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J’ai pas choisi d’être homo, mais je décide d’être pédé - version page par page
44 pages A5 à imprimer en recto-verso ou à lire sur écran.
" Les autres croyaient qu’ils étaient normaux
Mais ils n’étaient qu’hétéros "
– Nocif, dans Robert je t’aime
J’ai d’abord écrit ce texte pour toi, ami·e, parent, collègue ou simple connaissance qui ne comprend pas bien ce que je fabrique depuis quelque temps, pourquoi je me dis « pédé », pourquoi c’est loin d’être un détail, et pourquoi certaines petites phrases ne passent plus. Il est accompagné d’un lexique pour éclairer au besoin certaines notions, repérées par un astérisque* lors de leur première apparition.
Si j’ai pris la décision de le partager plus largement, en assumant de dévoiler au passage quelques bribes d’intime, c’est parce que j’ai réalisé au cours de son écriture que ce qui n’était au départ qu’une sorte de droit de réponse spontané devenait une occasion d’articuler ma réflexion, et prenait peu à peu une dimension plus politique.
Il ne se veut pas pour autant être un manifeste, et n’est au fond qu’une tentative – sans doute maladroite – de mettre des mots là où ils m’ont manqué parfois. Il ne prétend parler au nom de personne d’autre que moi, à un instant donné de ma vie, mais tant mieux s’il fait écho un jour chez quelqu’un·e, quelque part…
Il est dédié à toutes les personnes qui souffrent dans le placard*, dans la norme ou dans la marge, et à celles qui n’y ont pas survécu. T’aimes pas quand je dis que je suis pédé.
Le mot te plaît pas, tu le trouves péjoratif.
Il te dérange, et puis tu dis qu’il me va pas.
Tu préfèrerais sans doute que j’utilise une option plus sage parmi celles que propose le dictionnaire… Homosexuel ? Je le suis par définition, mais c’est un mot qui me parle peu. Je le perçois comme un diagnostic détaché et très incomplet, qui ne dit rien de plus que mon attirance physique pour les hommes. Gay ? Voilà une étiquette à laquelle je ne me suis jamais vraiment identifié non plus, et qui m’évoque plus que jamais une normalisation et une dépolitisation bien éloignées de ma prise de conscience récente. Que ça te plaise ou non, je me sens bel et bien « pédé ». Là où tu ne vois que l’insulte, le gros mot, je vois désormais une libération, un acte politique. Le procédé à l’œuvre ici est loin d’être nouveau, et il porte un nom : le « retournement du stigmate ». D’après la définition qu’en donne le sociologue Antoine Idier [1] , il « désigne le fait, pour des individus et groupes minoritaires, de revendiquer l’insulte qui leur est adressée, de retourner comme une identité positive ce que les dominants leur reprochent d’être » [2]. Cette réappropriation est une manière de désactiver l’insulte, de signifier le refus de la honte qui lui est associée, et de transformer cette dernière en fierté. Me dire pédé, c’est dire que je ne veux plus me cacher ni me restreindre. Et tant pis si ça dérange. Et tant pis si ça déplaît. C’est affirmer une identité marginale, lui donner de la visibilité, et crier que l’appartenance à une minorité n’est pas un fait mineur.
C’est aussi une manière de bousculer et de dénoncer la société hétéronormée*, sexiste et patriarcale* dans laquelle nous vivons. Une société plus globalement construite par, pour et autour des hommes cisgenres*, hétérosexuels, blancs, valides et aisés, qui rechignent à prendre conscience de l’étendue de leurs privilèges, retardant la mise en place d’un fonctionnement plus égalitaire et plus inclusif. Je dois préciser ici que je m’exprime moimême en tant que mec cis, blanc, valide et de classe moyenne, et que je bénéficie donc d’une grande part de ces privilèges, dont la remise en question est un processus long et parfois difficile, que je reconnais avoir entamé tardivement, mais dont je mesure aujourd’hui l’absolue nécessité. Savoir nommer ces privilèges et apprendre à les déconstruire, c’est se donner une chance de sortir peu à peu d’un imaginaire collectif étroit et poussiéreux, reposant sur une infinité d’impensés, et à l’origine d’une multitude de formes de violences et d’oppressions. C’est faire un pas dans la direction d’une société dans laquelle chaque personne trouverait facilement sa place, sans devoir pour cela appartenir à la majorité, à la catégorie dominante ou à la norme en vigueur.
Tu remarqueras que j’utilise une forme d’écriture inclusive* pour ce texte, y compris pour parler des « pédé·es ». En effet, la réappropriation de cette insulte ne concerne pas que des individus qui se genrent au masculin. Elle est également utilisée par certaines femmes transgenres* et personnes non binaires*. Dans le premier épisode de l’émission de radio « Pédales Scandale » [3], dont j’ai depuis rejoint l’équipe, on peut par exemple entendre le témoignage d’une copine qui explique que puisqu’elle l’accompagne au quotidien, elle ressent elle aussi le besoin de se réapproprier cette insulte : « En tant que trans, je suis perçue comme pédé, et c’est ça qui rend ma vie galère à plein d’endroits ».
Cette marginalisation des personnes trans et non binaires est à l’œuvre jusque dans certains groupes militant pour les droits des minorités sexuelles [4] ou se réclamant du féminisme [5]. Tout comme l’exclusion des personnes racisées*, elle témoigne non seulement d’une certaine étroitesse d’esprit, mais aussi d’une amnésie étonnante quant à leur rôle essentiel dans les luttes, donc dans l’accès aux droits. Les émeutes de Stonewall en sont certainement l’illustration la plus connue. Cette série de manifestations radicales et spontanées, s’étant étalée sur plusieurs jours, en réaction à une énième descente de police violente dans un bar communautaire de Manhattan le 28 juin 1969, est un acte fondateur des luttes LGBT aux États-Unis et ailleurs. Elle donnera naissance l’année suivante à la première « gay pride » (qui ne sera renommée « pride » que bien plus tard, et traduite en France par « marche des fiertés » [6]
). Et si différents narratifs s’opposent à propos de cet épisode, il est aujourd’hui indéniable que l’on doit ce soulèvement historique au moins autant au courage des personnes trans, en grande partie d’origine afroaméricaine et portoricaine, qu’à celui des gays cis blancs new-yorkais…
Bien moins téméraire, et ignorant tout de cet héritage, je suis resté longtemps extrêmement discret à propos de ma propre homosexualité. Si j’ai commencé lentement et prudemment à m’ouvrir à mes proches à partir de l’adolescence, elle est restée un secret relativement bien gardé pendant les dix premières années de ma vie professionnelle, de peur qu’elle ne puisse s’y retourner contre moi. Ce fut le cas jusqu’à ce qu’un collègue devienne un jour un amoureux, et que cette histoire me donne le courage de m’affirmer un peu plus. En prenant ensemble la décision de ne plus nous cacher, je pensais que nous avions détruit le dernier obstacle à ma liberté. Mon homosexualité n’étant plus un secret pour personne, je croyais être enfin en paix avec le sujet, et avec moi-même. Mais ce n’est que plus récemment encore, à trente-quatre ans, lors d’une rupture dans cette relation, que j’ai réalisé que j’avais en réalité gardé une grande partie de mes questionnements et de mes désirs sous le tapis, et que j’avais continué à me construire une vie très sage, et très normée. Je n’avais vécu que très peu d’histoires et d’aventures, je n’avais aucun lien avec le « milieu » (qu’il soit festif, militant, ou autre), je ne sortais pas dans les lieux ou évènements LGBTQIA+*, je n’avais jamais participé à une marche des fiertés, et je n’avais pas vraiment d’ami·es queers*… Ce n’était ni par choix ni par ignorance de l’existence de ces espaces et de ces communautés, mais plutôt par habitude, par peur, et par autocensure. Je ne m’étais pas autorisé à investir pleinement mon homosexualité, que ce soit dans sa dimension physique, sociale ou politique.
Je vais depuis de questionnements en chamboulements, de rencontres en lectures, et j’ai réalisé qu’en me tenant à distance de tout ce qui faisait « trop pédé », je me tenais à distance de moi-même. J’avais beau avoir mis un pied en dehors du placard, je restais dans l’ombre de l’arc-en-ciel. Aujourd’hui, je m’autorise enfin à explorer la marge, et à vivre mon adolescence pédée, sous l’œil attendri d’une part de moi plus adulte. De ton côté, je vois bien que tu as parfois du mal à me suivre et à comprendre ce que je vis, la radicalité de mon discours, mon urgence… Il est vrai que ça a pris pas mal de place dans ma vie, dans mes expériences, dans mes idées, et jusque dans mon langage, mais tu admettras que je ne t’avais pas trop emmerdé·e avec tout ça jusque là !
Il faut que tu comprennes que quand je dis que je suis pédé, je ne fais pas référence qu’à ce qui se passe sous mes draps. Après l’avoir moi-même ignoré longtemps, je suis aujourd’hui persuadé que ma déviance par rapport à la norme a façonné plusieurs des prismes par lesquels passent mon regard sur le monde et mon expérience de la vie. Comme le disent des camarades dans l’émission citée plus tôt, se dire pédé·e est finalement plus une manière de s’attribuer une identité de genre* que d’affirmer une orientation sexuelle. C’est une façon de questionner les normes associées à la féminité et à la masculinité et d’assumer publiquement de ne pas y correspondre, que ce soit dans sa sexualité, dans ses comportements, dans sa façon de s’habiller, et plus globalement dans son expression de genre*.
Cette déviance se heurte malheureusement aux réactions d’une société souvent hostile, laissant peu de place à la remise en question des normes sexuelles et de genre, et passant nos réalités sous silence, comme si elles n’étaient au mieux que des quantités négligeables. Ce mépris généralisé est d’une violence inouïe et nourrit un sentiment d’inadaptation et de solitude souvent très douloureux. Le chemin pour s’autoriser à exister en dehors de la norme cishétéro est long et difficile, jalonné par des traumatismes collectifs encombrants [7], ponctué d’expériences plus ou moins heureuses, de questionnements solitaires, de hontes et de secrets, et saupoudré de fragments d’une histoire communautaire que l’on peine à saisir et à rassembler…
Oser pousser de nouvelles portes et rejoindre la famille politique des pédé·es, c’est donc aussi un moyen pour moi de rencontrer d’autres personnes concernées, de déjouer la solitude et de trouver l’écoute, le soutien et le réconfort qui m’ont longtemps manqué. À travers ces rencontres et les témoignages que je peux lire, écouter ou recueillir, je réalise que nos trajectoires sont évidemment toutes singulières, mais qu’elles nous confrontent en partie aux mêmes enjeux et problématiques, dont je voudrais tenter modestement d’esquisser ici quelques contours. Tu m’as dit qu’en tout cas ça se voyait pas du tout, si ça pouvait me rassurer.
Il est vrai qu’à ce moment-là de ma vie, ce n’était pas écrit sur mon front, et ce n’était sans doute pas une évidence pour tout le monde… Mais au-delà de la colère qu’elle a réveillée en moi, cette phrase m’a questionné longuement et profondément… En quoi j’aurais dû trouver ça rassurant, au juste ? Était-ce vraiment moi que ça venait rassurer, d’ailleurs ? En cheminant, j’ai compris que si j’étais un homo aussi discret jusqu’alors, c’est parce que sans m’en rendre compte, j’avais gommé au fil du temps une foule de petites choses. Que j’avais laissé trop longtemps le petit hétéro-flic [8] tapi en moi dicter sa loi, et la honte infuser dans ma tête et dans mon corps.
Au fond, je crois que je me suis toujours senti légèrement en marge de la majorité des autres garçons, un peu différent. À l’école primaire, je ne voulais pas jouer au foot, mais je voulais être avec eux, faire partie du clan. Je m’étais donc bricolé une place en devenant l’arbitre et le commentateur sportif des matchs, rôle que je prenais tellement à cœur à chaque récré que je rentrais régulièrement aphone à la maison, laissant mes parents assez déconcertés. Au collège, mes ami·es proches étaient en majorité des filles, et j’avais quelques relations un peu ambiguës avec certains garçons, sans en avoir jamais rien verbalisé avec eux, ni avec personne d’autre d’ailleurs… Je ne me souviens pas avoir ressenti de dégoût lié à la découverte de mon homosexualité, mais j’étais absolument terrorisé par les conséquences potentielles qu’aurait pu entraîner la révélation de mon secret. Je m’appropriais durablement l’idée selon laquelle ce n’était qu’une seule de mes innombrables facettes, et parmi les plus intimes, et que ça ne devait donc pas prendre trop de place. J’entamais alors avec la plus grande prudence mon coming out*, au comptegoutte.
Les durs n’avaient pas attendu ça pour me cataloguer comme sensible, et semblaient prendre beaucoup de plaisir à s’en prendre à moi quand ils n’avaient que ça à faire et que les adultes avaient le dos tourné, ou se montraient incapables de me venir en aide. Je n’ai pas pour autant le souvenir d’avoir été l’objet de harcèlement intense ni d’injures homophobes à proprement parler, mais le sociologue Sébastien Chauvin [9] explique dans une interview [10] la chose suivante : « L’insulte n’a pas besoin d’être proférée pour exercer [son] pouvoir social d’infériorisation. Vous pouvez ne jamais avoir été insulté·e et pourtant [elle] aura structuré les trente premières années de votre vie. Parce que vous avez passé trente ans à essayer de l’éviter, à essayer de ne jamais [en] être l’objet. » Dans le même entretien, il affirme également que « l’insulte “pédé” est structurante de toutes les masculinités. » En effet, quelle que soit leur future orientation sexuelle, et bien avant qu’ils ne se posent les premières questions à ce sujet d’ailleurs, les garçons font face à des injonctions puissantes à la masculinité et à la virilité, et comprennent rapidement que le fait de s’en éloigner les expose aux railleries, au mépris et à la disqualification.
Flash-back. Un soir de Noël, enfant, j’ouvre mes cadeaux et découvre la poupée que mes parents ont bien voulu m’offrir. Mais au souvenir de la joie s’ajoute, malgré mon jeune âge, celui de la gêne d’une partie du reste de la famille. Répétée, cette expérience du malaise et du décalage s’imprime sournoisement, jusqu’à être intériorisée, avec des conséquences profondes et durables. Quand une part de soi est traitée au mieux comme un tabou, au pire comme une monstruosité, il faut déployer une sacrée dose d’énergie pour l’assumer courageusement… Ou la camoufler soigneusement.
Retour au collège. En cours de sport, des camarades de classe me disent souvent que je cours « comme une tapette ». Je tente donc de contrôler les mouvements de mes jambes, du mieux que je peux, disciplinant mon corps pour m’épargner les injures et les emmerdes.
Un jour, ma grand-mère, avec laquelle j’entretiens alors un lien très fort et à qui il m’arrive de faire des confidences, réagit à un reportage à la radio. Si je n’en ai pas retenu le sujet exact, je me souviens bien qu’il évoque les droits des homosexuel·les. Elle s’adresse alors à moi par ces mots, restés gravés dans ma mémoire avec précision : « Moi j’ai pas de problème avec eux, tant qu’ils viennent pas nous embêter… ». Sans le savoir, elle balaie à cet instant toute envie de lui livrer cette part de moi, qui restera secrète jusqu’à sa mort.
À la même époque, je passe un jour en rougissant à la caisse d’un magasin avec un badge « I love boys », et un autre orné du drapeau arc-en-ciel. Je n’oserai jamais les porter, ils resteront des années cachés dans une boîte, et finiront même à la poubelle.
Quelques années plus tard, période lycée. Je meurs d’envie de me maquiller les yeux, mais je n’y parviens pas. Pas même avec mon meilleur ami, tard dans la nuit, en écoutant Placebo ou David Bowie. Même pas sur scène, avec notre groupe de rock adolescent, quand lui s’autorise cette fantaisie.
Je me sens alors piégé dans la ville trop petite que j’habite, et je rêve d’anonymat, que j’imagine synonyme de liberté. Il me faut attendre mes dix-huit ans et une virée à Paris pour échanger avec un garçon – rencontré plus tôt sur Internet – mon premier baiser. Cachés dans les toilettes d’un café de boulevard, au sous-sol, on est très vite dérangés par quelqu’un qui nous surprend et nous crie pourtant « N’ayez pas honte de votre amour, vivez-le au grand jour ! » pendant que nous prenons la fuite, têtes baissées…
À la même période, en vadrouille à Bruxelles avec mon meilleur ami, notre plan d’hébergement tombe à l’eau au dernier moment, et on part à la recherche d’une chambre d’hôtel. Je suis extrêmement mal à l’aise à l’idée qu’on puisse nous prendre pour un couple, et l’échange avec le réceptionniste a des allures de blague belge :
« Bonjour, on voudrait deux lits, s’il vous plaît.
– D’accord, mais vous voulez pas une chambre, avec ? »
Au début de ma vingtaine, alors que je ne me suis autorisé que quelques rares aventures avec des garçons, ma meilleure amie et moi nous rapprochons, et notre relation se transforme peu à peu. Je me dis que la vie est bien surprenante et que l’orientation sexuelle est peut-être plus fluide et moins binaire que ce que je pensais jusqu’alors. Après quelques hésitations et rebondissements, on finit par former un couple et par quitter notre colocation pour emménager à deux. C’est ma première histoire hétérosexuelle – la seule à ce jour – et elle surprend tout le monde, moi le premier… Je ne me prétends pas hétéro pour autant, mais je suis perçu comme tel pendant cette période, et je mets de fait de côté mon désir pour les mecs, strictement relégué à mes seuls fantasmes, et ce pendant près de sept ans. Aussi incroyable que soit cette fille, et aussi fort qu’ait été et que soit encore le lien qui nous unit aujourd’hui, je me demande souvent à quel point cette histoire – cochant toutes les cases de l’hétéronormativité – était aussi pour moi une façon de retourner me reposer un peu dans le placard… Toujours est-il qu’après ces quelques années à avancer ensemble, à échafauder des projets de couple, et à évoquer régulièrement l’idée d’avoir un jour des enfants, nos chemins finissent par se séparer, faute d’un réel horizon commun. Certainement en grande partie à cause du conflit dévorant dont mon intimité est alors le théâtre, et de ma résistance aussi inconsciente que farouche à l’idée de m’engager plus profondément dans cette relation, de peur qu’elle ne me condamne à enterrer définitivement une part de moi tue, mais bien vivante…
Tombé peu de temps après amoureux de A, le collègue de travail évoqué plus tôt, je me retrouve de nouveau dans une relation homo, ce qui me vaut une nouvelle vague de coming out, et quelques mises à jour auprès de proches parfois un peu perdu·es. Mais la relation que nous construisons est presque aussi normée. Quand on décide de s’installer ensemble en retapant une maison à la campagne, on y devient les bons petits voisins, sans doute de ceux qui font dire que « y en a des biens »… On est homos, mais pas trop : ce n’est pas vraiment un sujet pour nous, la grande majorité de notre entourage est hétéro, et notre homosexualité ne se joue qu’à travers le couple que nous formons. On enfouit au passage un peu plus profondément encore une partie de nos identités, de nos aspirations et de nos désirs, nous interdisant de manière presque tacite les phases d’exploration et de construction qui nous ont pourtant déjà fait tant défaut par le passé, et ignorant l’inconfort grandissant dans notre lien et face à notre propre condition d’homme homosexuel, qui trouve parfois des manières bien sournoises de s’exprimer… Lors d’une dispute, il me jette un jour un « va te faire enculer » aussi spontané que surprenant, qui nous arrête net et nous laisse tous les deux assez décontenancés. Une autre fois, il me traite de pédé en riant parce que je connais par cœur les paroles d’un album de Rahim Redcar. Puis c’est à mon tour, le jour où il me confie écouter parfois Britney Spears très fort dans sa voiture. Cette homophobie intériorisée, que nous travaillons désormais tous deux à reconnaître et à dépasser, est d’autant plus insidieuse qu’elle vient de nous-mêmes, de nos semblables, de nos intimes, et participe à la construction des murs qui nous retiennent prisonniers. Sur mon téléphone, j’ai aujourd’hui une playlist intitulée sobrement « pédé », qui contient entre autres quelques tubes de ces icônes queers sur lesquels il m’arrive de me trémousser avec enthousiasme. Le nom d’une autre playlist, plus ancienne, sur laquelle figuraient aussi une partie de ces titres en dit long : « Plaisirs coupables ».
Ce n’est qu’à trente-quatre ans donc, dans le genre de période où les lignes bougent par la force des choses, que je m’autorise ma première soirée gay (que je termine – ironie du sort – avec un crush datant d’une quinzaine d’années plus tôt, avec lequel je n’avais rien osé à l’époque), des rencontres plus légères, ma première marche des fiertés, une parole plus libre, une réflexion et un engagement politique autour des questions queers, la participation à des évènements militants pédés, des fringues et des bijoux un peu moins uniformes, un tatouage en forme d’acte manqué [11], et que j’ose enfin souligner mes yeux d’un trait de crayon noir…
M’afficher comme pédé reste malgré tout un jeu subtil, et je me sens souvent pris entre deux courants contraires… Le premier me pousse à laisser des indices visibles (par refus de la honte, mais aussi pour la drague et les autres interactions sociales dans lesquelles il me paraît utile de faire savoir que je suis pédé), quand le second me rappelle l’intérêt de pouvoir repasser rapidement sous les radars (au hasard : pour ne pas me faire casser la gueule). Si la peur de l’insulte n’a pas disparu, elle a perdu beaucoup de sa force, et je découvre qu’avec ces barrières qui lâchent, des changements subtils mais significatifs s’opèrent chez moi. Je me surprends à avoir parfois des gestes considérés comme peu virils (croiser les jambes ou casser le poignet, par exemple) sans les réprimer instantanément par réflexe comme avant. Ces observations m’amènent à penser que les gays les plus visibles ne le sont peut-être pas seulement par des comportements stéréotypés, comme je l’avais toujours cru, mais aussi par leur capacité à s’extraire courageusement d’une autocensure bien enracinée. Fort de cette nouvelle vision des choses, j’apprends progressivement à laisser venir à la surface ce qui veut bien s’y montrer, pour ne plus me contenter d’une vie en sous-marin. Je gagne alors en tolérance ce que je consens à perdre en contrôle, puisque je ne cherche plus à me démarquer à tout prix de ces « folles » tant critiquées et moquées, y compris par de nombreux homos. Tu me dis que j’ai quand même de la chance, que c’est plutôt facile d’être homo aujourd’hui.
Si c’était vraiment le cas, tu ne crois pas que nos amours, nos désirs et nos corps différents s’afficheraient avec un peu plus de décontraction ? N’as-tu pas conscience du nombre de personnes qui s’empêchent de se montrer sous leur vrai jour ? N’as-tu vraiment aucune idée des difficultés rencontrées par celles qui tentent de le faire ? Je ne doute pas que tu aies comme tu me le répètes « des ami·es qui le vivent très bien » mais il faut que tu réalises que ça n’en fait pas une vérité absolue, et de loin… De nombreux paramètres jouent sur la manière dont peuvent se vivre – ou non, justement – les sexualités et identités de genre en dehors des clous : le lieu de naissance et de résidence, le statut social, la couleur de peau, la cisidentité ou la transidentité, l’environnement familial et professionnel, etc. Pour ma part, malgré ma position plutôt privilégiée, je ne me retrouve pas du tout dans ton affirmation, que je prends comme une négation violente de mon vécu personnel. Car si je ressors du placard en ce moment en ouvrant la porte plus grand que jamais, ça n’a pas toujours été facile, et c’est encore loin d’être de tout repos aujourd’hui.
D’abord, le coming out est un passage délicat, qui relève d’un lent processus plus que d’un évènement ponctuel et définitif. Il prend bien souvent la forme d’un aveu plus que d’une affirmation de soi, et demande de prendre son courage à deux mains et de se soumettre au jugement des autres. Les réactions sont variées [12] et peuvent être surprenantes. J’ai eu pour ma part la chance d’être plutôt épargné par la violence lors de mes annonces successives, mais il m’en reste le souvenir de moments marqués par l’angoisse du rejet, la peur de décevoir, et la volonté – vaine – de garder la maîtrise de la propagation de la rumeur. J’ai retrouvé dans une boîte les brouillons de certains de mes coming out adolescents, que je faisais souvent par écrit à cette période. Dans plusieurs de ces lettres, je supplie la personne à qui elle s’adresse de garder mon secret, lui expliquant que sa révélation pourrait avoir « l’effet d’une bombe ».
Même quand cette annonce est bien accueillie, elle confronte souvent aux projections, aux angoisses et aux attentes de nos proches, qui peuvent être légitimes, mais ne sont pas de nature à alléger nos cœurs. Lors de ma première vague de coming out, mon père a par exemple exprimé sa vive crainte des discriminations dont je pourrais faire l’objet, et du risque que je puisse être confronté au SIDA. Ma mère, elle, m’a partagé sa profonde déception à l’idée de voir peut-être s’envoler ses rêves de petits-enfants, lors de la fin de ma « parenthèse hétéro » [13] et de l’annonce de l’arrivée d’un amoureux dans ma vie.
La sortie du placard n’est pas forcément synonyme de levée du silence et du tabou. Dans mon cas, il faudra des années avant que le sujet ne puisse être abordé à peu près naturellement dans nos conversations avec mes parents, tout comme avec certain·es ami·es. Des années à me construire seul ou presque face à mes questions et à mes doutes. À taire mes aspirations amoureuses en ne m’essayant à la drague entre mecs que dans les Sims, et à contraindre mes désirs en les cantonnant à des onglets de navigation privée. À tenter de ne pas faire de vagues et à dépenser une énergie démesurée pour être le meilleur élève possible, espérant sans doute compenser ainsi ma déviance de la norme, acceptée mais passée sous silence. Des années de plus à faire les frais du « stress minoritaire [14] » qui impacte les membres d’une catégorie stigmatisée tout en étant bien souvent largement sous-estimé par le groupe dominant, qui n’a par définition pas l’occasion de l’expérimenter…
Tu n’as manifestement pas non plus idée du nombre de personnes qui restent enfermées dans leur placard, étouffées par la honte, et qui s’interdisent de vivre leurs vies et leurs désirs, ou le font dans le plus grand secret… Les exemples ne manquent pas autour de moi…
Je suis technicien dans le spectacle et au début de ma carrière, j’ai travaillé sur une grosse tournée regroupant de nombreux artistes quelque peu passés de mode… Parmi eux, chaque soir, un de ces vieux chanteurs interprétait fièrement ses succès à la gloire des femmes, et sortait de scène sous les applaudissements et les cris de la foule, avant de laisser tomber le masque dès le rideau passé, et de redevenir le personnage flamboyant et manifestement peu hétéro que nous connaissions en coulisses.
Au cours de mon exploration récente, je rencontre en vacances un garçon ayant un poste à responsabilités dans le monde politique local, la voiture de fonction et la chemise blanche qui vont avec. Il a l’apparence du « parfait hétéro », une éloquence impressionnante et une assurance hors du commun lors de nos rencontres en ville. Pourtant, à l’abri des regards, derrière les rideaux de mon camion, il se révèle être un jeune homme crevant de solitude et portant un secret beaucoup trop lourd… On se voit plusieurs fois, on passe des heures à se parler, à se livrer. Mais à chaque fois que vient l’heure du départ, son attitude et sa voix changent. Il redevient l’homme public, boutonne sa carapace nerveusement, contrôle les environs à travers les vitres, ouvre fermement la portière et part en vitesse, sans même me regarder.
Un autre amant de passage me raconte un jour que son petit frère, homo lui aussi, a fait son coming out avant lui. Il m’explique qu’il a passé des années à le rabaisser, tout en essayant de se convaincre de sa propre hétérosexualité en multipliant les relations avec des filles, avant de sortir finalement du placard à son tour.
Une autre fois, un garçon avec qui j’échange sur Grindr [15] insiste énormément sur son besoin impératif de discrétion. Curieux de bien comprendre l’importance de cet enjeu pour lui, je le questionne un peu, et il m’explique que ses expériences avec des hommes sont un secret absolu, connu de personne. Je lui assure qu’il peut me faire confiance, et il me répond que s’il insiste autant, c’est aussi pour que je ne sois pas surpris. Il ajoute froidement : « Si on se voit aujourd’hui et qu’on se recroise demain par hasard dans la rue, on se connaît pas. »
Je pourrais te parler aussi de cet ami qui a fêté ses soixante-dix ans l’an dernier, et n’a jamais dit à ses proches son homosexualité, qui raconte avoir souvent rêvé d’être hétéro pour avoir une vie plus facile, et qui aujourd’hui encore supporte silencieusement les blagues homophobes de ses petit-neveux aux repas de famille…
Toutes ces histoires racontent à leur manière des vies amputées, empêchées, et déclenchent chez moi autant de tristesse que d’indignation. Elles ne représentent pourtant qu’une part minuscule des violences exercées contre les pédé·es et autres personnes queers. J’adresse une pensée profondément émue à toutes celles qui, ici ou ailleurs, ont été et sont encore humiliées, traquées, piégées, emprisonnées, battues, torturées, lapidées, assassinées, condamnées à mort et exécutées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Ces violences sont le fruit d’une haine aussi difficilement concevable que profondément ancrée, et doivent être dénoncées et combattues partout, et à tout prix.
Si le sort qui nous est réservé aujourd’hui en France est moins terrible qu’à d’autres périodes de l’histoire et dans d’autres endroits du monde, il ne faut pas pour autant sousestimer les graves problématiques auxquelles nous sommes confronté·es ni la pente violente, réactionnaire et fascisante sur laquelle nous glissons lentement. As-tu conscience du nombre de jeunes brutalement mis·es dehors quand leur famille apprend leur homosexualité ou leur transidentité ? À l’heure où je commençais le travail sur ce texte, l’association Le Refuge, censée leur venir en aide et les héberger [16], annonçait avoir quelque 1200 inscrit·es sur sa liste d’attente… D’autres chiffres tout aussi parlants viennent quelque peu contredire ta vision idéalisée du vécu queer… D’après une enquête de 2019 [17], 55 % des personnes LGBTQIA+ ont été exposées au moins une fois au cours de leur vie à une forme d’agression en lien avec leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. Dans son rapport de 2023, SOS Homophobie recensait une victime d’agression tous les deux jours sur l’année 2022, soit une hausse des violences rapportées de 28 % par rapport à l’année précédente, et le dernier rapport [18] confirme la tendance. Comment ne pas évoquer aussi ce documentaire édifiant [19] (découvert au moment où j’expérimentais mes premiers rendez-vous via des applis) dans lequel des journalistes de Mediapart enquêtent sur les guets-apens homophobes qui se multiplient alors dans le pays ? Ils recensent en moyenne un cas tous les trois jours sur l’année 2022, et ces agressions ont souvent des conséquences graves, parfois même mortelles. Elles ne sont pourtant relayées que ponctuellement dans la presse quotidienne régionale, traitées comme de simples faits divers et présentées comme « des affaires de mœurs un peu bizarres qui tourneraient au drame un peu par hasard », comme le déplore Matthieu Foucher, journaliste et militant qui alerte sur le sujet depuis plusieurs années, dans un article au titre aussi efficace que glaçant : « Aujourd’hui en France, on casse encore du pédé ».
Si je m’attarde sur ces attaques visant en majorité des hommes homosexuels ou bisexuels, je me dois évidemment de préciser que les agressions lesbophobes et transphobes ne sont pas en reste : toujours selon le même rapport de SOS Homophobie, elles auraient augmenté respectivement de 27 et de 14 % sur la même période. Mais gardons à l’esprit que tous les chiffres cités ici sont malheureusement largement sous-estimés, ces études et enquêtes souffrant du même biais majeur : une grande partie des victimes de ces violences se refusent encore à porter plainte et à témoigner, dans l’espoir de préserver leur secret, ou par peur de se confronter à des flics très insuffisamment formé·es, et bien souvent homophobes et transphobes…
Aujourd’hui encore, ce silence épais fait de l’homosexualité honteuse un moyen de pression puissant, comme l’illustre la sinistre affaire Perdriau [20], du nom du maire de SaintÉtienne, mouillé dans une sombre histoire de chantage à la sextape (et toujours en poste à l’heure où je publie ce texte, plus de deux ans après les premières révélations sur le sujet). Désirant écarter celui qu’il craignait voir perturber sa carrière politique, il aurait en effet demandé à des collaborateurs de piéger son premier adjoint, père de famille connu pour ses positions conservatrices sur les sujets de société et pour son implication dans la communauté catholique, en lui organisant un rendez-vous avec un escort-boy dans une
chambre d’hôtel parisienne, et en les filmant à leur insu. Si la principale victime de cette affaire est loin d’être un allié politique, cela n’enlève rien au caractère abject du chantage dont il a fait l’objet pendant huit ans, le poussant jusqu’à envisager de mettre fin à ses jours…
Souviens-toi aussi de la bien mal nommée « Manif pour tous », née en 2013 en réaction au projet de loi prévoyant l’ouverture du mariage aux homosexuel·les. Plus de dix ans après, ses cortèges massifs ont laissé chez de nombreuses personnes le souvenir douloureux d’une vague d’homophobie décomplexée et omniprésente, dans les rues comme dans les médias. Un ami me racontait récemment avec émotion comment son compagnon et lui avaient traversé cette période, alors qu’ils élevaient ensemble leur premier enfant dans le centre d’une grande ville. Les petits drapeaux roses et bleus fleurissaient alors sur les balcons, y compris ceux de leurs voisin·es d’immeuble, et le fameux slogan « Un papa, une maman ! » résonnait régulièrement en bas de chez eux. Si une mobilisation d’une telle ampleur n’a pas eu lieu depuis, le mouvement, rebaptisé en « Syndicat de la famille » en 2023, continue aujourd’hui à s’organiser, à essaimer et à déverser ses contre-vérités et sa haine de la différence.
Et c’est sans compter l’homophobie ordinaire, celle qui se niche partout et au quotidien, dans des commentaires faussement inoffensifs et des blagues usées jusqu’à la corde. Si les blessures qu’elle inflige sont moins visibles que celles d’une agression physique, sa force de frappe et son rayon d’action sont largement sous-estimés. Elle agit comme un rappel régulier de la dégringolade dans l’échelle sociale que représente notre déviation des normes, participant directement à la relégation d’une bonne partie de nos vies et de nos histoires à la discrétion et au secret. Un midi, dans un théâtre, les techniciens avec lesquels je travaille – tous des hommes ce jour-là – échangent en riant à propos d’une curieuse histoire de tarte au citron apportée plus tôt par un collègue des bureaux. Son ressort comique ? Tous ceux qui y ont goûté ont certainement dû « donner de leur personne ». Les ricanements vont bon train : « Oh ben lui, qu’est-ce qu’il ferait pas pour avoir sa sucrerie… ». « J’aurais jamais cru ça de lui. » Ils sont hilares, et la blague s’étire sur tout le repas. Moi, j’avale mon casse-croûte en silence, sans savoir comment réagir. Ils me crachent à la figure pendant près d’une heure sans même s’en rendre compte. Ils savent tous que je suis homo, et diraient sans doute pour la majorité d’entre eux qu’ils n’ont aucun problème avec ça. Pourtant, pas un seul ne semble repérer l’homophobie crasse contenue dans cette scène – par ailleurs d’un ennui mortel – ni penser au fait que leurs rires gras puissent me blesser. L’idée que d’autres personnes parmi nous pourraient être concernées elles aussi ne les effleure pas non plus, comme si la participation à ce genre d’épisode faisait d’une hétérosexualité affichée ou présumée une réalité indéniable.
Malheureusement, l’énergie et le sens de la répartie me manquent ce jour-là. Parce que c’est fatigant d’entendre à longueur de journée des mecs faire les mêmes blagues sur les pédales, les tarlouzes et les tapettes, se souhaiter régulièrement d’aller se faire enculer tout en se rassurant sur le fait qu’ils ne sont « pas des pédés », et évoquer ou mimer des actes sexuels considérés comme honteux ou ridicules (sérieusement, d’où leur vient cette obsession pour la sodomie et la fellation ?). Parce que c’est épuisant de leur expliquer une fois de plus que même si leur intention n’est pas de nuire, cette homophobie ordinaire reste de l’homophobie. Que ces comportements sont pour les personnes concernées des petites claques qui, s’ajoutant les unes aux autres, tout au long d’une journée et d’une vie, ont un impact énorme et dévastateur. Qu’en riant ainsi, ils contribuent à nous garder enfermé·es dans le silence, le secret, la honte, et le dégoût de nous-mêmes.
Une autre fois, l’un de ces mêmes collègues lance un tristement banal « Ah ben ça c’est pas un truc de pédé », auquel je réagis par un « Ah ouais… » aussi accusateur que blasé. Pas du genre à s’excuser, il me répond sans se démonter qu’il avait « oublié qu’on pouvait plus dire ça »… Cette réaction, qui pourrait presque le faire passer pour la victime d’une censure insupportable, me paraît aussi classique que gonflée, et elle représente d’après moi une inversion des rôles assez grotesque. La maintiendrait-il s’il réalisait enfin la violence de ces petites phrases et le poids qu’elles ont dans nos vies ? Afficherait-il encore son petit air satisfait s’il prenait conscience des années et de l’énergie que j’ai gâchées à me camoufler pour ne pas être ce pédé, plutôt que de profiter de la vie ? Pourrait-il alors me regarder droit dans les yeux et me dire qu’il a autant à y perdre en renonçant simplement à les prononcer ? Il n’a malheureusement pas l’air de saisir l’enjeu ni de mesurer le poids de cette homophobie omniprésente, pas plus que celui de bien d’autres formes d’oppression d’ailleurs, qui ne le concernent pas et semblent être pour lui des sujets de vannes plus que de réflexion…
Bien loin de ces considérations, il enchaîne : il est désolé mais « le monde peut pas changer en cinq minutes ». Ma réaction est aussi vive que spontanée : « Non mais t’inquiète, on attendra encore un peu ! ». Il n’a manifestement pas non plus conscience de notre histoire, de la lenteur des progrès, ni de l’énergie qu’il a fallu à des générations de militant·es pour arracher des avancées. Sait-il que le « crime de sodomie » menait au bûcher jusqu’en 1791 ? N’a-t-il pas appris que des milliers d’homosexuel·les avaient péri dans les camps de la mort pendant la deuxième guerre mondiale ? Sait-il que l’homosexualité était décrite en France comme un « fléau social » [21] dans une loi de 1960, et qu’elle ne quittera la liste des maladies mentales qu’en 1981 ? Qu’il faut attendre cette même année pour que soit dissout le « Groupe de contrôle des homosexuels », équipe policière surnommée « brigade des pédés », qu’elle fichait et harcelait quotidiennement ? Que l’homosexualité n’est « dépénalisée » [22] qu’en 1982 ? Qu’il faut attendre 1990 pour que l’OMS la sorte à son tour de la liste des maladies mentales ? Que le premier coming out d’un homme politique français connu n’aura lieu qu’en 1998 ? Que la reconnaissance officielle de l’union de deux personnes du même sexe n’est rendue possible qu’en 1999 avec la loi sur le PACS, et qu’il faudra attendre quatorze années supplémentaires pour obtenir l’égalité face au mariage ? Que les insultes homophobes ne sont pénalisées par la loi que depuis 2004 ? Que les personnes trans étaient systématiquement stérilisées avant leur transition médicale jusqu’en 2017 ? Que jusqu’à cette même année, les mort·es infecté·es par le VIH n’avaient pas droit aux soins permettant de préserver dignement les corps pour les rites funéraires, et ce en application d’une loi de 1985, votée au plus fort de l’épidémie et restée en vigueur malgré l’avancée des connaissances ? Que les transidentités restent considérées comme des maladies mentales par l’OMS jusqu’en 2019 ? A-t-il saisi que les couples de lesbiennes n’ont accès à la PMA (Procréation Médicalement Assistée) que depuis 2021, et que les personnes trans en sont encore exclues ? Est-il au courant qu’il a fallu attendre 2022 pour que les questionnaires préalables au don du sang ne fassent plus référence à l’orientation sexuelle, et pour qu’une loi tente d’interdire les odieuses thérapies de conversion* ?
Malgré ces avancées, rien n’est malheureusement jamais acquis, et le climat actuel laisse peu de place à l’optimisme ! Comment faire face à la stratégie [23] du Rassemblement National, draguant l’électorat gay et lesbien avec son discours homonationaliste* ? Que dire de la scandaleuse opération de pinkwashing* orchestrée en 2024 autour de la nomination de Gabriel Attal, présenté fièrement comme le premier Premier ministre ouvertement gay ? Il déclarait pourtant en 2018 à propos de l’homosexualité avoir « toujours considéré qu’on pouvait l’assumer sans la revendiquer », se demandait « si la porter comme une bannière ne contribuerait pas à en faire un truc anormal », et a fait entrer dans la composition de son gouvernement de nombreuses personnalités issues de la droite « Manif pour tous ». Que penser du choix de Michel Barnier pour lui succéder, lui qui avait voté contre la « dépénalisation » en 1982 ? Que dire de cette loi interdisant toute transition de genre aux mineur·es [24] et de la publication du pamphlet transphobe « Transmania » [25] ? Comment réagir face à la panique morale déclenchée par des collectifs ultraconservateurs autour de l’éducation à la vie affective et sexuelle à l’école, et à la diffusion de leurs fake news ? Comment ne pas prendre peur face à des groupes de fachos qui semblent de plus en plus déterminés et décomplexés, se mobilisant pour faire annuler des évènements [26] et n’hésitant pas à s’attaquer à des centres LGBTQIA+ [27], à des antennes du Planning Familial [28] , ou à des locaux militants [29] ? Comment ne pas frémir en découvrant les propos de ce proche de Bardella qui, en garde à vue, se réjouissait d’une possible victoire du RN aux législatives de 2024 par ces mots : « Vivement dans trois semaines, on pourra casser du pédé autant qu’on veut » [30] ?
Si cet état des lieux est déjà extrêmement sombre, la situation et les reculs spectaculaires observés ailleurs dans le monde nous prouvent malheureusement que nous pouvons glisser encore. Pensons aux soixante-neuf états réprimant l’homosexualité, et aux onze d’entre eux dans lesquels les relations homosexuelles sont encore passibles de la peine de mort [31]. Aux « zones sans idéologie LGBT » décrétées en Pologne [32] . Aux peines de prison requises contre les homosexuel·es, les personnes trans, et contre les militant·es défendant leurs droits en Russie [33] , où une publication comme celle-ci serait considérée comme de la « propagande LGBT » et sévèrement punie. Pensons aux mères lesbiennes que Giorgia Meloni a tenté de destituer de leurs droits parentaux en Italie [34]. Pensons évidemment à ce qui se passe aux États-Unis au moment où je termine l’écriture de ce texte, avec le retour au pouvoir de Trump qui, obsédé par « l’idéologie woke* », a en quelques jours seulement signé des décrets niant l’existence des personnes trans, mettant fin aux programmes de diversité et d’inclusion, et interdisant l’utilisation de fonds fédéraux pour « promouvoir l’idéologie de genre ». Pensons à toutes les multinationales qui l’ont suivi, sentant le vent tourner. À Mark Zuckerberg, à la tête de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), qui appelle à « plus d’énergie masculine » et autorise dorénavant sur ses réseaux sociaux à considérer les questions de genre et d’orientation sexuelle comme des maladies mentales. Au terrifiant Elon Musk, homme le plus riche du monde et désormais associé de Trump, qui utilise sa fortune pour influencer la politique internationale, en soutenant par exemple le parti d’extrême droite allemand AFD. Qui contrôle une partie de l’accès à Internet avec ses satellites Starlink et définit arbitrairement le fonctionnement de l’algorithme de X, un autre réseau social de premier plan, dont il a décidé de déplacer le siège de la Californie vers le Texas en réaction à une loi sur les élèves transgenres. Qui explique avoir renié sa fille, estimant qu’elle a été « tuée par le virus woke ».
Ces listes sinistres ne sont évidemment pas exhaustives. Devenues obsolètes à plusieurs reprises au cours de l’écriture de ce texte, elles le sont sans aucun doute à nouveau au moment où tu lis ces lignes. Mais peut-être t’auront-elles malgré tout donné un autre éclairage sur ce que tu semblais voir comme des vies à l’abri des menaces… Tu me dis que chacun fait bien ce qu’il veut de ses fesses, mais que ça regarde personne et que c’est pas la peine d’en faire tout un plat, ni de basculer dans le communautarisme.
Tu crois sans doute faire preuve d’ouverture d’esprit avec ce genre de discours, mais ce que j’entends en creux, c’est que j’en fais trop, et que je vais trop loin. Je pense pourtant au contraire que je reste encore relativement sage, et que la clandestinité de nos vies a bien assez duré. Qu’on a perdu suffisamment de temps à se cacher dans les angles morts pour regarder passer nos existences. Les règles morales et sociales en vigueur m’empêchent depuis trop longtemps de vivre mon intime librement, et il devient aujourd’hui pour moi indispensable et urgent de le mettre en avant, quitte à te déplaire ou à susciter chez toi de l’inconfort. Je ne réclame plus le droit à l’indifférence, dont le prix à payer est une normalisation que je sais désormais mortifère, mais bien celui à vivre ma différence avec plus de liberté.
Tu as peut-être la chance de ne pas être entravé·e dans tes désirs, dans tes amours, ou dans ta manière de vouloir t’afficher au monde, mais il faut vraiment que tu comprennes que si ton cas est répandu, il est loin d’être universel ! D’après une étude parue en juin 2023, 10 % de la population française s’identifie comme « personne LGBT+ » [35]. As-tu déjà pensé que ton garagiste est peut-être pédé, ta grand-mère lesbienne, et l’enfant de ton meilleur pote trans ? Il ne s’agit pas de gros mots ni de détails, mais bien de réalités possibles, auxquelles il faut laisser la place d’exister. Parce que nos vies comptent.
Tenter de saisir les réalités qui ne sont pas les siennes demande des efforts importants, et l’acceptation passive ne suffit pas. Pour être un·e véritable allié·e, il te faudra t’intéresser sincèrement à ce qu’impliquent et révèlent nos différences, et si tu as la flemme de comprendre, on risque d’avoir la flemme de t’expliquer… Mais je suis prêt à parier que si tu joues le jeu, tu réaliseras qu’au fond, tout ça te concerne bien plus que tu ne le pensais, et que les normes qui emprisonnent les pédé·es et autres minorités empoisonnent la société tout entière.
Je voudrais qu’aucun·e gamin·e ou ado n’ait à emprunter le même chemin que le mien. Et je suis persuadé qu’il aurait été moins sinueux si j’avais eu plus d’exemples de pédé·es véritablement accepté·es autour de moi, et dans la vie publique. Faute de mieux, je me suis bricolé des repères pourris à base de vide, de fantasmes sur des personnages à la masculinité grotesque (mes tout premiers émois avaient pour objet Tragicomix, le mec de Falballa dans Astérix et Obélix, et John Smith, celui de Pocahontas), de représentations pédées honteuses (j’ai redécouvert avec horreur le film « Le père Noël est une ordure », qui a marqué mon enfance, et j’ai des souvenirs de canulars téléphoniques dégueulasses sur la « radio libre » de Skyrock, qui a accompagné une bonne partie de mon adolescence), d’images pornographiques – hétéros – découvertes au fin fond des CD-ROMs accompagnant les magazines d’informatique de mon père, puis d’autres sur Internet, où je trouvais aussi des textes érotiques au style plus ou moins fin, et où j’ai eu des discussions parfois bien hasardeuses… Parce qu’on fait avec ce qu’on a. Avec ce qu’on trouve au fond du placard. Dans une période de la vie aussi charnière, où se jouent et se construisent tant de chose, l’absence de figures d’identification positives entretient la sensation d’être seul·e et inadapté·e, et peut devenir la source d’une profonde détresse. Une enquête étatsunienne [36] a montré que 45 % des jeunes LGBTQIA+ avaient envisagé une tentative de suicide en 2022 (chiffre en augmentation depuis plusieurs années), 73 % souffraient d’anxiété, 58 % présentaient des symptômes de dépression.
Tu n’as pas idée de la bulle d’oxygène et d’espoir que constitue la découverte de représentations auxquelles on peut enfin s’identifier, quand on a l’impression d’être condamné·e à vivre dans un monde qui n’est pas taillé pour soi. À seize ans, je découvrais pour ma part le film « C.R.A.Z.Y. » [37] , qui raconte l’histoire d’un jeune homme questionnant sa sexualité dans un contexte familial globalement peu ouvert sur le sujet. J’en garde un souvenir extrêmement ému, en partie dû à mon énorme crush sur le personnage de Zach, interprété par Marc-André Grondin. Mais aussi et surtout parce qu’enfin une histoire parlait un peu de ce que je pouvais vivre et ressentir, dans mon coin. C’est mes parents qui m’avaient emmené le voir, et nous étions accompagné·es d’un ami à eux, homo. Et même si je n’ai su attraper aucun des deux bouts de ce qui était sans doute une perche de leur part, ce soir-là je me suis senti un peu moins seul, et mon imaginaire s’est gonflé de possibles.
Près de vingt ans plus tard, les représentations LGBTQIA+ sont plus nombreuses et variées, mais la société s’organise toujours très largement autour du couple hétéro et de la famille nucléaire* qu’il est voué à engendrer. Comme l’a théorisé la philosophe Monique Wittig [38], figure du lesbianisme politique, dès la fin des années 70, l’hétérosexualité n’est pas seulement une préférence sexuelle. C’est aussi un système politique qui régit notre société et nous empêche de penser en dehors des catégories binaires « homme / femme » et des caractéristiques qu’on leur associe. Les trajectoires alternatives, quand elles ne sont pas traitées avec violence ou mépris, sont encouragées à tendre vers la norme, pour se rapprocher de l’acceptable.
Paradoxalement, cette hétéronormativité est aussi rigide et omniprésente que difficile à rendre visible, tellement elle est ancrée dans nos vies et nos esprits. Malgré mon homosexualité, il m’aura moi-même fallu des années pour commencer à ressentir son poids dans ma vie, et son influence sur ma trajectoire. L’exercice est d’autant plus délicat quand on s’adresse à des personnes non concernées, qui n’ont aucune occasion, aucune urgence, ni aucun intérêt à la remettre en cause. Une petite histoire tirée d’un livre [39] illustre assez bien cette difficulté. Je l’ai découverte en écoutant le podcast « Kiffe ta race », qui s’attaque au racisme et au privilège blanc, une notion tout aussi difficilement admise, pour la même raison… Ce sont deux petits poissons qui nagent et rencontrent un troisième poisson, qui leur dit : « Salut, les gars. L’eau est bonne ? ». Les deux continuent à nager, puis, un peu plus loin, l’un d’eux s’arrête, regarde l’autre et lui demande : « Mais… C’est quoi, l’eau ? »
L’hétéronormativité, c’est quand tu ne demandes pas à ce garçon s’il est amoureux, mais s’il a une amoureuse. C’est quand un livre pour enfants qui raconte l’histoire – vraie – de deux pingouins mâles qui élèvent un bébé déclenche une incroyable levée de boucliers. C’est quand tu rejoins ton chéri au resto et que le serveur t’accueille en disant « Ah oui pardon, je m’attendais à une dame. » C’est quand certains voisins mettent plusieurs semaines à bien vouloir comprendre que ce n’est pas une coloc mais bien un couple d’hommes qui s’installe à côté. C’est quand tu t’es séparé, que ton mec a quitté la maison et qu’un de ces voisins, qui l’avait identifié comme le bricoleur du couple (autrement dit : l’homme), s’inquiète auprès d’un autre de savoir qui va tondre le jardin. C’est quand une voisine ayant eu vent du ragot vient te voir à son tour pour te conseiller de trouver une femme, estimant que « ce serait quand même mieux ». C’est quand tout ce qui ne relève pas du sexe hétéro monogame est considéré au mieux comme sulfureux, au pire comme dégueulasse. C’est quand tout le monde est quand même bien curieux de savoir qui pénètre qui, et quand ces deux catégories (pénétré / pénétrant), héritées de l’hétérosexualité et des places bien définies de l’homme et de la femme, obsèdent et organisent aussi une grande partie du monde gay. C’est quand l’infirmier en charge de la préparation de ton examen rectal te glisse avec un air de connivence évidente que « c’est jamais bien agréable de se faire mettre quelque chose dans les fesses ». C’est quand les cinéastes représentent des scènes de cul entre personnes du même sexe aussi réalistes qu’un tableau de Kandinsky. C’est quand, même quand tu promènes ton chien au parc, il y a des gens pour s’offusquer de voir deux mâles se monter dessus…
En réalisant l’ampleur de cette hégémonie hétéro, et avec le remue-ménage que cette prise de conscience a engendré dans ma vie, je me sens de plus en plus régulièrement en décalage avec une partie du monde. Peut-être que c’est inévitable, et que les coups de pioche donnés pour déconstruire une norme ont pour triste effet collatéral de creuser le fossé qui nous sépare des personnes qui l’ignorent et s’y adaptent avec moins de peine… Jusqu’à cette révolution intérieure, je n’avais presque que des ami·es cishétéros. Ce sont encore pour la plupart des personnes chères à mon cœur, mais si une grande partie de nos valeurs restent communes,
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