Entretien réalisé par Documentations.arts
Depuis les années 1970, plusieurs initiatives ont imaginé des alternatives à la justice pénale en revendiquant un traitement des violences interpersonnelles en dehors des paradigmes punitifs et en ciblant les causes sociales, culturelles, économiques dont elles résultent. Ces pratiques et ces théories se sont construites à la croisée de coutumes autochtones, de traditions religieuses, de la praxis militante ou encore du milieu académique et connaissent aujourd’hui une nouvelle effervescence à l’aune d’un durcissement généralisé des politiques pénales et des logiques répressives dans les rapports sociaux.
L’été dernier, nous avons rencontré le collectif Fracas qui, depuis 2020, contribue à rendre plus accessible les théories de la justice transformative en France et expérimente des modes alternatifs de résolution des conflits destinés aux communautés queer et féministes. En octobre, iels ont organisé à la Mutinerie (In)justices, une série de rencontres sur la justice dans les communautés queer et feministes, dont les archives sonores seront bientôt disponibles sur Radio Galoche.
Cet entretien est l’occasion d’une réflexion sur nos propres stratégies militantes à Documentations.
D : Qu’est-ce qui a décidé chacun·e d’entre vous à fonder Fracas, un collectif sur la gestion de conflits ? Ce ne sont pas des notions théoriques très courantes en France : la justice transformatrice, la justice intra-communautaire…
C : C’est à la fois mon expérience dans le milieu queer et féministe, à force de voir à répétition des personnes victimisées au prétexte de call-outs [1] complètement détruites... De voir des initiatives collectives tomber à l’eau parce que les conflits n’arrivaient pas à se résoudre. Ça me rendait extrêmement triste. C’est aussi le fait que j’ai moi-même été call-outé et que j’ai dû y survivre. Donc c’est les deux choses mélangées. Il y a la conviction qu’on peut faire mieux, que c’est une urgence politique et que ça nous permettrait d’être plus efficaces sur les choses qui restent à faire pour les féministes et les queer. C’est aussi un soft spot individuel parce que je l’ai vécu et que je connais beaucoup de gens·tes qui l’ont vécu aussi.
A : Moi j’étais dans une association et ça s’est très mal passé avec une personne. Je me suis retrouvée plus ou moins exclue sans avoir mon mot à dire ou sans pouvoir faire valoir ma version des faits. J’ai ressenti une grande injustice et je me suis demandée comment ça avait pu sembler la bonne chose à faire pour la majorité de mon association.
T : Je n’ai pas milité pendant très longtemps, parce que dans l’un des premiers lieux queer que j’ai pu fréquenter, La Mutinerie à Paris, il y a eu ce call-out. Avant j’allais là-bas parce c’était un des seuls lieux dans lequels on pouvait aller, mais au bout d’un moment je me suis vite rendu compte que je devais me positionner sur la situation. Paradoxalement tout ce qui s’est passé à La Mutinerie m’a beaucoup marqué parce que ça a retardé mon entrée dans le militantisme. Je me suis dit : « Si c’est ça le militantisme, j’ai pas les
épaules ».
L : Pour moi c’est un peu pareil que T. À la base, j’étais en reconversion professionnelle pour faire de l’accueil aux victimes et du conseil juridique auprès d’assos. A. m’a parlé de Fracas et ça m’a intéressée. En découvrant un peu tout avant de les rencontrer, je me suis rendue compte que ça faisait écho au fait que j’étais très nouvelle dans le milieu queer et féministe, parce que pendant longtemps j’avais peur d’y entrer. J’avais peur de ne pas avoir le bagage théorique, de faire des erreurs, d’avoir des relations intimes qui briseraient tout et qui m’empêcheraient de militer.
D : Par quoi avez-vous commencé ? Comment avez-vous mis en place vos modes d’actions avec d’autres collectifs ?
C : On a eu l’occasion de travailler il y a quelques années sur une journée « justice intracommunautaire » pendant le festival Queer Week. C’était la première expérience concrète à laquelle on a participé sur ces questions-là. Puis ça a été d’abord du soutien individuel… C’est quand on a répondu aux premières demandes qu’on a été confronté à la réalité de nos capacités d’aider des personnes et des collectifs. L’aspect de pédagogie et de transmission est venu après.
A : Quand on fait des suivis individuels, c’est simple parce qu’on dit toujours qu’on ne se place pas en expert·e·s, qu’on n’a pas de formation en droit ou psychologie, et que si ça sort de notre zone d’expertise, on pourra relayer. On fait de l’entraide militante. Nos suivis commencent sur de l’écoute et de l’empathie, donc un peu le b-a.ba. Et après un travail de clarification, on leur demande ce dont iels ont envie et besoin. Et en fonction de ça, on a un peu une boîte à outils assez intuitive. Il n’y a pas grand chose qu’on a inventé en termes de méthodes. La justice restaurative et transformative prend ses racines dans le travail des communautés autochtones au Canada, en Nouvelle Zélande ou en Amérique du Sud. C’est elles qui ont inventées la plupart des outils utilisés aujourd’hui : les cercles restauratifs, les cercles de guérison ou encore les cercles de sentence. On se repose aussi beaucoup sur des références produites dans le monde anglophone. L’important, c’est de faire en sorte que les gens·tes se rencontrent, et aussi qu’il y ait une responsabilisation des communautés qui sont autour. C’est très dur de faire prendre conscience aux gens·tes que chacun de leurs actes a des conséquences sur la vie des autres, surtout dans le cadre de communautés aussi concentrées comme les communautés queer. D’ailleurs, on va lancer des cercles de paroles bientôt pour les proches des agresseur·se·s ou des personnes call-outées ou exclues, parce que l’impact sur les proches ou les communautés est énorme (cf. (In)justices). Par exemple, le fait que beaucoup de personnes hésitent à rentrer dans les groupes militants ou mettent du temps avant d’oser émettre un avis vient d’une grande peur liée à ce traumatisme collectif*. Ca rend impossible le fait de parler ou d’agir tant qu’on n’est pas parfait·e politiquement (spoiler alert : ça n’arrive jamais).
D : Où est-ce que vous faites les cercles de paroles ?
L : Principalement en ligne pour l’instant, à cause du COVID.
D : Comment avez-vous décidé de mettre vos outils sur les réseaux sociaux ?
A : C’est moi qui ai monté le FB et l’IG de Fracas car c’était hyper important que les gens·tes se rendent compte de ce qui se passe. Parce que même entre nous, on découvre encore des histoires qui nous laissent sur le cul, tellement c’est impensable de faire des trucs pareil. Et si des personnes n’ont jamais vécu de situations de conflits intracommunautaires, elles ne peuvent même pas imaginer l’ampleur des dégâts et l’extrême violence qui s’opère dans ces situations. Généralement, les gens·tes savent que les milieux militants et a fortiori les milieux féministes sont violents. Mais avant d’y être confronté·e·s, on ne peut pas savoir ce qu’on est capable de s’infliger entre nous. C’est pour sensibiliser et alerter, pour donner des outils et aussi pour dire aux gens·tes qui vivent ces situations qu’iels ne sont pas seul·e·s. Et ce qui est intéressant c’est que les thématiques qu’on traite touchent à tout. C’est passionnant de découvrir ces questions que je n’aurais jamais pensé me poser au début. La justice transformatrice typiquement on n’en parlait pas du tout il y a deux ans, je ne connaissais même pas. Ce n’était pas du tout un sujet et on était juste là parce qu’on avait le seum que nos situations n’aient pas été mieux traitées. C’est vraiment après qu’on y est venu·e·s.
C : Oui, c’est enrichissant pour nous aussi parce qu’on va piocher un peu partout des sources d’inspiration, des outils. Récemment, on a découvert la méthode des groupes d’ alcooliques anonymes aux USA et au Canada. Il y a un postulat collectif à essayer de tendre à s’améliorer en fonctionnant selon des règles collectives, mais comment on gère quand les gens·tes faillissent à la promesse qui a été faite au groupe ? Iels ne peuvent pas exclure parce que c’est un groupe d’aide. C’est intéressant de piocher là-dedans pour voir ce que les queer pourraient faire ensemble quand quelqu’un·e déroge au postulat collectif, pour réintégrer la personne et l’amener à ce que ça ne se reproduise pas.
D : Vous êtes beaucoup sollicité·e·s ? Est-ce que vous vous rendez compte qu’il y a vraiment beaucoup de demandes ?
C : On a beaucoup de demandes oui. Honnêtement pour le moment on arrive à les traiter juste parce que c’est le COVID et que nos autres activités (travail, militantisme...) sont au ralenti. Mais on est submergé·e·s de demandes, on se partage le travail comme on peut mais on va devoir s’agrandir, c’est sûr.
D : Comment répartissez-vous les demandes ?
A : On se demande entre nous qui veut les prendre.
D : Est-ce qu’il y a des choses que vous pouvez faire en interpersonnel avec la personne, par exemple une conversation téléphonique ? Si vous intervenez dans un collectif, quel est le protocole ?
A : Dans un premier temps en effet, ça passe par un appel. On demande pourquoi la personne nous a contacté·e·s et qu’elle nous raconte les faits. On peut donner déjà des conseils directs et voir si on peut mettre quelque chose en place mais parfois ça s’arrête au premier appel. Après ça peut donner lieu à une médiation ou à une prise de contact où on va jouer les intermédiaires par mail. Pour les collectifs, c’est un peu la même chose : on appelle au début pour comprendre ce qui se passe, on voit les besoins, et là soit ça donne lieu à une formation – par exemple, sur la prise en charge des agresseur·se·s en soirées ou sur la prise en charge des conflits dans un collectif. On peut aussi assister à des réunions internes où les gens·tes discutent des problèmes internes, s’iels ont peur de le faire seul·e·s. La présence d’un·e tiers est toujours bénéfique.
C : On répartit le travail en fonction non seulement du nombre de dossiers à prendre en charge mais aussi du temps que prend chaque dossier. Là je suis en train de sortir du suivi d’une personne qui a pris la forme de nombreux appels et d’un travail de relecture et d’accompagnement d’écriture d’un texte qui fait environ 30 pages.
A : Le problème avec la justice transformative, c’est que c’est vraiment du bricolage, ça prend beaucoup de temps. Ce n’est pas quelque chose d’automatique qu’on va produire face à une situation et qui sera reproductible à l’infini. On va prendre des éléments et on va suivre les gens·tes sur un temps long. On ne fait pas de suivi psy, donc on redirige (on a fait une liste psy qu’on peut donner aux gens·tes). A contrario, chez les psy, beaucoup ne comprennent pas du tout comment marche un groupe militant. Du coup on est là aussi en complément. On a pas le côté psy mais on sait comment se passent les dynamiques de groupe à l’intérieur des collectifs militants.
D : Est-ce que dans les cas d’agressions sexuelles, où parfois l’infraction telle qu’elle est constituée donne lieu à un procès, c’est pour vous une position importante d’être en autonomie totale vis-à-vis du système pénal et d’agir de façon totalement indépendante, ou comme peut le faire la justice restauratrice parfois plus institutionnelle, en parallèle d’un procès pénal par exemple ? Ou bien vous décidez de vous couper de tout système pénal ?
A : On a pas des positions de principe où on va dire à quelqu’un·e : « Non, ne porte pas plainte ». Dernièrement on s’est posé·e·s la question car une personne est venue nous voir en disant justement qu’elle avait envie de porter plainte et qu’elle comprenait, vis-à-vis de ce qu’elle voyait sur Instagram, que c’était complètement contradictoire avec ce que l’on portait. On ne lui dira pas de ne pas porter plainte si pour elle c’est important pour entrer dans son processus de guérison. C’est ça le principal, et si c’est important pour elle de le faire, on est les premier·e·s à l’y encourager. Après, si la personne porte plainte, qu’elle a gain de cause et que l’agresseur·se est puni·e, nous on est pas convaincu·e·s que ça va aider ce·tte dernier·e à changer, à apprendre et à agir autrement. C’est ce qui m’a le plus surprise quand on a monté Fracas : avant, j’étais dans le milieu militant féministe gouine et pour moi c’était vachement plus facile de dire que les mecs cis étaient tous des connards. Disons qu’on était misandres et c’était un truc de principe, on criait plus fort que tout le monde que les violeurs, il fallait leur couper la bite. En rentrant à Fracas et en lisant plein de trucs, je me suis rendue compte que c’était beaucoup plus complexe que ça. Mettre tous les violeurs dans un même panier, le panier des dominants qui ont la volonté de nuire et d’asseoir leur pouvoir, ce n’est pas réaliste et surtout ça biaise les outils à développer ensuite. Notamment parce que ça invisibilise les agresseur·se·s violeur·se·s qui sont parmis nous, nos potes, nos partenaires, nous-mêmes. Et ça peut être très dur d’entendre qu’on a agressé quelqu’un·e quand on est féministe, queer, politisé·e et surtout quand on a nous-mêmes déjà été violé·e par ailleurs. Ne pas faire attention au poids que c’est, au temps et à l’énergie que la prise de conscience et le travail de responsabilisation demandent, c’est prendre le risque de créer du traumatisme sur du traumatisme. Prendre ça en compte ça ne veut pas dire moins prendre en compte l’avis des victimes ou leur traumatisme. Cela doit se faire en parallèle du travail auprès des victimes.
C : Pour nous, ça vient vraiment de notre objectif en tant que féministes de faire en sorte qu’il y ait moins de victimes. Malheureusement notre approche peut être parfois perçue comme complaisante avec les agresseurs et les agresseuses. Parfois, il est plus simple de se dire : « Il faut les faire souffrir, il faut les punir », puis voilà le problème est réglé. Or, ce n’est vraiment pas notre approche. Ce n’est pas qu’on a particulièrement de sympathie pour les gens·tes qui commettent des violences sexuelles. Notre intérêt premier en tant que féministes, c’est de faire qu’il y ait moins de récidives et qu’il y ait donc moins de victimes. Y a un moment où il faut regarder les choses en face. Toutes les solutions punitives ne garantissent pas du tout que la personne ne va pas repasser à l’acte… peut-être que ce ne sont pas des positions entendables ou faciles à défendre, mais je suis absolument persuadé que c’est possible justement parce que notre intérêt premier, c’est les victimes.
A : ll est aussi important de se dire qu’il y a des personnes qui ne peuvent pas prendre en charge ces gestions d’agressions sexuelles et qu’il faut parfois laisser la main à des gens·tes qui sont plus neutres ou extérieur·es.
T : On a déjà été contacté·e·s par plusieurs victimes d’agression, et beaucoup d’entre elles se retrouvent elles-mêmes à prendre en charge leur agresseur·se. Si c’est un·e proche qui a agressé d’autres personnes, iels se sentent responsables et peuvent se retrouver dans des positions extrêmement ambivalentes. C’est souvent les femmes et/ou queer qui se retrouvent à porter leur proche quand iel a agressé quelqu’un·e. Sans grande surprise, le manque de prise en charge collective de ces questions augmente les chances que ce soit soit des meufs, soit des queer qui se retrouvent à porter les agresseur·se·s quand celleux-ci ont été exclu·es d’un espace. Les questions de la répartition de la charge mentale se posent aussi dans ces cas-là. A contrario, les victimes se retrouvent souvent à être dépossédées de leur histoire parce qu’on veut les « protéger », parce qu’on pense qu’elles sont trop traumatisées pour savoir ce qu’elles veulent. Elles finissent par ne plus avoir leur mot à dire sur leur agression.
D : Comment gérez-vous les cadres temporels pour les suivis ? Posez-vous une limite dans le temps concernant le suivi ou sur les cadres monétaires ? Comment vous dealez cette question-là, par exemple en lien avec la question du travail militant qui est souvent gratuit ?
L : L’aspect financier est important pour mettre une distance dans le suivi, l’investissement est différent si on demande une participation ou non. Mais on s’adapte évidemment aux revenus des gens·tes (on pratique beaucoup le prix libre, par exemple). Et parfois ça donne des trucs intéressants. Par exemple, on a eu plusieurs fois des personnes qui organisaient des cagnottes pour nous payer et c’est intéressant de voir comment la communauté autour est impliquée dans la prise en charge du conflit. C’est une manière d’impliquer les gens·tes aussi, d’impliquer la communauté. C’est pareil pour les agresseur·se·s qui nous contactent, iels payent pour être suivi·es parce qu’iels ont commis quelque chose, cet investissement financier est symbolique.
T : On se rend compte que la plupart des personnes qui nous contactent sont des personnes militantes d’une manière ou d’une autre, iels savent très bien ce qu’est le travail militant non rémunéré, et du coup iels sont donc très enclin·e·s à payer parce qu’iels comprennent très bien les enjeux de ce que ça peut être un travail gratuit.
D : Avez-vous été face à des conflits qui concernaient plutôt des problématiques raciales, dans des collectifs ou autres ?
A : Il peut y avoir des problématiques raciales qui s’interpénètrent dans les gestions de conflit qu’on nous demande. Les questions de validisme et de psychophobie sont aussi très présentes. Mais en général, tous les rapports de domination s’entremêlent dans les gestion de conflits communautaires et ça fait partie de notre travail de prendre en compte tous les enjeux.
D : Avant de commencer l’entretien, on a un peu abordé le call-out, est-ce qu’on peut revenir à ce que c’est, un call-out pas viable et est-ce qu’il y a des call-outs viables ?
C : Moi j’aimerais bien qu’on trouve d’autres mots plutôt qu’utiliser le terme de call-out à toutes les sauces. Peut-être qu’il faut faire la différence entre call-out et visibilisation des pratiques oppressives. Quand nous on parle de call-outs, on parle de ce qui peut se passer dans des communautés militantes féministes, où la parole est quand même libérée quoi qu’on en dise, et les violences sexuelles sont en principe prises au sérieux… Ça ne veut pas dire que dans les faits et dans la pratique, c’est géré correctement, mais en tout cas il y a une possibilité d’en parler, d’être pris·e au sérieux, à l’intérieur de ces communautés-là. Et aussi, il n’y a pas systématiquement d’énormes disparités de pouvoir entre les personnes impliquées. Une des raisons qui me motivent à participer à Fracas, c’est qu’il y a cette idée de la cancel culture qui est vachement portée par la droite, par les masculinistes, qui disent qu’on peut plus rien dire, procès populaire, présomption d’innocence, etc… et en fait c’est 99,9% du bullshit, et y’a 1% qui est alimenté par le fait que oui, on gère mal ces questions-là dans nos communautés féministes et queer, et donc ça donne du grain à moudre aux mascus. Je pense que la réponse à ça c’est pas de dire : « On arrête de visibiliser les personnes de pouvoir qui commettent des violences », c’est juste qu’on doit avoir en interne une vraie réflexion sur comment on fait des justices alternatives. Quand on parle de call-outs abusifs, on parle de cas où le call-out est utilisé alors qu’il y avait plein d’autres choses à faire. Quand Claude Lévêque est visibilisé, c’est parce qu’avec son pouvoir et sa reconnaissance publique, il échappe à ce pour quoi pleins d’autres personnes seraient tenues responsables. On soutient complètement cette démarche de visibilisation, on est pas dans le call-out abusif là.
A : Oui, et je pense qu’il faut différencier deux choses, c’est que dans nos supports de communication, on s’adresse principalement aux queer, et que si la parole est en train de se libérer à l’extérieur grâce aux call-outs, il ne faut pas utiliser les mêmes outils avec la même intensité dans nos milieux. Si on sort l’artillerie lourde contre des gens·tes dans nos communautés qui n’ont pas les mêmes pouvoirs, etc., ça n’a pas du tout les mêmes conséquences. On a suivi des personnes queer et féministes qui se sont retrouvées complètement exclues, leur patron·ne a reçu des mails de dénonciation, tous·tes les gens·tes autour d’elleux ont reçu des mails, elles ont été cramées dans plusieurs villes de France, etc. On est pour la visibilisation des violences, le problème, c’est la réception de cette parole. On ne sait pas réagir autrement que par la violence, la punition. Il faut inventer d’autres manières de faire. On voit souvent dans nos milieux queer et féministes des call-outs qui fonctionnent justement parce que les gens·tes qui en sont à l’origine ont elleux-mêmes une forme de pouvoir. Du coup le rapport de force est inversé : en général, ce sont des gens·tes qui n’ont pas les moyens de se défendre contre ce call-out qui vont le subir de plein fouet. Au contraire, les personnes avec le moins de ressources sociales, par exemple des ami·es, ne seront pas autant entendu·es et cru·es en visibilisant des violences. C’est comme la prison : les gens·tes qui sont en prison, c’est pas Polanski, c’est des gens·tes qui sont en majorité pauvres, racisé·e·s, etc. C’est la même chose dans nos communautés.
C : En fait le problème, ce n’est pas la dénonciation des violences, c’est que la communauté s’en sert pour exclure, martyriser, harceler. La question c’est : quels effets ont les dénonciations publiques ? Je pense qu’il n’y aurait pas tant de problèmes que ça avec le call-out si c’était pas un prétexte pour que les sadismes personnels et les envies de justice mal placées de chaque individu·e dans la communauté s’expriment, sous le prétexte que des actes ont été révélés publiquement. C’est plutôt : qu’est-ce que la communauté fait de la dénonciation publique d’actes ? On est très inquiet·e·s de voir comment la communauté autour se saisit de ces dénonciations. Le problème ce n’est pas de visibiliser des violences, c’est que d’un seul coup tout le monde se prétend justicier·e, ce qui amène parfois à des conséquences dramatiques.
D : Pour revenir un peu aux outils que vous mettez en place dans les gestions de conflit, est-ce que, par exemple, vous utilisez la communication non violente (CNV) ?
A : La place donnée à la colère dans la CNV ne me semble pas juste. Dans la CNV, la colère n’a pas sa place parce que vue comme violente. Mais la colère est utile, et c’est un outil puissant. Il faut pouvoir la prendre en charge, surtout quand on parle de personnes qui vivent des oppressions et qui ont le droit d’être fondamentalement en colère. C’est vrai que quand tu lis des livres comme Les mots sont des fenêtres ou des trucs comme ça, en fait c’est tout rose parce que le mec semble n’avoir jamais vécu d’oppressions. La théorie en soi est problématique, mais l’utilisation que les gens·tes en font l’est aussi : tu peux très bien utiliser la CNV et dire des trucs violents pour l’autre, tout en niant que ça l’est et en asseyant ton pouvoir.
D : De manière concrète, si vous piochez un peu dans un outil comme la CNV, quels sont vos autres outils ? Sauf si vous ne souhaitez pas révéler votre recette ? (rires)
A : On utilise aussi l’outil de la médiation, que ce soit pour des conflits interpersonnels ou pour nos appels : on va d’abord revoir les faits, comment toi tu as vécu la situation ; quel sentiment ça a créé chez toi ; quels besoins n’ont pas été respectés ; et à la fin, qu’est-ce qu’on va pouvoir trouver comme solution pour y répondre. Un autre outil très intéressant, c’est la « socianalyse ». C’est une intervention de plusieurs personnes extérieures dans le groupe sur minimum 2-3 jours, et iels demandent à ce que tous·tes les acteur·rices de la situation soient présent·e·s. Ça peut être les gens·tes de l’association, les bénévoles, les copains, les copines s’iels sont intégré·e·s dans le truc, et l’idée, pendant les 3 jours, c’est de poser toujours la même question : pourquoi vous nous avez demandé de venir, quelle est la demande ? Et du coup on va vraiment aller au fond du conflit et on va vraiment faire ressortir toutes les demandes implicites qui ne sont pas formulées dès le début. Il y a aussi le cercle restauratif, le théâtre… Et pleins de choses à inventer.
Références sur la justice intracommunautaire
https://docs.google.com/document/d/1yNCVJQashiF2P7ikUaA6vmd9_Q96O4MwUPSVo-EXS3A/edit?usp=sharing
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