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[Brochure] Dieu et l’État

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Trois éléments ou trois principes fondamentaux constituent dans l’histoire les conditions essentielles de tout développement humain, collectif ou individuel : 1) l’animalité humaine ; 2) la pensée ; 3) la révolte. À la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde, la science ; à la troisième, la liberté.

Les idéalistes de toutes les écoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes, sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l’idéal, comme on sait, s’offensent beaucoup, lorsqu’on leur dit que l’homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n’est, comme tout ce qui existe dans le monde, qu’un produit de la vile matière.

Nous pourrions leur répondre que la matière dont parlent les matérialistes, matière spontanément, éternellement mobile, active, productive, la matière chimiquement ou organiquement déterminée et manifestée par les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes, qui lui sont forcément inhérentes, que cette matière n’a rien de commun avec la vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse abstraction, est effectivement une chose stupide, inanimée, immobile, incapable de donner naissance au moindre produit, un caput mortuum, une vilaine imagination opposée à cette belle imagination qu’ils appellent Dieu ; vis-à-vis de l’Être suprême, la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême néant. Ils ont enlevé à la matière l’intelligence, la vie, toutes les qualités déterminantes, les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans lequel la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien que l’impénétrabilité et l’immobilité absolue dans l’espace ; ils ont attribué toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles, à l’être imaginaire créé par leur fantaisie abstractive ; puis, intervertissant les rôles, ils ont appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le néant, « Être suprême » ; et, par une conséquence nécessaire, ils ont déclaré que l’Être réel, la matière, le monde, était le néant. Après quoi, ils viennent nous dire gravement que cette matière est incapable de rien produire, ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle a dû être créée par leur Dieu.

Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois la question posée, l’hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort et les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées ; oui, l’idéal comme l’a dit Proudhon, n’est qu’une fleur, dont les conditions matérielles d’existence constituent la racine. Oui, toute l’histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l’humanité est un reflet de son histoire économique.

Toutes les branches de la science moderne, de la science vraie et désintéressée, concourent à proclamer cette grande vérité, fondamentale et décisive : le monde social, le monde proprement humain, l’humanité, en un mot, n’est autre chose que le développement suprême, la manifestation la plus haute de l’animalité – au moins pour nous et relativement à notre planète. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l’humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes ; et c’est précisément cette négation, rationnelle parce qu’elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde, c’est elle qui constitue et qui crée l’idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées.

Oui, nos premiers ancêtres, nos Adam et nos Ève, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches des gorilles, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées à un degré plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et le besoin de se révolter.

Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l’histoire, représentent la puissance négative dans le développement positif de l’animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.

La Bible, qui est un livre très intéressant et çà et là très profond, lorsqu’on le considère comme l’une des plus anciennes manifestations de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d’une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui, de tous les bons dieux adorés par les hommes, fut certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, Jéhovah venait de créer Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, peut-être pour se donner des esclaves nouveaux. Il mit généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous ses fruits et tous ses animaux, et ne posa qu’une seule limite à cette complète jouissance : il leur défendit expressément de toucher aux fruits de l’arbre de la science. Il voulait donc que l’homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête éternelle, toujours à quatre pattes devant le Dieu « vivant », son créateur et son maître. Mais voici que vient Satan, l’éternel révolté, le premier libre-penseur et l’émancipateur des mondes ! Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l’émancipe, imprime sur son front le sceau de la liberté et de l’humanité, en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.

On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, constituant une des divines facultés, aurait dû l’avertir pourtant de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit Satan, l’homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire dans sa propre création, comme font les enfants lorsqu’ils se mettent en colère ; et non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parce que c’est monstrueusement inique et absurde. Puis, se rappelant qu’il n’était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d’amour, après avoir tourmenté l’existence de quelques milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut pitié du reste, et pour les sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde comme une victime expiatoire son fils unique, afin qu’il fût tué par les hommes. Cela s’appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Encore si le divin Sauveur avait sauvé le monde humain ! Mais non ; dans le paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c’est formellement annoncé, il n’y aura que fort peu d’élus. Le reste, l’immense majorité des générations présentes et à venir, brûleront éternellement dans l’enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume Ier, des Ferdinand d’Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.

Tels sont les contes absurdes qu’on débite et les doctrines monstrueuses qu’on enseigne, en plein XIXe siècle, dans toutes les écoles populaires de l’Europe sur l’ordre exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser les peuples ! N’est-il pas évident que tous les gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires ?

Voilà les ignobles et criminels moyens qu’ils emploient pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux les tordre sans doute. Que sont les crimes de tous les Tropmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s’appeler les tuteurs et les pères de peuples ?

Et pourtant, dans le mythe du péché originel, Dieu donna raison à Satan, il reconnut que le diable n’avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l’acte de désobéissance qu’il les avait induits à commettre ; car aussitôt qu’ils eurent mangé du fruit défendu, Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : « Voici, l’homme est devenu comme l’un des dieux, il sait le bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu’il ne devienne pas immortel comme Nous. »

Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens, très clair, du reste. L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué homme ; il a commencé son histoire et son développement spécialement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée.

Le système des idéalistes nous présente tout à fait le contraire. C’est le renversement absolu de toutes ces expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute entente humaine et qui, en s’élevant de cette vérité si simple et si anciennement reconnue, que 2 et 2 font 4, jusqu’aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n’admettant d’ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l’expérience et par l’observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines.

On conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de l’intelligence historiquement progressive de l’homme, individuelle ou sociale. C’est un mouvement tout à fait naturel du simple au composé, de bas en haut, ou de l’inférieur au supérieur ; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux lois propres de notre esprit qui, ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu’à l’aide de ces mêmes expériences, n’en est pour ainsi dire que la reproduction mentale, cérébrale ou le résumé réfléchi.

Bien loin de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l’inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu d’admettre sagement, rationnellement, la transition progressive et réelle du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, animal, puis spécialement humain ; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant, les idéalistes, obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin dont ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l’inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de la pensée à l’être, ou plutôt de l’Être Suprême au Néant. Quand, comment et pourquoi l’Être divin, éternel, infini, le parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s’est-il décidé à ce salto mortale désespéré, voilà ce qu’aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète, n’a jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère [1]. De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des messies y ont cherché la vie, et n’y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphynx antique, il les a dévorés, parce qu’ils n’ont pas su l’expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclite et Platon jusqu’à Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes hindous, ont écrit des monceaux de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes, dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qu’il l’était avant eux. Les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, les uns après les autres, pendant trente siècles au moins, ont entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n’ont abouti qu’à rendre ce mystère plus incompréhensible encore.

Pouvons-nous espérer qu’il nous sera dévoilé par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d’une métaphysique artificiellement réchauffée, à l’époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d’une transaction entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique ?

Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde, absurde parce que seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et retourner, s’il le peut, à la foi naïve, aveugle, stupide ; répéter avec Tertulien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie :

Credo quia absurdum.

Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais aussitôt s’élève une autre question :

Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?

Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant et maintenu dans l’ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements qui le considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l’une des conditions essentielles de leur propre puissance. Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent, sans critique et en bloc, les traditions religieuses. Elles l’enveloppent dès le bas âge dans toutes les circonstances de sa vie et, artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toutes sortes, prêtres et laïcs, elles se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.

Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple.

Cette raison, c’est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l’organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l’Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d’une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si l’on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l’âme singulièrement étroite et l’instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin d’en sortir ; mais, pour cela, il n’a que trois moyens : dont deux fantastiques et le troisième réel. Les deux premiers sont le cabaret et l’église ; le troisième, c’est la révolution sociale. Cette dernière, beaucoup plus que la propagande anti-théologique des libres-penseurs, sera capable de détruire les croyances religieuses et les habitudes de débauche dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées ensemble qu’on ne le pense. En substituant aux jouissances à la fois illusoires et brutales du dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que riches de l’humanité développée dans chacun et dans tous, la révolution sociale aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.

Jusque-là, le peuple, pris en masse, croira, et, s’il n’a pas raison de croire, il en aura au moins le droit.

Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité : prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répèteront à l’unisson ces paroles de Voltaire :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Car, vous comprenez, « il faut une religion pour le peuple ». C’est la soupape de sûreté.

Il existe aussi nombre d’âmes honnêtes, mais faibles, qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n’ont le courage, ni la force, ni la résolution nécessaire pour les repousser en gros. Elles abandonnent à la critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec désespoir à l’absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l’existence de Dieu. Leur Dieu n’est point l’Être vigoureux et puissant, le Dieu totalement positif de la théologie. C’est un être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire qu’il se transforme en Néant quand on croit le saisir ; c’est un mirage, un feu follet qui ne réchauffe ni n’éclaire. Et pourtant elles y tiennent, et elles croient que s’il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n’appartenant ni au présent ni à l’avenir, de pâles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Elles ne se sentent la force ni de penser jusqu’à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre, et elles perdent leur temps et leur peine en s’efforçant toujours de concilier l’inconciliable.

Dans la vie publique, ceux-là s’appellent les socialistes bourgeois. Aucune discussion n’est possible avec eux. Ils sont trop malades.

Mais il est un petit nombre d’hommes illustres, dont aucun n’osera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni la santé vigoureuse, ni la force d’esprit, ni la bonne foi. Qu’il me suffise de citer les noms de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de John Stuart Mill [2]. Âmes généreuses et fortes, grands cœurs, grands esprits, grands écrivains, et le premier, régénérateur héroïque et révolutionnaire d’une grande nation, ils sont tous les apôtres de l’idéalisme et les contempteurs, les adversaires passionnés du matérialisme, et, par conséquent aussi, du socialisme, en philosophie aussi bien qu’en politique. C’est donc contre eux qu’il faut discuter cette question.

* * * * * * * * * *

Constatons d’a bord qu’aucun des hommes illustres que je viens de nommer, ni aucun autre penseur idéaliste quelque peu important de nos jours, ne s’est occupé à proprement parler de la partie logique de cette question. Aucun n’a essayé de résoudre philosophiquement la possibilité du salto mortale divin des régions éternelles et pures de l’esprit dans la fange du monde matériel. Ont-ils craint d’aborder cette insoluble contradiction et désespérés de la résoudre, après que les plus grands génies de l’histoire y ont échoué, ou bien l’ont-ils considérée comme déjà suffisamment résolue ? C’est leur secret. Le fait est qu’ils ont laissé de côté la démonstration théorique de l’existence d’un Dieu, et n’en ont développé que les raisons et les conséquences pratiques. Ils en ont parlé comme d’un fait universellement accepté, et, comme tel, ne pouvant plus devenir l’objet d’un doute quelconque, se bornant, pour toute preuve, à constater l’antiquité et cette universalité même de la croyance en Dieu.

Cette unanimité imposante, selon l’avis de beaucoup d’hommes et d’écrivains illustres, et, pour ne citer que les plus renommés d’entre eux, Joseph de Maistre et le grand patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science ; et, si la logique d’un petit nombre de penseurs conséquents et même très puissants, mais isolés, lui est contraire, tant pis, disent-ils, pour ces penseurs et pour leur logique, car le consentement général, l’adoption universelle et antique d’une idée, ont été considérés de tout temps comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Le sentiment de tout le monde, une conviction qui se retrouve et se maintient toujours et partout, ne sauraient se tromper ; ils doivent avoir leur racine dans une nécessité absolument inhérente à la nature même de l’homme. Et puisqu’il a été constaté que tous les peuples passés et présents ont cru et croient en l’existence de Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d’en douter, quelle que soit la logique qui les ait entraînés dans ce doute, sont des exceptions, des anomalies, des monstres. Ainsi donc, l’antiquité et l’universalité d’une croyance seraient, contre toute science et contre toute logique, une preuve suffisante et irrécusable de sa vérité.

Pourquoi ?

Jusqu’au siècle de Galilée et de Copernic, tout le monde avait cru que le soleil tournait autour de la terre. Tout le monde ne s’était-il pas trompé ? Qu’y a-t-il de plus antique et de plus universel que l’esclavage ? L’anthropophagie, peut-être. Dès l’origine de la société historique jusqu’à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses, esclaves, serves ou salariées, par quelque minorité dominante, oppression des peuples par l’Église et par l’État. Faut-il en conclure que cette exploitation et cette oppression soient des nécessités absolument inhérentes à l’existence même de la société humaine ? Voilà des exemples qui montrent que l’argumentation des avocats du bon Dieu ne prouve rien.

Rien n’est, en effet, ni aussi universel ni aussi ancien que l’inique et l’absurde ; c’est au contraire la vérité, la justice qui, dans le développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus jeunes. Ainsi s’explique d’ailleurs un phénomène historique constant, les persécutions dont ceux qui proclament les premiers la vérité ont été et continuent d’être les objets de la part des représentants officiels, patentés et intéressés des croyances « universelles » et « antiques », et souvent aussi de la part de ces mêmes masses populaires qui, après les avoir d’abord méconnus, finissent toujours par adopter et par faire triompher leurs idées.

Pour nous, matérialistes et socialistes révolutionnaires, il n’est rien qui nous étonne, ni nous effraie dans ce phénomène historique. Forts de notre conscience, de notre amour pour la vérité quand même, de cette passion logique qui constitue à elle seule une grande puissance, et en dehors de laquelle il n’est point de pensée ; forts de notre passion pour la justice et de notre foi inébranlable dans le triomphe de l’humanité sur toutes les bestialités théoriques et pratiques ; forts enfin de la confiance et de l’appui mutuels que se donnent le petit nombre de ceux qui partagent nos convictions, nous nous résignons pour nous-mêmes à toutes les conséquences de ce phénomène historique, dans lequel nous voyons la manifestation d’une loi sociale aussi invariable que toutes les autres lois qui gouvernent le monde.

Cette loi est une conséquence logique, inévitable de l’origine animale de la société humaine ; et en face de toutes les preuves scientifiques, physiologiques, psychologiques, historiques, qui se sont accumulées de nos jours, aussi bien qu’en face des exploits des Allemands conquérants de la France, qui en donnent aujourd’hui une démonstration aussi éclatante, il n’est plus possible vraiment d’en douter. Mais du moment qu’on accepte cette origine animale de l’homme, tout s’explique. L’histoire nous apparaît alors comme la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante, du passé. Elle consiste précisément dans la négation progressive de l’animalité première de l’homme par le développement de son humanité. L’homme, bête féroce, cousin du gorille, est parti de la nuit profonde de l’instinct animal pour arriver à la lumière de l’esprit, ce qui explique d’une manière tout à fait naturelle toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses erreurs présentes. Il est parti de l’esclavage animal, et, traversant l’esclavage divin, terme transitoire entre son animalité et son humanité, il marche aujourd’hui à la conquête et à la réalisation de la liberté humaine. D’où il résulte que l’antiquité d’une croyance, d’une idée, loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre suspecte. Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité ; la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, et réaliser la fraternité parmi nous, n’est jamais au début, mais relativement à l’époque où l’on vit, toujours à la fin de l’histoire. Ne regardons donc jamais en arrière, regardons toujours en avant ; car en avant est notre soleil, en avant notre salut ; s’il nous est permis, s’il est même utile, nécessaire de nous retourner, pour l’étude de notre passé, ce n’est qu’afin de constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire, ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus faire jamais.

Voilà pour l’antiquité. Quant à l’universalité d’une erreur, elle ne prouve qu’une chose : la similitude, sinon la parfaite identité de la nature humaine, dans tous les temps et sous tous les climats. Et, puisqu’il est constaté que tous les peuples, à toutes les époques de leur vie, ont cru et croient encore en Dieu, nous devons en conclure simplement que l’idée divine, issue de nous-mêmes, est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l’humanité, et nous demander pourquoi et comment elle s’est produite dans l’histoire, pourquoi l’immense majorité de l’espèce humaine l’accepte encore aujourd’hui comme une vérité ?

Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l’idée d’un monde surnaturel ou divin s’est produite et a pu fatalement se produire dans le développement historique de la conscience humaine, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l’absurdité de cette idée, nous ne parviendrons jamais à la détruire dans l’opinion de la majorité, parce que nous ne saurons jamais l’attaquer dans les profondeurs mêmes de l’être humain où elle a pris naissance. Condamnés à une stérilité sans issue et sans fin, nous devrons toujours nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses innombrables manifestations, dont l’absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt sous une forme nouvelle et non moins insensée. Tant que la racine de toutes les absurdités, qui tourmentent le monde, ne sera pas détruite, la croyance en Dieu restera intacte et ne manquera jamais de pousser des rejetons nouveaux. C’est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la plus haute société, le spiritisme tend à s’installer sur les ruines du christianisme.

Ce n’est pas seulement dans l’intérêt des masses, c’est dans celui de la santé de notre propre esprit que nous devons nous efforcer de comprendre la genèse historique, la succession des causes qui ont développé et produit l’idée de Dieu dans la conscience des hommes. Nous aurons beau nous dire et nous croire athées, tant que nous n’aurons pas compris ces causes, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n’aurons pas surpris le secret, et vu la faiblesse naturelle de l’individu, même du plus fort, contre l’influence toute-puissante du milieu social qui l’entrave, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d’une manière ou d’une autre, dans l’abîme de l’absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle.

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J’ai dit la raison pratique principale de la puissance exercée encore aujourd’hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant chez l’homme une aberration de l’esprit qu’un profond mécontentement du cœur. C’est la protestation instinctive et passionnée de l’être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d’une existence misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n’est qu’un seul remède : la Révolution sociale.

En d’autres écrits, j’ai tâché d’exposer les causes qui ont présidé à la naissance et au développement historique des hallucinations religieuses dans la conscience de l’homme. Ici je ne veux traiter cette question de l’existence d’un Dieu, ou de l’origine divine du monde et de l’homme, qu’au point de vue de son utilité morale et sociale, et je ne dirai que peu de mots sur la raison théorique de cette croyance, afin de mieux expliquer ma pensée.

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. En conséquence, le ciel religieux n’est autre chose qu’un mirage, où l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée. L’histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n’est donc rien que le développement de l’intelligence et de la conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l’humanité, plus la terre, devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l’arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et l’homme, son vrai créateur, après l’avoir tirée du néant à son insu, s’agenouilla devant elle, l’adora et se proclama sa créature et son esclave.

Le christianisme est précisément la religion par excellence, parce qu’il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l’appauvrissement, l’asservissement et l’anéantissement de l’ humanité au profit de la divinité.

Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l’homme est le mensonge, l’iniquité, le mal, la laideur, l’impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu’au moyen d’une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même ; et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l’humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée ; car, contre la raison divine, il n’y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n’y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Église et de l’État, en tant que ce dernier est consacré par l’Église. Voilà ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même la plupart des antiques religions orientales, lesquelles n’ont embrassé que des peuples distincts et privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d’embrasser l’humanité tout entière ; et voilà ce que, de toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. C’est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion, pourquoi l’Église apostolique et romaine est la seule conséquente, la seule logique.

N’en déplaise donc aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : l’idée de Dieu implique l’abdication de la raison et de la justice humaines ; elle est la négation la plus décisive de la liberté humaine et aboutit nécessairement à l’esclavage des hommes, tant en théorie qu’en pratique.

À moins donc de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les momiers, les piétistes et les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession, ni au Dieu de la théologie, ni à celui de la métaphysique. Celui qui, dans cet alphabet mystique, commence par Dieu, devra fatalement finir par Dieu ; celui qui veut adorer Dieu, doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité.

Si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre ; donc Dieu n’existe pas.

Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu’on choisisse.

* * * * * * * * * *

Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, le principal instrument de l’émancipation humaine, et les réduisent à l’imbécillité, condition essentielle de l’esclavage. Elles déshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine, faisant toujours pencher la balance du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de la grâce divine. Elles tuent la fierté et la dignité humaines, ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le cœur des peuples tout sentiment de fraternité humaine, en le remplissant de cruauté.

Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang ; car toutes reposent principalement sur l’idée de sacrifice, c’est-à-dire sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à l’insatiable vengeance de la divinité. Dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur cœur – et, sinon dans le cœur, dans leur imagination, dans l’esprit – quelque chose de cruel et de sanguinaire.

* * *

Tout cela, nos illustres idéalistes contemporains le savent mieux que personne. Ce sont des hommes savants qui connaissent leur histoire par cœur ; et comme ils sont en même temps des hommes vivants, de grandes âmes pénétrées d’un amour sincère et profond pour le bien de l’humanité, ils ont maudit et flétri tous ces méfaits, tous ces crimes de la religion avec une éloquence sans pareille. Ils repoussent avec indignation toute solidarité avec le Dieu des religions positives et avec ses représentants passés et présents sur la terre.

Le Dieu qu’ils adorent, ou qu’ils croient adorer, se distingue précisément des dieux réels de l’histoire, en ce qu’il n’est pas du tout un Dieu positif, déterminé de quelque manière que ce soit, théologiquement, ou même métaphysiquement. Ce n’est ni l’Être suprême de Robespierre et de J.-J. Rousseau, ni le dieu panthéiste de Spinoza, ni même le dieu, à la fois innocent, transcendant et très équivoque, de Hegel. Ils prennent bien garde de lui donner une détermination positive quelconque, sentant fort bien que toute détermination le soumettrait à l’action dissolvante de la critique. Ils ne diront pas de lui s’il est un dieu personnel ou impersonnel, s’il a créé, s’il n’a pas créé le monde ; ils ne parleront même pas de sa divine providence. Tout cela pourrait le compromettre. Ils se contenteront de dire : Dieu, et rien de plus. Mais alors qu’est-ce que leur dieu ? Ce n’est pas même une idée, c’est une aspiration.

C’est le nom générique de tout ce qui paraît grand, bon, beau, noble, humain. Mais pourquoi ne disent-ils pas alors : l’homme ? Ah ! c’est que le roi Guillaume de Prusse et Napoléon III, et tous leurs pareils sont également des hommes : et voilà ce qui les embarrasse beaucoup. L’humanité réelle nous présente l’assemblage de tout ce qu’il y a de plus vil et de plus monstrueux dans le monde. Comment s’en tirer ? Alors ils appellent l’un, divin, et l’autre, bestial, en se représentant la divinité et l’animalité comme deux pôles entre lesquels ils placent l’humanité. Ils ne veulent ou ne peuvent pas comprendre que ces trois termes n’en forment qu’un, et que si on les sépare, on les détruit.

Ils ne sont pas forts sur la logique, et on dirait qu’ils la méprisent. C’est là ce qui les distingue des métaphysiciens panthéistes et déistes, et ce qui imprime à leurs idées le caractère d’un idéalisme pratique, puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sévère d’une pensée que dans les expériences, je dirai presque dans les émotions, tant historiques et collectives qu’individuelles, de la vie. Cela donne à leur propagande une apparence de richesse et de puissance vitale, mais une apparence seulement ; car la vie elle-même devient stérile, lorsqu’elle est paralysée par une contradiction logique.

Cette contradiction est celle-ci : ils veulent Dieu et ils veulent l’humanité. Ils s’obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s’entre-détruire. Ils disent d’une seule haleine : Dieu et la liberté de l’homme, Dieu et la dignité, la justice, l’égalité, la fraternité, la prospérité des hommes – sans se soucier de la logique fatale, en vertu de laquelle, si Dieu existe, tout cela est condamné à ne pas exister. Car si Dieu est, il est nécessairement le maître éternel, suprême, absolu, et si ce maître existe, l’homme est esclave ; or s’il est esclave, il n’y a ni justice, ni égalité, ni fraternité, ni prospérité possible. Ils auront beau, contrairement au bon sens et à toutes les expériences de l’histoire, se représenter leur Dieu animé du plus tendre amour pour la liberté humaine : un maître, quoi qu’il fasse et quelque libéral qu’il veuille se montrer, n’en reste pas moins toujours un maître. Son existence implique nécessairement l’esclavage de tout ce qui se trouve au-dessous de lui. Donc, si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine : ce serait de cesser d’exister.

Amoureux et jaloux de la liberté humaine et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l’humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis que, si Dieu existait, il faudrait l’abolir.

* * * * * * * * * *

La sévère logique qui me dicte ces paroles est par trop évidente pour que j’aie besoin de développer cette argumentation. Et il me paraît impossible que les hommes illustres, dont j’ai cité les noms si célèbres et si justement respectés, n’en aient pas été frappés eux-mêmes, et qu’ils n’aient point aperçu la contradiction dans laquelle ils tombent en parlant de Dieu et de la liberté humaine à la fois. Pour qu’ils aient passé outre, il a fallu donc qu’ils aient pensé que cette inconséquence ou que ce passe-droit était pratiquement nécessaire pour le bien même de l’humanité.

Peut-être aussi, tout en parlant de la liberté comme d’une chose qui est pour eux bien respectable et bien chère, ils la comprennent tout à fait autrement que nous la concevons, nous autres, matérialistes et socialistes révolutionnaires. En effet, ils n’en parlent jamais sans y ajouter aussitôt un autre mot, celui d’autorité, un mot et une chose que nous détestons de toute la force de nos cœurs.

Qu’est-ce que l’autorité ? Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l’enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes du monde physique et du monde social ? En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu’elles constituent la base et les conditions même de notre existence : elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes ; alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance.

Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n’y a rien d’humiliant dans cet esclavage, car l’esclavage suppose un maître extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il commande, tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous. Elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être, corporellement, intellectuellement et moralement : nous ne vivons, nous ne respirons, nous n’agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d’elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D’où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles ?

Vis-à-vis des lois naturelles, il n’est pour l’homme qu’une seule liberté possible : c’est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d’émancipation ou d’humanisation collective et individuelle qu’il poursuit. Ces lois, une fois reconnues, exercent une autorité qui n’est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être au fond ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste, ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi, d’après laquelle deux et deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s’imaginer qu’on ne brûlera pas dans le feu et qu’on ne se noiera pas dans l’eau, à moins qu’on n’ait recours à quelque subterfuge, qui est encore fondé sur quelque autre loi naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles imaginations d’une révolte impossible, ne forment qu’une exception assez rare ; car, en général, on peut dire que la masse des hommes, dans la vie quotidienne, se laissent gouverner par le bon sens, ce qui veut dire, par la somme des lois naturelles généralement reconnues, d’une manière à peu près absolue.

Le malheur, c’est qu’une grande quantité de lois naturelles, déjà constatées comme telles par la science, restent inconnues aux masses populaires, grâce aux soin de ces gouvernements tutélaires qui n’existent, comme on le sait, que pour le bien des peuples.

Il est, en outre, un inconvénient grave : c’est que la majeure partie des lois naturelles, qui sont liées au développement de la société humaine et qui sont tout aussi nécessaires, invariables, que les lois qui gouvernent le monde physique, n’ont pas été dûment constatées et reconnues par la science elle-même. Une fois qu’elles auront été reconnues par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation et d’instruction populaire, elles auront passé dans la conscience de tous, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les autorités les plus récalcitrantes doivent admettre qu’alors il n’y aura besoin ni d’organisation, ni de direction, ni de législation politiques, trois choses qui émanent de la volonté du souverain ou de la votation d’un parlement élu par le suffrage universel, ne peuvent jamais être conformes à des lois naturelles, et sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, par cela seul qu’elles leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques.

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci : qu’il obéit aux lois naturelles, parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle quelconque.

Supposez une académie savante, composée de représentants les plus illustres de la science ; supposez que cette académie soit chargée de la législation, de l’organisation de la société, et que, ne s’inspirant que de l’amour de la vérité la plus pure, elle ne dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons : la première, c’est que la science humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu’en comparant ce qu’elle a découvert avec ce qu’il lui reste encore à découvrir, on peut dire qu’elle est à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle des hommes, à se conformer strictement, exclusivement aux dernières données de la science, on condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours infiniment plus large que la science.

La seconde raison est celle-ci : une société qui obéirait à la législation émanée d’une académie scientifique, non parce qu’elle en aurait compris elle-même le caractère rationnel – auquel cas l’existence de l’académie deviendrait inutile –, mais parce que cette législation, émanant de l’académie, s’imposerait au nom d’une science qu’elle vénèrerait sans la comprendre, –une telle société serait une société, non d’hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de ces missions du Paraguay qui se laissèrent gouverner si longtemps par la compagnie de Jésus. Elle ne manquerait pas de descendre bientôt au plus bas degré de l’idiotisme.

Mais il est encore une troisième raison qui rendrait un tel gouvernement impossible. C’est qu’une académie scientifique revêtue de cette souveraineté, pour ainsi dire absolue, fût-elle même composée des hommes les plus illustres, finirait infailliblement et bientôt par se corrompre elle-même, moralement et intellectuellement. C’est aujourd’hui déjà, avec le peu de privilèges qu’on leur laisse, l’histoire de toutes les académies. Le plus grand génie scientifique, du moment qu’il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s’endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelée toujours à détruire les mondes vieillis et à jeter les fondements des mondes nouveaux. Il gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu’il perd en puissance de pensée. Il se corrompt, en un mot.

C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le cœur des hommes. L’homme privilégié, soit politiquement, soit économiquement, est un homme dépravé d’esprit et de cœur. Voilà une loi sociale qui n’admet aucune exception, et qui s’applique aussi bien à des nations tout entières qu’aux classes, aux compagnies et aux individus. C’est la loi de l’égalité, condition suprême de la liberté et de l’humanité. Le but principal de cette étude est précisément de démontrer cette vérité dans toutes les manifestations de la vie humaine.

Un corps scientifique, auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une toute autre affaire ; et cette affaire, celle de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.

Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques l’est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même qu’elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, et qui en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d’un pays finissent par former une sorte d’aristocratie ou d’oligarchie politique. Voyez les États-Unis d’Amérique et la Suisse.

Ainsi, point de législation extérieure et point d’autorité, l’une étant d’ailleurs inséparable de l’autre, et toutes les deux tendant à l’asservissement de la société et à l’abrutissement des législateurs eux-mêmes.

* * *

S’en suit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité des cordonniers ; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel ou tel savant. Mais je ne me laisse imposer ni le cordonnier, ni l’architecte, ni le savant. Je les accepte librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d’autorité infaillible, même dans les questions spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l’humanité et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n’ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises ; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide, en un instrument de la volonté et des intérêts d’autrui.

Si je m’incline devant l’autorité des spécialistes, et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes, ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur, et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction, et leurs services, certain qu’ils me feraient payer, par la perte de ma liberté et de ma dignité, les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu’il pourraient me donner.

Je m’incline devant l’autorité des hommes spéciaux, parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. J’ai conscience de ne pouvoir embrasser, dans tous ses détails et ses développements positifs, qu’une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D’où résulte, pour la science aussi bien que pour l’industrie, la nécessité de la division et de l’association du travail. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est dirigeant et chacun est dirigé à son tour. Donc il n’y a point d’autorité fixe et constante, mais un échange continu d’autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.

Cette même raison m’interdit donc de reconnaître une autorité fixe, constante et universelle, parce qu’il n’y a point d’homme universel, d’homme qui soit capable d’appliquer son intelligence dans cette richesse de détails, sans laquelle l’application de la science à la vie n’est point possible, à toutes les sciences, à toutes les branches de l’activité sociale. Et, si une telle universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, et s’il voulait s’en prévaloir pour nous imposer son autorité, il faudrait chasser cet homme de la société, parce que son autorité réduirait inévitablement tous les autres à l’esclavage et à l’imbécillité. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme elle l’a fait jusqu’à présent ; mais je ne pense pas non plus qu’elle doive trop les engraisser, ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques ; et cela pour trois raisons : d’abord parce qu’il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie ; ensuite parce que, grâce à ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, l’abêtir ; et enfin, parce qu’elle se donnerait un maître. Je me résume. Nous reconnaissons donc l’autorité absolue de la science, parce que la science n’a d’autre objet que la reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont inhérentes à la vie matérielle, intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans le fait, qu’un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité uniquement légitime, parce qu’elle est rationnelle et conforme à la liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, arbitraires et funestes.

Nous reconnaissons l’autorité absolue de la science, mais nous en repoussons l’infaillibilité et l’universalité du savant. Dans notre église à nous – qu’il me soit permis de me servir un moment de cette expression que d’ailleurs je déteste : l’Église et l’État sont mes deux bêtes noires – dans notre Église, comme dans l’Église protestante, nous avons un chef, un Christ invisible, la science ; et comme les protestants, plus conséquents même que les protestants, nous ne voulons y souffrir ni pape, ni concile, ni conclaves de cardinaux infaillibles, ni évêques, ni même de prêtres. Notre Christ se distingue du Christ protestant en ceci que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel ; le Christ chrétien, déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être parfait, tandis que l’accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, la science, sont toujours dans l’avenir : ce qui équivaut à dire qu’ils ne se réaliseront jamais. En ne reconnaissant l’autorité absolue que de la science absolue, nous n’engageons donc aucunement notre liberté.

J’entends, par ce mot science absolue, la science vraiment universelle qui reproduirait idéalement, dans toute son extension et dans tous ses détails infinis, l’univers système ou la coordination de toutes les lois naturelles, manifestées par le développement incessant des mondes. Il est évident que cette science, objet sublime de tous les efforts de l’esprit humain, ne se réalisera jamais dans sa plénitude absolue. Notre Christ restera donc éternellement inachevé, ce qui doit rabattre beaucoup l’orgueil de ses représentants patentés parmi nous. Contre ce Dieu le fils, au nom duquel ils prétendraient nous imposer leur autorité insolente et pédantesque, nous en appellerons à Dieu le père, qui est le monde réel, la vie réelle, dont il n’est, lui, que l’expression par trop imparfaite, et dont nous sommes les représentants immédiats, nous, êtres réels, vivant, travaillant, combattant, aimant, aspirant, jouissant et souffrant.

En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie.

Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes.

* * * * * * * * * *

Les idéalistes modernes entendent l’autorité d’une manière tout à fait différente. Quoique libres des superstitions traditionnelles de toutes les religions positives existantes, ils attachent néanmoins à cette idée de l’autorité un sens divin, absolu. Cette autorité n’est point celle d’une vérité miraculeusement révélée, ni celle d’une vérité rigoureusement et scientifiquement démontrée. Ils la fondent sur un peu d’argumentation quasi philosophique, et sur beaucoup de foi vaguement religieuse, sur beaucoup de sentiment et d’abstraction poétique. Leur religion est comme un dernier essai de divinisation de tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.

C’est tout le contraire de l’œuvre que nous accomplissons. En vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous croyons devoir reprendre au ciel les biens qu’il a dérobés et nous voulons les rendre à la terre. Eux, au contraire, s’efforçant de commettre un dernier larcin religieusement héroïque, voudraient restituer au ciel, à ce divin voleur, tout ce que l’humanité contient de plus grand, de plus beau, de plus noble. C’est au tour des libres-penseurs de mettre le ciel au pillage par l’audacieuse impiété de leur analyse scientifique !

Les idéalistes croient, sans doute, que, pour jouir d’une plus grande autorité parmi les hommes, les idées et les choses humaines doivent être revêtues d’une sanction divine. Comment se manifeste cette sanction ? Non par un miracle, comme dans les religions positives, mais par la grandeur ou par la sainteté même des idées et des choses : ce qui est grand, ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui est juste, est divin. Dans ce nouveau culte religieux, tout homme qui s’inspire de ces idées, de ces choses, devient un prêtre, immédiatement consacré par Dieu même. Et la preuve ? Il n’en est pas besoin d’autre ; c’est la grandeur même des idées qu’il exprime, et des choses qu’il accomplit. Elles sont si saintes qu’elles ne peuvent avoir été inspirées que par Dieu.

Voilà en peu de mots toute leur philosophie : philosophie de sentiments, non de pensées réelles, une sorte de piétisme métaphysique, cela paraît innocent, mais cela ne l’est pas du tout, et la doctrine très précise, très étroite et très sèche, qui se cache sous le vague insaisissable de ces formes poétiques conduit aux mêmes résultats désastreux que toutes les religions positives : c’est-à-dire à la négation la plus complète de la liberté et de la dignité humaines.

Proclamer comme divin tout ce qu’on trouve de grand, de juste, de réel, de beau dans l’humanité, c’est reconnaître implicitement que l’humanité, par elle-même, aurait été incapable de le produire ; ce qui revient à dire qu’abandonnée à elle-même, sa propre nature est misérable, inique, vile et laide. Nous voilà revenus à l’essence de toute religion, c’est-à-dire au dénigrement de l’humanité pour la plus grande gloire de la divinité. Et du moment que l’infériorité naturelle de l’homme et son incapacité foncière de s’élever par lui-même, en dehors de toute inspiration divine, jusqu’aux idées justes et vraies, sont admises, il devient nécessaire d’admettre aussi toutes les conséquences théologiques, politiques et sociales des religions positives. Du moment que Dieu, l’Être parfait et suprême, se pose vis-à-vis de l’humanité, les intermédiaires divins, les élus, les inspirés de Dieu sortent de terre pour éclairer, pour diriger et pour gouverner en son nom l’espèce humaine.

Ne pourrait-on pas supposer que tous les hommes sont également inspirés par Dieu ? Alors il n’y aurait plus besoin d’intermédiaires, sans doute. Mais cette supposition est impossible, parce qu’elle est trop contredite par les faits. Il faudrait alors attribuer à l’inspiration divine toutes les absurdités et les erreurs qui se manifestent, et toutes les horreurs, les turpitudes, les lâchetés et les sottises qui se commettent dans le monde. Il n’y aurait donc que peu d’hommes divinement inspirés, les grands hommes de l’histoire, les génies vertueux, comme disait l’illustre citoyen et prophète italien Giuseppe Mazzini. Immédiatement inspirés par Dieu même et s’appuyant sur le consentement universel, exprimé par le suffrage populaire, Dio e Popolo, ce sont eux qui seraient appelés à gouverner les sociétés humaines [3].

Nous voilà retombés sous le joug de l’Église et de l’État. Il est vrai que dans cette organisation nouvelle, due, comme toutes les organisations politiques anciennes, à la grâce de Dieu, mais appuyée cette fois, au moins pour la forme, en guise de concession nécessaire à l’esprit moderne, et comme dans les préambules des décrets impériaux de Napoléon III, sur la prétendue volonté du peuple, l’Église ne s’appellera plus Église, elle s’appelle École. Qu’importe ? Sur les bancs de cette École ne seront pas assis seulement les enfants : il y aura le mineur éternel, l’écolier reconnu à jamais incapable de subir ses examens, de s’élever à la science de ses maîtres et de se passer de leur discipline, le peuple. L’État ne s’appellera plus monarchie, il s’appellera république, mais il n’en sera pas moins l’État, c’est-à-dire une tutelle officiellement et régulièrement établie par une minorité d’hommes compétents, hommes de génie, de talent, ou de vertu, qui surveilleront et dirigeront la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de l’École et les fonctionnaires de l’État s’appelleront des républicains ; mais ils n’en seront pas moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu’il a été éternellement jusqu’ici, un troupeau. Gare aux tondus, car là où il y a un troupeau, il y aura nécessairement aussi des pasteurs pour le tondre et le manger.

[...]

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[Brochure] Au carrefour de la logistique

AU CARREFOUR DE LA LOGISTIQUE. LA GÉOGRAPHIE DU TRANSPORT INDUSTRIEL Un, deux, puis dix, puis cinquante. En réponse à l’offensive génocidaire de l’armée israélienne contre la population palestinienne entassée dans ce qui est peut-être la plus grande prison à ciel ouvert au monde, des navires commerciaux et militaires essuient des tirs de missiles, de drones et d’attaques de hors-bords lancées depuis les côtés yéménites par les milices islamiques des Houthis. Saignée par une guerre civile depuis 2014, notamment grâce aux apports consistants des entreprises d’armement occidentales à l’armée saoudienne et ses alliés, le Yémen est considéré comme un des pays les plus pauvres au monde. La guerre civile, les conséquences écologiques de son exposition au réchauffement climatique et son effondrement économique et social sont à l’origine de centaines de milliers de mort, des millions de gens sont menacés de famine et de pénuries d’eau. Pourtant, c’est de là qu’est partie un offensif complètement inattendu qui a réussi à gripper le commerce mondial. Les attaques contre les navires commerciaux passant par la Mer Rouge, goulot d’étranglement notoire du transport maritime et intensément surveillée et quadrillée par les forces militaires occidentales, aurait affecté près de 90% du commerce mondial. Les armateurs ont modifié les trajectoires de leur porte-conteneurs et navires pétrolières, augmentant de façon phénoménale les coûts de transport. Les industriels européens et américains ont connu des ruptures dans leurs chaînes d’approvisionnement. Les prix du pétrole, du gaz, des matières premières et des marchandises transportées par conteneur se sont envolées avec des effets délétères sur l’inflation qui affecte presque toutes les économies du monde. Les attaques en Mer Rouge – effectuées avec des moyens relativement simples, mais très efficaces – visant le trafic sur un des principaux axes du commerce mondial, illustrent l’importance de la logistique dans les sociétés techno-industrielles. Cette importance ne se situe pas uniquement à une échelle macroéconomiques, mais se décline jusqu’à la route départementale qui assure la connexion routière entre l’entrepôt et le supermarché. Contrairement à ce que le discours creux sur la « dématérialisation » pourrait faire croire, le déploiement des nouvelles technologies et du numérique n’ont pas fait diminuer les investissements dans la logistique du transport, bien au contraire. Rien qu’en construction autoroutière, les investissements mondiaux pour construire des toutes nouvelles routes dépassent les 3400 milliards de dollars [1]. Un financement à la hauteur d’une véritable guerre contre ce qui n’est pas encore relié, désenclavé ou traversé par des routes goudronnées, quatre fois plus que les dépenses militaires annuels des Etats-Unis [2]. Montagnes percées, forêts rasées, biotopes exterminés, cours d’eau endigués – qu’il s’agisse d’autoroutes, d’infrastructures ferroviaires, d’installations portuaires, (...)

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