la médicalisation de l’avortement a modelé les questions de santé reproductive dans nos vies. « Il ne s’agit pas seulement de la stigmatisation, ou seulement de la loi, mais aussi de la manière dont notre système pharmaceutique fonctionne et de comment le système de soins de santé est organisé. Tout cela va de pair et limite notre liberté. »
En Allemagne – un des pays où AWB aide les personnes venant de Pologne à accéder aux services d’avortement, la procédure abortive est contrôlée par l’État. Bien qu’il soit illégal d’interrompre une grossesse en Allemagne, la loi fait exception en cas d’interruption de grossesse nécessaire pour raison médicale, et dans le cas où la grossesse est la conséquence d’un viol. La loi ne poursuit pas non plus en justice les avortements ayant lieu durant le premier trimestre, tant que les personnes se soumettent au préalable à un entretien obligatoire avec un-e travailleur/euse social-e habilité par l’État (entretien qui, selon la loi, se doit d’être biaisé afin de dissuader le recours à l’avortement) suivi d’un délai d’attente requis de 3 jours. En Allemagne, un avortement peut être chirurgical ou médicamenteux, mais doit toujours être pratiqué dans un centre médical – on ne peut pas simplement commander les pilules abortives et les prendre à la maison.
Ciocia Basia est une collective qui soutien les personnes de Pologne qui choisissent de venir faire un avortement à Berlin. Selon un-e de ces membres, la collective a toujours été petite, informelle et autogérée. Elle a été fondée en 2015 par deux personnes – une allemande et une polonaise – qui eurent l’idée de faire venir dans les pays limitrophes les personnes de Pologne cherchant à avorter. Les fondateurs/ices commencèrent à réseauter et instaurèrent un premier partenariat avec une clinique qui pratiquait des tarifs abordables. C’est après avoir commencé à recevoir des coup de fil de personnes en Pologne demandant de l’aide qu’ielles décidèrent de nommer leur collective Ciocia Basia, ce qui signifie « Tante Basia » en polonais. Basia est un prénom très courant en Pologne, alors le numéro du groupe passe inaperçu quand les gens l’enregistrent dans leur répertoire téléphonique.
« Nous pratiquons des avortements – Ciocia Basia. »
Au cours de leurs recherches, les personnes vivant en Pologne et qui veulent avorter découvrent parfois Ciocia Basia à travers un article ou une interview, ou alors par l’intermédiaire de groupes pro-choix polonais qui diffusent de l’info dans la rue et les médias. Une personne membre de la collective explique qu’ielles essayent de se rendre visibles en allant à des manifestations en Pologne et en diffusant autocollants et flyers. Chaque semaine, deux membres assurent des permanences régulières pour répondre au numéro de téléphone et à l’adresse e-mail auxquelles les gens peuvent les joindre. Une fois qu’une personne a pris contact, les membres de la collective l’aident à décider si c’est possible ou pas pour ielle de venir faire un avortement chirurgical en Allemagne. Si un avortement médicamenteux semble être une meilleure option pour la personne – étant donné que ça coûte moins cher de commander des pilules abortives, Ciocia Basia la redirige vers le site internet de WHW, mais la collective reste joignable en cas de questions.
« La première chose que nous déterminons, c’est si la personne veut venir en Allemagne ou pas, » explique un-e membre de Ciocia Basia. Si la réponse est oui, ielles mettent la personne en contact avec une-e travailleur/euse social-e, afin de prendre rendez-vous pour l’entretien obligatoire. À cause de la pandémie de COVID, ce rendez-vous peut actuellement avoir lieu en ligne ou par téléphone, ce qui est plus simple pour la plupart des gens – sinon, le délai d’attente obligatoire de trois jours entre la consultation et l’avortement signifie que les personnes devraient soit venir deux fois en Allemagne, soit rester quatre nuits sur place. Ciocia Basia met aussi les gens en contact avec la clinique et les aide à prendre rendez-vous, à trouver la clinique, à se faire rembourser par leur assurance et à se préparer pour la procédure abortive.
Parfois - bien que pas si souvent que ça, la collective paye et organise le voyage pour la personne. « Cela dépend de ses besoins, qui sont ce que nous essayons de déterminer. »
« Mon corps, mon choix ».
La collective Ciocia Basia travaille avec un réseau d’hôtes-se-s vivant à Berlin, qui accueillent les personnes venant dans la ville pour avorter. Des membres de la collective vont chercher les personnes à leur arrivée à la gare, les conduisent à l’endroit où elles vont loger, et puis de là à la clinique. Selon les dires d’un-e membre, les activistes de la collective n’accueillent pas les personnes venant avorter chez elleux, car c’est trop épuisant émotionnellement d’à la fois faire ce travail et de rester avec les gens en permanence. C’est pourquoi le réseau d’hôtes-se-s est composé de gens avec qui ielles sont en contact mais qui ne font pas partie de la collective. Quand une personne a besoin d’un endroit où loger, les membres de la collective envoient un e-mail à cette liste de bénévoles pour voir qui est disponible - en expliquant combien de personnes vont venir et combien de nuits ielles doivent rester – et les hôtes-se-s répondent s’ielles ont une chambre de libre. Dans certains cas, Ciocia Basia paye une chambre d’hôtel, ou redirige tout bonnement les gens vers des hôtels. Le groupe s’associe aussi avec des traducteurs/ices bénévoles afin d’aider celleux qui ne parlent pas allemand.
« À Berlin, les gens adorent organiser des soirées de solidarité et prennent souvent contact avec la collective pour nous proposer d’en organiser une pour le projet, alors nous n’avons pas besoin de prendre ça en charge nous-mêmes, explique un-e des membres. Faire ce travail, cela nécessite d’avoir de l’argent, d’avoir accès à de l’argent. Il faut aussi être nombreux/ses, afin de ne pas s’épuiser. C’est un travail très éprouvant émotionnellement. »
Un-e activiste, qui a quitté la Pologne pour venir travailler avec Ciocia Basia et qui était à Berlin en 2020 au moment de la décision de la cour constitutionnelle d’imposer des restrictions supplémentaires sur l’accès à l’avortement, se rappelle avoir remarqué immédiatement un changement. Alors qu’avant, la plupart des e-mails et des appels reçus par la collective concernaient des grossesses non-désirées, après la décision de la cour, environ la moitié des demandes de soutien concernaient des grossesses désirées pour lesquelles il y avait un risque d’anomalie fœtale, et la personne enceinte voulait prévoir un avortement dans le cas où les résultats des tests auraient révélé un problème. « En Pologne, on n’a pas toujours accès aux informations dont on a besoin au sujet de sa propre grossesse. S’il y a un risque d’anomalie, les médecin-e-s utilisent des stratégies pour retarder la réception des résultats de tests jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour interrompre la grossesse. »
Alors qu’en Pologne, on ne peut pas être poursuivi-e pour avoir avorté, toute personne qui en aide une autre à avorter peut l’être – et les autorités semblent vouloir faire passer le message à celleux qui auraient cette idée. En avril 2022, Justyna Wydrzyńska, la co-fondatrice de ADT, est devenue la première activiste en Europe à faire face à des poursuite pénales pour avoir aidé à réaliser un avortement dans le contexte des nouvelles lois polonaises sur l’avortement. Justyna, qui soutient depuis 15 ans les personnes cherchant à avorter, est maintenant confrontée à une potentielle peine de trois années de prison pour avoir envoyé une plaquette de pilules abortives – qu’elle avait gardées pour son usage personnel – à une femme affirmant que son mari violent l’empêchait de quitter la Pologne pour avorter. La femme a finalement fait un arrêt naturel de grossesse [8] à cause du stress, après que son mari ait trouvé le paquet de pilules et l’ait dénoncé à la police. Le procès de Justyna ayant été postposé pour la deuxième fois au mois de janvier 2023, les défenseurs/euses du droit à l’avortement à ADT et en Pologne espèrent l’abandon de toutes les poursuites, étant conscient-e-s qu’une condamnation dans le cadre de cette affaire établirait un dangereux précédent.
« Nous avons très peur de ce qu’il va se passer, parce que je pense qu’ils veulent prouver qu’on ne peut pas fournir de l’aide pour avorter, » dit Adrianna.
En juin, le ministre de la santé Adam Niedzielski a signé un arrêté autorisant la sauvegarde des informations concernant la santé des patient-e-s par le gouvernement fédéral dans une base de données centrale – dont des informations au sujet des grossesses. Alors que le ministre de la santé assure que ces données ne seront accessibles qu’aux professionnels de santé, les militant-e-s pour les droits des femmes ont exprimé leurs préoccupations face à la possibilité pour le gouvernement de partager ces informations avec la police et les procureur-e-s – ce qui entraînerait au sein de la population une potentielle crainte de recourir au système de santé d’État durant leur grossesse. Asia rapporte qu’elle n’est pas certaine que le gouvernement ait réellement un plan pour l’utilisation de ces informations, ou si leur seul objectif est d’instiller la peur : « Je sens qu’il s’agit d’un puissant outil de contrôle et d’un puissant outil pour installer cette ambiance de peur – et que cela fonctionne déjà. Les gens sont perdus, les gens sont effrayés. Ielles ne savent pas à qui et comment faire confiance, et je comprend parfaitement ce sentiment. »
Malgré ces nouveaux développements et leurs effets néfastes, les activistes pro-avortement en Pologne se sentent encouragé-e-s par la réaction de très nombreuses personnes suite à l’interdiction. « Pour moi, ce qui était réellement beau et hallucinant, ça a été de voir l’organisation solidaire qui a surgit après la décision de la cour constitutionnelle, raconte Asia, et de voir les gens déclarer qu’ielles avortaient, qu’ielles étaient prêt-e-s à soutenir d’autres personnes, qu’ielles savaient comment faire. J’ai l’impression que nous avons besoin de plus en plus d’actions de ce genre : c’est d’une grande puissance pour déstigmatiser la procédure abortive en elle-même, et aussi pour changer le discours qui l’entoure. »
Adrianna explique que l’élaboration de réseaux est essentiel à cette lutte. « Je pense qu’en groupes, nous avons du pouvoir. On ne lutte pas seul-e. Même moi en tant qu’activiste, je sens que je suis plus en sécurité et que j’ai plus de possibilités quand je suis dans ce réseau. »
Lorsqu’on lui demande quelle serait l’étape d’après pour rendre l’avortement accessible à toustes en Pologne, un-e membre de Ciocia Basia répond : « L’étape suivante doit avoir lieu rapidement ; il s’agit du changement de loi. Toutefois, les ressources dont ce mouvement dispose, ou dont il a besoin, seront toujours utilisées – pour soutenir les personnes en situation de grossesse avancée, trouver du soutien financier, diffuser de l’information, éduquer, etc. - nous n’allons pas disparaître du jour au lendemain. Et certain-e-s d’entre nous devrons encore faire face à la répression. Dans une société patriarcale, raciste et capitaliste, il faut se reposer et se recharger les batteries régulièrement ; mais on ne peut pas abandonner les structures de résistance. »
« Je suis vraiment impressionnée et reconnaissante de voir l’auto-organisation qui a lieu autour de ce sujet, et j’aimerais tellement la voir s’étendre, raconte Asia. Tout le monde peut le faire. C’est tellement simple. Toute l’information est accessible sur internet. N’importe qui peut soutenir une personne en situation de grossesse non-désirée et savoir comment l’interrompre. J’espère vraiment que les gens vont saisir cette opportunité pour construire davantage de réseaux de soutien mutuel. »
« Ceci signifie la guerre » – graffiti apparu en réponse à la loi interdisant l’avortement en Pologne.
Pour aller plus loin :
- Pour défendre le droit à l’avortement, prenez l’offensive – Comment élaborer des stratégies d’action directe pour garder l’avortement accessible aux USA
- La Main Visible : faire ce que l’État et le Marché ne savent pas faire – Comment un réseau mutuel d’entraide a permis de soutenir des dizaines de milliers de personnes en Pologne durant la première phase de la pandémie de COVID-19
- La solidarité à l’ère de la guerre et des déplacements de population – Les anarchistes face à l’instrumentalisation des réfugié-e-s à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie
« Les pilules abortives sont magiques »
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