Dans mon sixième texte abordant la question du burn-out et les manières de le surmonter, j’avais écrit sur le patriarcat et la fatigue que ça entraîne chez moi. J’y listais différentes expériences qui avaient été épuisantes et désespérantes – expériences vécues dans le milieu militant [1] en tant que femme (cis) [2].
Ce texte-ci a été difficile à écrire, mais nécessaire. J’ai tellement d’ami-e-s [3] et de camarades que J’ADORE qui sont issu-e-s de la classe moyenne, et ce texte n’est dirigé contre personne. Il est l’aboutissement de nombreuses années passées à militer dans différents projets, au sein desquels j’ai vécu des frustrations similaires. Il est aussi l’aboutissement de nombreuses conversations avec des potes et des militant-e-s issu-e-s de la classe ouvrière qui ont ressenti la même chose.
Il est important de noter que j’écris ceci en tant que femme blanche cis vivant en Angleterre [4] (!!) et je suis consciente de l’immense privilège que cela me donne. Je crains que ce texte n’entraîne des réactions brutales, aussi je demande aux personnes issues de la classe moyenne chez qui ce texte appuierait sur des cordes sensibles d’éventuellement en parler avec d’autres personnes issues de la même classe qu’elleux et de ne pas m’envoyer d’e-mail. S’il-vous-plaît, pour une fois, ne faites qu’écouter et réfléchir, tout simplement. Je me sens trop en burn-out et je traverse trop de douleurs physiques pour pouvoir encore écouter, prendre sur moi ou répondre à des personnes issues d’une classe qui pense que tout lui est dû.
À la fin de ce texte, j’ai fait la liste des traits de caractère d’ami-e-s et de militant-e-s issu-e-s de la classe moyenne qui ne me font pas péter une case.
Bon, advienne que pourra…
Ce qui me fatigue quand je milite avec des camarades issu-e-s de la classe moyenne :
- Cela me fatigue d’entendre parler de la classe ouvrière comme d’une masse homogène. C’est frustrant et dérangeant d’entendre supposer que certaines choses sont de classe moyenne et que d’autres ne le sont pas (il s’agit en général d’horribles suppositions et de stéréotypes culturels). De même, c’est condescendant et élitiste de parler des personnes de la classe ouvrière en les nommant « ordures », « moutons » ou « masses lavées du cerveau ». À l’inverse, c’est tout aussi problématique de parler de comment on peut « toucher » la classe ouvrière.
- C’est fatiguant d’entendre comment certains aspects de la culture de la classe ouvrière sont idéalisés de manière romantique, étant donné que grandir avec zéro thunes et zéro stabilité financière est sans doute un des trucs les moins romantiques de tous les temps.
- C’est complètement enrageant d’entendre parler des personnes issues de la classe ouvrière comme si nous étions le problème, comme si nos choix de vie étaient les déterminants de différentes formes de souffrance systémique. C’est politiquement naïf et dangereux.
- Fétichiser la pauvreté, comme si c’était un jeu ou une aventure (qui se rappelle avoir lu Evasion [5] ?) est une insulte envers les personnes qui n’ont pas d’autre choix. Me sentir jugée parce que je veux un gagne-pain afin de ne pas devoir revivre l’enfer de ne pas avoir à manger dans le frigo, c’est fatiguant. Contrairement aux personnes issues de la classe moyenne, nous n’avons pas de filet de sécurité. Nous ne pouvons pas jouer à l’anarchiste pauvre et romantique pendant 10 ans et puis hériter d’une propriété. Flirter avec la pauvreté comme choix de vie n’est pas la même chose que de grandir dans la pauvreté.
- Les personnes issues de la classe moyenne interagissent souvent avec la lutte comme si c’était un jeu. Tu peux cueillir et choisir tes campagnes et tes thématiques. Tu peux décider quand arrêter et quand prendre du recul. Tu peux te payer le luxe moral de te concentrer sur certains thèmes, et tu peux juger comme étant réformiste tout ce qui fait une vraie différence dans nos vies, comme par exemple les syndicats, les luttes pour le logement, l’accès à la nourriture, le soutien aux prisonniers, etc.
- L’une des expériences les plus déshumanisantes à vivre est celle d’être traitée comme une sorte de sujet/objet d’étude pour les universitaires. Il m’est déjà arrivé de littéralement quitter en pleurs une conférence sur le thème des prisons. C’est vraiment complètement naze d’être utilisé-e comme alibi ou comme opportunité d’avancement de carrière. Cela m’a dégoûtée du monde universitaire à jamais (dieu merci il n’y a pas de porte d’entrée pour moi dans ce monde là de toutes façons).
- Tu présumes que je vais être – ainsi que d’autres personnes issues de la classe ouvrière – branchée par tes projets, tes campagnes et tes initiatives, alors qu’elles ne sont pas en rapport avec nos vies. Nous faisons face à des barrières beaucoup plus hautes lorsque nous cherchons à militer et pourtant, pour une raison ou une autre, on s’attend à ce que nous fassions des tonnes de boulot en plus, alors que notre vie est déjà un putain de challenge en terme de survie au jour le jour. Aucunes structures de solidarité ne sont mises en place pour nous permettre de participer (par exemple : frais de voyage, crèche et garderie, nourriture aux rencontres etc).
- De manière générale, nous militons en plus de tout un tas d’autres défis que tu n’auras vraisemblablement pas dans la vie. Par exemple, nous pouvons nous occuper d’un-e proche dépendant-e, être parents, ou soutenir des potes en prison. Ou bien nous pouvons être en train de nous remettre d’un trauma ou des désagréments généraux entraînés par l’alcool, l’abus de drogues, par des violences conjugales etc. que tu n’auras pas vécu (j’ai conscience que toutes les personnes issues de la classe moyenne n’ont pas eu une chouette enfance – j’essaye juste de mettre en lumière un schéma classique).
- La plupart du temps, tu juges nos choix de vie et prend des positions de supériorité morale. Je pense qu’une de mes études scientifiques favorites était celle qui a démontré que les personnes allocataires sociales avaient une empreinte carbone moindre que les consommateurs et consommatrices éthiques issu-e-s de la classe moyenne.
- C’est éreintant et frustrant quand tu rejettes de potentiel-le-s camarades à cause de leur manière de parler, de leur milieu socio-culturel ou de leur façon de se comporter et que tu oublies que cela prend du temps d’apprendre/de désapprendre des comportements. Si je n’avais pas une estime de moi-même aussi forte, cela ferait déjà longtemps que j’aurais abandonné tous ces mouvements.
- C’est aliénant et affaiblissant quand les personnes d’un groupe – dans lequel la majorité est issue de la classe moyenne – discutent de vécus comme si ceux-ci étaient complètements universels et normaux. Une fois, j’ai passé un week-end entier avec des gens qui parlaient sans arrêt de quel prochain voyage international ils allaient faire. Franchement, c’est comme si on vivait sur des planètes totalement différentes.
- Un schéma classique que j’ai observé au cours de ces 15 dernières années, c’est que les personnes issues de la classe moyenne ont plus de chances de faire « du bénévolat à l’étranger » ou d’autres trucs sexys et excitants de ce genre, comme d’embarquer sur le Sea Shepherd [6] , ou d’aller vivre dans une occupation dans les arbres à l’autre bout de la planète. Ou de participer à d’horribles projets coloniaux comme d’aller en Afrique pour peindre des murs d’école ou d’autres trucs du genre. Au Royaume-Uni, il y a un manque constant de participation sur le terrain, dans tous les projets de base ou locaux [7] et, une fois de plus, ce sont les militant-es- issu-es de la classe ouvrière qui se retrouvent seul-e-s à tout tenir à bout de bras (et après, iels se font juger pour manque de radicalité, ha !).
- Tu choisis de t’investir dans des projets et des groupes sur base de tes besoins et de tes désirs. Tu capitalises les opportunités qui boostent ta carrière et ton égo, ou tu les utilises pour ta propre auto-promotion (tout comme les universitaires qui apposent leur nom au bas de cartes blanches dans la presse).
- Les personnes issues de la classe moyenne ont tendance à dominer les rencontres, particulièrement les rencontres et rassemblements qui ont lieu lors d’événements publics. Ce sentiment que tout leur est dû est énorme, elles pensent que le monde entier doit entendre leur opinion et qu’elles ont toutes les réponses. Et écouter, t’as déjà essayé ?
- Les personnes issues de la classe moyenne ont tendance à dominer les mouvements et à perpétuer une posture privilégiée de non-violence. J’ai été à des rassemblements, des campements de protestation etc. qui ressemblaient plus à une béate et maladive communion avec la police et le pouvoir en place qu’autre chose.
- C’est super fatiguant d’entendre des commentaires négligeants sur notre manière de parler, d’écrire ou sur notre grammaire de la part de personnes issues de la classe moyenne. Tout le monde n’a pas eu accès au même niveau d’éducation, alors essaye d’être en soutien et pas un connard ou une connasse toujours prompt-e à critiquer les autres.
- C’est vraiment condescendant quand tu parles comme si on manquait d’intelligence, sous prétexte qu’on n’aurait pas de diplôme et tout et tout. Au cours de mes jeunes années de militance, tu ne peux pas imaginer le nombre d’hommes de classe moyenne qui m’ont expliqué des trucs en supposant que je n’y comprenais rien. Arggghhh.
- Face à la répression, tu joues la carte de tes privilèges. Que ce soit via des certificats de moralité venant de personnes que tu connais qui sont dans la même position de privilège que toi, ou simplement en ayant dans ta vie du soutien financier, ce qui signifie que tu peux te concentrer sur le travail légal. Tu ne penses pas aux répercussions que cela peut avoir sur les personnes qui ne peuvent pas jouer cette carte.
- Les personnes issues de la classe moyenne ont tendance à perpétuer certains paradigmes, particulièrement des visions new age du monde. Désolée, mais les personnes issues de la classe ouvrière ne sont pas responsables des abus et de la pauvreté qu’elles subissent. C’est sûr, penser positif, penser en terme d’abondance etc, c’est certainement très utile, mais cela ne serait-il pas plus utile si tout le monde participait pro-activement à des luttes pour restructurer économiquement et socialement la société ? Peut-être que tu peux coller ça comme idée sur ton tableau d’inspirations [8] ?
- Même la manière dont on prend soin de soi est influencé par la classe. Tous le monde ne peut pas aller squatter dans un pays ensoleillé, se payer de la nourriture décente ou avoir le temps d’aller à un cours de yoga. Et pourtant, la responsabilité de prendre soin de soi repose sur les épaules des individu-es - ce n’est pas pris en charge collectivement.
- Et pour finir, ce que j’ai observé encore et encore chez les personnes issues de la classe moyenne, c’est ce besoin intrinsèque de censurer, contrôler et pacifier les émotions. Les gens ont une peur très profondément ancrée du conflit. Un peur profonde de perdre leur position ou de perdre le contrôle. C’est comme quand on nous dit d’être moins en colère aux manifs, moins émotionnel-le-s lors de rencontres, voire carrément d’être plus sérieux ou sérieuse. ARRETEZ DE ME DIRE COMMENT JE DOIS RESSENTIR LES CHOSES. Quand tu as eu sur ton dos toute ta vie des profs, des assistant-e-s sociaux/ales, des maton-ne-s, des contrôleurs/euses judiciaires, etc. qui t’ont traité-e comme de la merde et t’ont dit comment tu devais ressentir les choses (et comment tu devais te comporter), tu n’as vraiment pas besoin de voir ce même genre de comportements-type classe moyenne dans les collectifs où tu t’impliques, justement là où on essaye de lutter pour une manière différente de vivre.
Mais qu’est-ce que tout ceci a à voir avec le burn-out ?
- C’est EREINTANT de devoir se frayer un chemin en permanence à travers tout ça.
- C’est affaiblissant, isolant et aliénant de se sentir toujours en dehors de certains groupes ou endroits.
- C’est difficile de se sentir soutenu-e par des personnes qui ne partagent pas ta réalité. La distance se creuse avec des personnes, des groupes et des réseaux, et tu as plus de chances de faire un burn-out ou d’abandonner.
- Lutter contre l’Etat - ou quel que soit ton domaine d’engagement, c’est déjà assez dur comme ça sans devoir se frayer un chemin dans le dédale causé par les personnes de classe moyenne, qui ont le sentiment que tout leur est dû.
- Les mouvements échouent à t’offrir quoi que ce soit qui puisse améliorer ta vie de manière concrète ou rendre la survie face au capitalisme plus facile.
Comme je l’ai dit au début de ce texte, je milite pourtant avec des camarades issu-e-s de la classe moyenne que j’adore. J’ai essayé de penser à ce qui les rendaient différent-e-s :
- Iels admettent complètement leur privilège. Iels sont honnêtes à ce propos. iels se moquent d’elleux-mêmes. Iels n’essayent pas d’être quelque chose qu’iels ne sont pas.
- Iels sont empathiques sans être dans le jugement ou condescendants. Iels ne prétendent pas avoir vécu une autre vie que celle qu’iels ont effectivement vécue.
- Iels prennent des risques et font du travail de première ligne, ce qui met en danger leur privilège. Iels ne s’attendent pas à ce que ce travail soit de la responsabilité de quelqu’un d’autre. Iels font également le travail chiant en coulisse.
- Iels mettent en jeu leur privilège pour soutenir les autres. Cela peut être en prêtant de l’argent, ou en offrant temporairement un logement gratuit. Ou cela peut être d’épauler quelqu’un-e pour l’aider à améliorer son style d’écriture etc.
- Iels sont conscient-e-s de leur discours et de leur comportement, de comment iels expriment les choses etc. afin qu’elles ne soient pas offensantes.
- Iels ne dominent pas les rencontres ou les mouvements, et ne pensent pas qu’iels ont toutes les réponses.
- Iels se bougent pour que les événements soient organisés de manière à permettre à tout le monde de participer (par exemple : prise en charge des enfants, coûts des trajets). L’énergie ou les contributions des personnes ne sont pas prises pour des acquis.
Dans mon prochain texte, j’espère écrire plus à propos de ce que je considère comme nourrissant ou épuisant dans le fait de militer, afin que nous puissions tous-tes commencer à créer des manières plus libératrices et régénératives de travailler ensemble. Merci beaucoup d’avoir lu ceci.
Nicole Rose
Le titre original de ce texte est « Overcoming Burnout, part 9 – When class is a struggle ». Il a été traduit de l’anglais vers le français en octobre 2017. Toutes les notes sont de la traduction.
Ce texte est tiré du livre Overcoming Burnout (Surmonter le burn-out) écrit par Nicole Rose et publié en 2019. Tous les textes de ce livre ont d’abord été diffusés en ligne sous forme de blog au cours de l’année 2016 – pour parler de lutte, de répression, de burn-out, de trauma, de maladie chronique et de guérison.
A propos du livre : "S’organiser avec d’autres pour la libération humaine, animale et terrestre peut être une des expériences de vie les plus enpouvoirantes. Mais cette résistance en première ligne s’accompagne de risques pour notre santé physique et émotionnelle – ce qui peut amener beaucoup de gens à s’épuiser et à abandonner complètement les luttes sociales. Ce livre est à propos du burn-out et de son dépassement ; il fait le lien entre le voyage de guérison de l’autrice et des forces systémiques plus vastes – tels que le classisme, le sexisme et les dynamiques de pouvoir au sein des collectifs, la pauvreté, la maladie chronique et le validisme, ainsi que sur la peine et le trauma suite à la prison et la répression d’État. Ce livre est un appel à créer des modèles d’entraide mutuelle et de soin collectif. A la fois profondément personnel et intensément personnel, c’est un livre à lire absolument pour toute personne engagée dans des luttes militantes."
Pour plus d’infos sur le livre, c’est ici.
Pour lire les premières pages du livre (en anglais), c’est ici.
Pour plus d’info sur l’autrice et ses projets, c’est ici.
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